Diagnostic sur la situation des abattoirs bretons.
En tant que végétarien sensible au bien-être animal sans être militant de cette cause, je ne suis pas personnellement un chaud partisan de l'élevage et de l'abattage intensifs du fait de la souffrance animale qu'ils impliquent, des conditions de vie dénaturées et terribles que l'on réserve souvent à ces bêtes (particulièrement les poulets et les porcs) considérées comme de simples euros sur patte ou des machines à produire en un minimum de temps de la viande commercialisable. Par ailleurs, la consommation de viande dans les pays occidentaux et riches est très certainement excessive, participant à la mise en difficulté des agricultures vivrières du sud (à cause de l'accaparement des terres pour produire des céréales, oléagineux et protéagineux qui servent d'aliment pour des élevages industriels hors sol), à la faim dans le monde, à la production de gaz à effet de serre (du fait des transports des aliments et des bêtes abatues, mais aussi des pets de vache...). Cette consommation excessive a pour contrepartie une consommation de viande de qualité dégradée et des ennuis de santé.
Toutefois, se sentir concerné par le sort des bêtes, de notre éco-système et de notre santé, n'empêche pas d'être solidaire des hommes qui triment et craignent de perdre leur gagne-pain.
La Bretagne abat et découpe près des deux tiers des cochons français (14 millions de porcs abattus en 2011). A la mi-janvier, le Syndicat National du Commerce du Porc, représentant des entreprises, a annoncé 100 millions d'euros de perte dans le secteur des abattoirs de porcs, arguant ainsi d'une menace sérieuse pesant sur une partie des 20.000 emplois de la filière porcine. Nationalement, beaucoup de petits abattoirs, et particulièrement les abattoirs publics (tel celui du Faou dans le Finistère), sont menacés de fermeture
Qu'est-ce qui explique ces mauvais résultats selon les abatteurs bretons (Coperl, Bigard, Gad, Jean Floc'h, Kermené-Leclerc), les chambres d'agricultures et la presse régionale qui se fait volontiers le relai docile de la communication des gros intérêts de l'agriculture productiviste (comme d'ailleurs le Conseil Régional la plupart du temps)?
D'abord, la concurrence faussée avec les abattoirs allemands qui emploient des ouvriers polonais ou romains payés avec les salaires et les cotisations sociales dérisoires de leur pays d'origine et la concurrence avec l'Espagne où le coût du travail et les normes sociales sont beaucoup moins élevés, ces deux pays qui tendent à augmenter considérablement leur production.
On met en avant le fait que « la moitié de la matière première du jambon cuit (vendu en France) vient d'Espagne tandis que de la viande fraîche débarque sur les étals » (Ouest-France, 19 janvier 2012). Dans les plats cuisinés vendus en France, la viande vient souvent du Brésil. Nos abattoirs de poulets sont soumis à la même concurrence internationale intense mais ils peuvent difficilement plaider en faveur d'un protectionnisme dans la mesure où 80% des volailles abattues, dans une entreprise comme Tilly à Guerlesquin, partent à l'exportation (au Maghreb, au Yemen, en Arabie Saoudite).
Comme les prix de vente baissent, la solution trouvée par les industriels pour maintenir la profitabilité est d'augmenter le nombre de bêtes abattues et commercialisées (Doux tue par exemple 1 millions de poulets par jour dans ses abattoirs de Chateaulin, Plouay, et de Vendée quand Tilly en tue 270.000 par jour), augmentant ainsi les commandes vis à vis des éleveurs engraisseurs, ce qui contribue probablement à faire chuter un peu plus les prix.
