Article de notre ami Paul Dagorn, professeur d'histoire retraité vivant à Morlaix, sympathisant Front de Gauche, pour la revue syndicale L'émancipation syndicale et pédagogique, octobre 2017
Quatre Bandes Dessinées, sélectionnées par notre camarade Paul Dagorn éclairent chacune un moment de l'histoire des résistances populaires à Brest, qui vont bien au-delà du cadre régional.
Roger Faligot
J'ai sympathisé avec lui à l'occasion d'une dédicace. Spécialiste de l'Irlande, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages (dont le premier, La Résistance irlandaise, dans la petite collection Maspéro), il s'est plus généralement intéressé aux conflits identitaires dans divers pays et aux efforts faits pour trouver une solution (Les seigneurs de la paix, au Seuil, 2006). Enfin, en 2010, il a publié à La Découverte La rose et l'édelweiss, ces ados qui combattaient contre le nazisme, 1933-1945, une étude qui couvre l'Allemagne et les pays occupés.
Pour Brest l'insoumise , il a sollicité mon témoignage concernant Fred Ropars, ami de ma famille et membre comme mon père de l'Ecole Émancipée. J'avais évoqué son parcours dans l’Émancipation au moment de son décès. C'est lui qui avait organisé la 2e semaine de l'Ecole Emancipée à Moguériec, petit port de pêche du Léon. Mais pour mon témoignage, cela concernait l'action de Fred dans la Résistance à l'Ecole normale de Quimper.
Brest l'insoumise à travers quatre BD
J'ai utilisé le titre de R. Faligot pour évoquer quatre moments de la contestation et de la résistance liés à Brest, illustrés par quatre BD:
- Un homme est mort: le syndicaliste Edouard Mazé lors d'une manifestation en 1950.
- Nuit noire sur Brest: mobilisation en 1937 contre une tentative des Franquistes de s'emparer d'un sous-marin républicain espagnol.
- La fille au carnet pourpre : parcours d'une jeune lycéenne résistante, Anne Corre, envoyée en déportation et disparue sans lancer de traces lors de l'évacuation d'un camp annexe d'Orianenburg par les nazis lors de l'avance soviéto-américaine.
- Enfin, publié cette année, Des graines sous la neige, qui retrace la vie de Nathalie Lemel, communarde très liée à Eugène Varlin, et compagne de Louise Michel lors de leur déportation en Nouvelle-Calédonie.
En 1950, "Brest dont il ne reste rien" comme l'a écrit Prévert dans le poème Barbara, connaît une reconstruction difficile après les bombardements. Brest compte plus de 15 000 ouvrier-e-s (un dixième de la population), dont 6 à 7 000 à l'Arsenal, autant dans la construction, le reste essentiellement des dockers. Si les salaires sont corrects pour l'époque car on a besoin d'eux (l'Arsenal construit même des navires marchands), on en