Les entreprises d'abattage comme Doux (Père Dodu) peuvent connaître des difficultés conjoncturelles, elles n'en restent pas moins hautement profitables : 1,5 milliard d'euros de chiffre d'affaire en 2008. Charles Doux était la 151ème fortune française en 2009, avec un patrimoine personnel estimé à 200 millions d'euros. Cette rentabilité a un prix: le volailler a fermé plus de 10 usines ou abattoirs en 15 ans (cf l'article d'Erwan Seznec sur « la revanche du capitalisme familial » dans l'Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, éditions La découverte). « La plupart, ajoute Erwan Seznec dans l'article mentionné, étaient encore viables, à l'image de celles de Châtelet (Cher) et Pleucadec (Morbihan) en juillet 2008, qui employaient un total de 647 personnes. Parallèlement, il n'a cessé de créer des emplois au Brésil, où la main d'oeuvre est moins coûteuse. Les salaires sont pourtant tout sauf mirobolants dans le secteur agroalimentaire en France. Et les usines Doux ont la réputation d'être encore en dessous de la norme -237 de ses salariés ont d'ailleurs gagné contre leurs employeurs aux prud'hommes de Quimper en mai 2009, dans une affaire de non-paiement des heures supplémentaires; Doux avait décidé de ne plus rémunérer la pause quotidienne d'une demi-heure accordée aux ouvriers ». Modèle de réussite à l'exportation, Doux doit cette réussite à un pillage méthodique du contribuable européen au nom de la compétitivité dans un marché dérégulé et de l'emploi. Le groupe a décroché 63 millions d'euros d'aides publiques entre octobre 2007 et octobre 2008 au titre des « restitutions à l'importation ». Comme les cours européens sont supérieurs aux cours mondiaux, les entreprises vendant leur production hors UE touchent des aides, qui leur permettent d'être plus compétitives. Ainsi, Doux touchait en 2009 200 à 300 euros par tonne de volaille vendue hors de l'Union tout à continuant à licencier en France!
Plutôt que de plaider énergiquement contre le dumping social et fiscal au niveau européen et des normes sociales communes, les « abatteurs-découpeurs » (entendez les patrons, non les salariés) dénoncent le coût du travail, le « manque de compétitivité » du marché du travail en France et se verraient bien embaucher eux aussi des travailleurs étrangers avec des conditions de rémunération et de cotisation sociale proches de celles des pays d'origine. Article de Jean-Paul Loudéoc dans le Ouest-France du 19 janvier 2012: « « Nous courons le 100 mètres avec des semelles de plomb » se plaignent les industriels. « Chacun de son côté se croit le meilleur. Mais en face de nous, il y a 43 millions de cochons abattus annuellement par le danois Danish Crown, et par le hollandais Vion. Si la Bretagne ne regroupe pas ses forces, elle restera sur le carreau »...
Les entreprises invoquent ainsi la trop grande quantité et dispersion des abattoirs en Bretagne et plaident pour une nouvelle concentration dans ce secteur afin d'augmenter la rentalibilité et de faire des économies d'échelle, ce qui aurait assurément des conséquences sur le maintien de l'emploi.
C'est ce dont témoigne dans le journal La Terre du 31 janvier 2012 l'éleveur de porc Thierry Thomas (Côtes-d'Armor): « On entend depuis longtemps dire qu'en Bretagne il y a un abattoir de trop. On ne sait pas très bien ce que ça veut dire. Une partie de la stratégie des industriels de la viande a été de toujours prévoir des outils pour faire face à l'augmentation de la production. Or la production est plutôt en train de diminuer, et du coup on a des abattoirs surdimensionnés et des coûts d'abattages qui sont soit disant plus élevés qu'ailleurs. A partir de là, on a un gros débat à la Chambre d'agriclture: un certain nombre de professionnels demandent à l'Etat français soit d'arrêter cette possibilité offerte aux Allemands d'embaucher des Roumains ou des Polonais au prix du salaire de ces pays-là, soit de s'aligner. Est-ce à ce prix qu'on doit produire nos cochons, est-ce que c'est ça qu'on propose aux salariés de ce pays? Je ne me sens pas du tout en phase avec ce genre de demande. En Bretagne, terre de production animale par excellence, l'économie bretonne n'est pas faite que de paysans mais aussi de salariés, et on ne veut pas leur faire porter le poids de ce soit disant surcoût ».
Un article très intéressant de Martine Goanec dans Le Monde Diplomatique de novembre 2011, intitulé « Bouchers romains pour abattoirs bretons » mettait en évidence le commencement du processus de « délocalisation interne » que constitue l'emploi par les entreprises de l'agro-alimentaire d'une main d'oeuvre étrangère ne bénéficiant pas de toutes les garanties sociales proposés à nos travailleurs.
Selon la communication de la Cooperl Arc Atlantique de Lamballe, le plus gros abattoir breton, l'emploi important d'intérimaires roumains, tchèques, polonais, slovaques depuis 2007-2008, prenant le relais des Africains arrivés il y a 20 ans, ne s'explique pas par une volonté de faire baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée pour augmenter les profits mais par la difficulté à embaucher dans ce secteur qui souffirait d' « une mauvaise image ».
Cette « mauvaise image » ne correspondrait-elle pas à la réalité de conditions de travail extrêmement dures du fait de la nature homicide de la tâche, mais aussi à cause des rémunérations faibles (à titre d'exemple, avec 10 ans d'ancienneté et une pénibilité du travail indéniable, on ne peut gagner que 1140 euros net par mois à l'entreprise Tilly de Guerlesquin- qui paye mieux que Doux pourtant-, qui rémunère ses salariés 15 centimes d'euros l'heure au-delà du SMIC, sur la base de 9,80€/h, sans compter la progression du salaire à l'ancienneté), des cadences terribles, la répétition des mêmes gestes, l'inconfort des positions physiques, se traduisant au bout de quelques années pour une grande partie des salariés par des troubles musculo-squelettiques graves (aux poignets, au dos, aux épaules) que l'on cherche à oublier pour continuer à travailler en se bourrant de cachets anti-douleurs?
cf. Lettre ouverte de Corinne Nicole sur la situation type d'une ouvrière de l'abattoir.
Dès lors, en payant mieux ses salariés et en étant davantage attentifs à prendre leur humanité en considération dans la fixation des exigences de rendement et la définition des postes de travail, il est probable qu'on aurait moins de mal à recruter dans le secteur.
Mais on peut penser que les entreprises préfèreront durcir les conditions de radiation des chômeurs en cas de refus d'emploi pour atteindre cet objectif et on se doute surtout que cette difficulté d'embauche invoquée est un bon prétexte pour justifier l'emploi d'intérimaires étrangers pour lesquels on ne paye pas de cotisations patronales.
Citons un peu l'article de Mathilde Goanec qui semble issu d'une enquête très sérieuse:
« Délocalisations sur place.
Car si les abattoirs embauchent à tour de bras, la rotation des salariés est très élevée. « C'est un travail pénible, et qui génère pas mal de maladies professionnelles » explique M.Jean-Bernard le Gaillard, inspecteur du travail dans les Côtes d'Armor. A la section départementale de la CGT, le langage est plus cru: « Des entreprises comme la Cooperl ou Kermené, ça mange les hommes! Estime M. Noël Carré, 21 ans de Cooperl. Si en 2008 en était en sous-effectif, c'est aussi parce qu'on avait des gens qui n'étaient plus capables de travailler en atelier ». Son collègue François Lefort, lui aussi délégué CGT à la Cooperl Lamballe, fait le même constat: « Ce sont des métiers très durs et de moins en moins bien payés, par rapport à l'évolution des prix. Moi, ça fait neuf ans que je suis dans ce secteur, et quand j'ai commencé, on gagnait certainement mieux notre vie ». Le plus souvent cantonnés aux travaux les plus difficiles- abattage, découpe et parage (opération qui consiste à préparer et dégraisser la viande)- les ouvriers venus de l'Est font désormais partie du paysage. Au coeur des échanges, il y a ces agences d'intérim enregistrées dans le pays d'origine des migrants. ArcForce, bien connue des directions locales et des syndicats, constitue un modèle du genre. Son site Internet, en français et en roumain, propose une liste, photographies à l'appui, de collaborateurs « disponibles sous 30 jours ». Lesquels sont desosseurs, ouvriers-découpe, bouchers, mais aussi manutentionnaires, cuisiniers, soudeurs... Leurs curriculum vitae s'affichent avec leur âge, leur formation et leur expérience dans l'intérim. D'autres agences en ligne, telle Assistance Recrutement, qui fournit à la France des travailleurs polonais tout en ayant son siège au Royaume-Uni, annoncent la couleur: « Le travailleur détaché est employé et rémunéré par l'agence d'intérim. C'est elle qui paie les cotisations sociales. Tout en respectant la législation en France, l'intérimaire dépend de la loi fiscale et sociale de son pays d'origine. A bas salaire net équivalent, il est donc possible pour votre entreprise de réaliser une économie substantielle ». La réalité est encore moins reluisante. En mars 2010, la police de l'air et des frontières ainsi que l'inspection du travail débarquent dans l'un des ateliers de découpe de la Cooperl à Lamballe. Treize Roumains sont arrêtés pour travail illégal. L'un d'entre eux témoigne, sous couvert d'anoymat: « Nous avons passé une nuit en garde à vue à Rennes...Le motif, c'est qu'on avait pas le droit de travailler plus de 3 mois sans titre de séjour. Je ne le savais pas. Pour nous, tout était légal. On a dû repartir en Roumanie pour refaire des papiers ». Intérimaire depuis 2008, l'homme a ensuite été intégré en CDI au sein de la Cooperl, comme 22 autres Roumains, sous la pression de l'administration judiciaire et de l'inspection du travail.
(…). L'affaire, en cours d'instruction, met le doigt sur le problème du statut de ces employés mobiles venus des nouveaux entrants dans l'Union européenne. Si la loi oblige à une égalité de traitement avec les Français, il est difficile de savoir exactement ce qui tombe dans la poche du travailleur étranger... Le jeu autour des cotisations sociales occupe une place centrale: ces agences d'intérim, souvent fictivement basées à l'Est, profitent de manière indue du « principe de détachement » qui permet de payer les cotisations dans le pays d'origine (où elles sont bien moins élevées) plutôt qu'en France... Les cotisations sociales, payées dans le pays d'origine, representent des économies pour l'employeur en France...et autant de pertes pour les caisses de l'Etat français... Autre avantage, dans un secteur miné par les troubles musculo-squelettiques: les entreprises utilisatrices ne sont pas tenues d'assumer le coût des problèmes de santé des intérimaires étrangers auprès des caisses d'assurance-maladie.(...).
Dans le cadre de l'Union européenne, ces pratiques confuses sont le résultat d'une cacophonie législative. L'intérim était au départ inscrit dans les services à libéraliser lors de la rédaction de la fameuse directive « Blokenstein » (du nom du commissaire européen au marché intérieur Frits Bolkenstein). Mme Evelynne Gebhardt, députée allemande sociale-démocrate et rapporteuse du texte, explique pourquoi ce secteur, éminemment sensible, a finalement été exclu du document d'origine: « Le texte de départ prévoyait la dérèglementation totale du marché du travail, avec mise en concurrence des systèmes sociaux des différents pays. Cela aurait été une catastrophe pour les citoyens. Au terme d'une discussion difficile, nous avons réussi à évacuer les services publics, les secteurs particuliers comme l'intérim, ainsi que le principe du pays d'origine (selon ce principe, ce sont les salaires et la législation du pays d'origine qui se seraient appliqués) de la directive services votée au Parlement ».
En 2008, une directive spécifique à l'intérim est à son tour adoptée à Bruxelles. Elle garantit l'égalité de traitement des travailleurs européens. « Il ne s'agit pas seulement du salaire, mais aussi des dispositions sociales et du droit du travail en général, qui doit être respecté et qui donne des droits équivalents à tous les travailleurs, français ou étrangers. Le problème, c'est que cette directive est supplantée par une autre loi: celle sur le détachement des travailleurs en général. Et certains arrêts récents de la Cour de justice de l'Union européenne, pris sur la base de la règle du détachement, ne sont pas favorables aux travailleurs ».
C'est le cas actuellement en Allemagne où, faute de salaire minimum obligatoire, les travailleurs de l'Est prétendument « détachés » constituent l'essentiel de la main d'oeuvre des abattoirs (payés entre 3 et 7 euros de l'heure contre une moyenne de 9 à 15 euros). Les arrêts Viking, Laval, Rüffert et Luxemburg rendus ces dernières années sont tous de la même veine: les conventions collectives du pays d'accueil ne s'appliquent pas forcément aux travailleurs détachés, ce qui crée inévitablement des différences de traitement. Et plus les législations nationales sont souples, plus les abus sont possibles ».
(Le Monde Diplomatique n°692, novembre 2011).
La nécessité sociale et écologique d'un changement de modèle agricole en Bretagne
Avec la spécialisation de la Bretagne dans l'élevage industriel hors-sol, on en arrive, je crois, au bout d'un modèle qui présente des coûts sociaux, sanitaires et environnementaux exhorbitants.
Pensons d'abord aux conditions de rémunération des agriculteurs. La Bretagne qui produit 60% des porcs français, 40% de la volaille, 20% du lait se classe 21e région sur 22 pour le revenu agricole.
Dans les années 1950-60, sur les conseils de l'INRA (Institut National de la Recherche Agronomique) créé dans le sillage du CNR, la pénurie d'engrais tels que le calcium, le phosphore, la potasse, a été compensée par un système de rotation des cultures et de retour périodique des sols à l'herbe, dans des prairies qu'entretennaient et fertilisaient des cheptels de vaches.
Laissons le paysan André Pochon décrire ce phénomène (article « Les Mutations agricoles: Etat des lieux des années 50 aux années 80 », dans Les marées vertes tuent aussi de André Ollivro et Yves-Marie Le Lay):
« L'augmentation considérable de la production laitière grâce à l'herbe (et aussi grâce aux races plus performantes comme la normande ou la frisonne qui produisent 4 à 5000 litres de lait, au lieu de 15000 pour nos vaches du pays) permet du même coup de quintupler la production porcine. Les paysans ne commercialisent en effet que la crème ou le beurre; le lait écrémé reste donc à la ferme et sert de complément protéique à la nourriture des porcs. Ainsi le nombre de porcs engraissés est directement lié à la quantité de lait écrémé. Nos amis danois qui sont nos modèles disent « le porc est suspendu » au pis de la vache. C'est ainsi que sur ma petite ferme de 9 hectares, je deviendrai le plus gros producteur de lait et de porc de la commune: plus de 100 porcs gras vendus par an; mon père sur sa ferme de 25 hectares en produisait 12! … Produisant plus sans dépense supplémentaire, le revenu de l'exploitant augmente considérablement. C'est pendant cette période que la Bretagne ma région, sort de son état de pauvreté. L'habitat se modernise: eau, électricité, machines à laver, chauffage central, sanitaires, carrelages, parquets, chambres confortables... réfrigérateurs, aspirateurs, TSF, télévision, automobile... Comme le revenu augmente dans les fermes, les artisans et les commerçants prospèrent aussi car tout se tient. Le tissu rural est vivant: jusqu'en 1965, pas une exploitation ne disparaît, les familles paysannes restent nombreuses. Et il n'y a pas de nitrate ni de pesticides dans l'eau, dans l'air, ni dans l'alimentation et pas d'algues vertes dans la baie de Saint Brieuc ».
Dans les années 60, l'agriculculture bascule dans le productivisme, l'endettement privé, l'hyper-spécialisation, et l'élevage industriel hors-sol:
« Avec ce nouveau modèle, commente André Pochon, l'agriculteur augmente certes sa production mais il augmente encore plus ses dépenses; il voit passer beaucoup d'argent mais il lui en reste peu! Difficulté économique donc qu'il doit résoudre dans l'agrandissement de son exploitation... Nombre de fermes disparaissent, c'est autant de familles paysannes en moins, de commerçants, d'artisans, d'écoles... Le tissu rural s'appauvrit et les pollutions apparaissent par les nitrates, les pesticides, et le saccage des talus, des haies, des zones humides. Car les nouvelles techniques mises en oeuvre sont la culture du maïs-fourrage et l'importation du soja pour nourrir les vaches, l'élevage industriel des porcs sur lisier; finie l'herbe, la porcherie danoise fait place à la porcherie hollandaise, fini l'élevage lié au sol. L'aliment des porcs, des volailles, des bovins rentre à flot dans les ports bretons, hollandais, danois, belges. Ces aliments sont importés au prix mondial cependant que la viande et le lait produits avec ces aliments sont payés à l'éleveur au prix garanti européen, le double du prix mondial! Le budget européen paie la différence: c'est l'effet pervers de la Politique agricole commune (PAC) signée par 6 pays européens en janvier 1963. Les prix agricoles sont désormais garantis par l'intervention sur le marché. On stocke pour faire remonter les cours et les excédents sont vendus sur le marché mondial grâce aux subventions européennes, ce qui met à mal l'économie paysanne des pays africains. Les prix sont garantis aussi du fait de la protection du marché européen: les céréales, la viande, les produits laitiers américains, canadiens, sont taxés (prélèvements) à leur entrée dans la Communauté, sauf qu'il y a une brèche dans la protection: le soja et les produits de substitution aux céréales (PSC) échappent au prélevèvement... Cette situation booste l'élevage (hors sol) dans les pays européens situés près des grands ports... L'équilibre ancestral « sol, plantes, animaux » est rompu, les excédents d'azote se retrouvent dans les nappes phréatiques, les cours d'eau et nos baies, d'où les nitrates dans l'eau et les algues vertes... Parallèlement à cette explosion de l'élevage hors sol dans des régions comme la Bretagne, d'autres régions comme la Beauce, la Brie...abandonnent toutes sortes d'élevage et se spécialisent en productions céréalières, sans risque puisque le prix en est garanti quelles que soient les quantités produites. Au bout de 30 années de cette monoculture céréalière, les sols en panne de prairie dans la rotation, en panne de fumier, descendent à des taux de matières organiques en dessous de 1%. IL s'agit d'une catastrophe agronomique puisque ces sols ne produisent plus qu'à grand renfort d'engrais azotés, de pesticides et de gros matériel pour décompacter les terres. Catastrophe écologique aussi: la nappe phréatique de la Beauce est polluée pour des années...
La cause principale de l'abandon du modèle polyculture/ élevage autonome et économe, initié par la Révolution fouragère dans les années cinquante, est bien dans la garantie de prix sans aucune limite de production, aggravée par la brèche dans la protection du marché européen en ce qui concerne le soja et les PSC (produits de substitution aux céréales) ».
Pour André Pochon, et son avis me semble plein de bon sens, la solution passe par « la fin du productivisme agricole enclenché dans les pays développés depuis 40 ans avec la spécialisation à outrance, la monoculture, l'élevage industriel hors sol. Il faut revenir à la polyculture-élevage. Les plaines céréalières devront introduire des animaux: grâce au fumier et aux prairies, elles verront remonter le taux de matières organiques de leur sol aujourd'hui déjà usé. Et les régions d'élevage intensif hors-sol devront diminuer leur production animale, loger leurs animaux sur litière et nourrir leurs vaches à l'herbe. Les unes comme les autres ont tout à y gagner: meilleur revenu, santé pour les exploitants eux-mêmes premières victimes des pesticides, considération de la société civile. Il s'agit donc de réorienter en profondeur l'agriculture européenne des pays industriels, de la sortir du modèle actuel où l'agriculteur voit passer beaucoup d'argent mais il lui en reste peu ».
Le modèle agricole actuel est surtout préjudiciable aux agriculteurs eux-mêmes, ou du moins à beaucoup d'entre eux.
Ainsi, le prix du porc est fort peu élevé du faut des pressions des distributeurs en aval, d'une production abondante et d'une consommation qui ne progresse pas, en France tout du moins, peut-être du fait de l'image dépréciée du porc de production industrielle (antibiotiques, lisiers qui se déversent dans les bassins versants et créent des marées vertes, une pollution des eaux aux nitrates...).
En 1992, la réforme de la PAC a été conçue pour faire entrer l'agriculture dans l'OMC: merci Delors! Des aides directes ont été versées aux paysans, et le plus gros morceau aux plus gros entrepreneurs, pour compenser la chute des prix désormais alignés sur les cours mondiaux. La Commission Européenne a choisi depuis 30 ans, de rester sur l'idée, coûteuse écologiquement et socialement, qu'il ne faut pas contrôler les prix agricoles: c'est au marché de régulé et aux filières de s'adapter.
L'absence de prix garantis crée une fluctuation des cours qui tend à créer des besoins d'agrandissement et d'intensification de la production perpétuels, du côté des producteurs comme des abattoirs, ce qui a pour effet mécanique de faire chuter les prix sur le long terme, ce qui est d'autant plus dramatique pour les éleveurs que les matières premières en amont, les aliments des bêtes, comme le soja et les céréales sont devenus des objets de spéculation au niveau mondial, voient leur coût augmenter.
L'alimentation animale des porcs est importée à 60%. Elle constitue 55% à 60% du prix de revient dans l'élevage de porcs du fait de l'augmentation du prix des céréales, des oléagineux, des protéagineux qui constituent la base de l'alimentation animale depuis 2010. Le revenu des producteurs ovins est parmi les plus faibles de ceux des agriculteurs depuis 2008: il faudrait que le prix du porc soit fixé à 1,60€ sans augmentation du coût des aliments pour leur permettre de s'en sortir et de vivre de leur travail.
Comme le note Yves-Marie Le Lay dans Les marés vertes tuent aussi, « le prix de vente d'un porc charcutier à 120 euros couvre à peine le coût de son alimentation, à 100 euros. 20 euros pour les remboursements de bâtiments et de matériels, les frais d'intrants et le travail ». C'est pourquoi « 10% des exploitations porcines sont en dépôt de bilan ». « Et pendant ce temps, ajoute Yves-Marie Le Lay, la richesse s'accumule dans les banques, chez les marchands d'engrais, de tracteurs, de semences, de pesticides, de nourriture industrielle . Quelques gros exploitants en profitent aussi, histoire de faire rêver les autres, plus petits, qui n'en profiteront jamais ».
Sur le long terme, le revenu des éleveurs de porcs aurait baissé de 1,5% entre 1990 et 2006.
Dans La Terre, Thierry Thomas, éleveur de porc costarmoricain, témoigne: « Dans les années 90, on (les éleveurs) avait du cochon à 13 francs le kilo, ça fait 2 euros. On est payé 1,35 euros, en ce moment, et il y a de la casse, il y a moins de gens qui sont producteurs de porc. Les gens ont été acculés à avoir comme seul réponse non pas des prix rémunérateurs, mais des résultats techniques qui leur permettaient de faire baisser leurs coûts de production. Mais les gains de productivité énormes qu'on a réalisés ont été captés par les industries agro-alimentaires et la distribution: on le voit bien, ça n'a pas permis aux paysans de vivre mieux de ce métier, et le consommateur n'a pas vu le prix de la viande baisser, au contraire je crois qu'il l'a toujours vu augmenter... Entre 10 et 15% des éleveurs sont en grosses difficultés financières. 85% surnagent, et certains gagnent leur croûte, il y a de gros écarts de coût de production entre éleveurs. Selon que l'on soit jeune installé avec de gros prêts sur le dos ou que l'on soit en fin de carrière, on n'a pas du tout la même perception du prix payé ».
Il faut en finir avec ce modèle, ce soutien inconditionnel des pouvoirs publics à l'élevage intensif, pour toujours plus d'extensions d'élevage, moins de normes contraignantes sur l'épandage du lisier.
Le Front de Gauche plaide lui pour un nouveau modèle agricole et « un plan de transition écologique de l'agriculture en vue de faire de l'agriculture française un modèle d'agriculture de qualité , sans OGM, largement autonome en ressources non renouvelables, relocalisée, participant à la santé publique des consomateurs et contribuant à la lutte contre le réchauffement climatique. Aides publiques, recherche agronomique, conseil technique, politique de crédit et enseignement agricole seront repensés en fonction de cet objectif ». (p.50 du Programme partagé: l'humain d'abord). « Nous stopperons et inverserons le processus de concentration de l'agriculture et recréerons des emplois en agriculture » à travers une juste rémunération du travail agricole (prix minimus aux producteurs), « le soutien à l'installation des jeunes agriculteurs et la consolidation des petites exploitations, le soutien aux filières alternatives labellisées, vivrières, courtes, de proximité, biologiques et reposant sur une juste rémunération pour permettre au plus grand nombre de bénéficier d'une alimentation de qualité ».(p.51). « Les marges de manoeuvre nationales pour l'utilisation des aides Pac seront pleinement utilisées pour favoriser l'agriculture paysanne, l'emploi, et la transition écologique de l'agriculture. Au niveau européen, nous agirons pour l'adoption d'une politique agricole commune cohérente, avec l'objectif de souveraineté alimentaire, centrant la production sur la réponse aux besoins du marché intérieur plutôt qu'aux échanges sur le marché international sur la base du moins-disant social et environnemental. L'Europe, par une juste répartition de la valeur ajoutée entre producteurs, industries agro-alimentaires et grande distribution, doit garantir l'accès de tous les consommateurs à une alimentation de qualité ».
Ismaël Dupont.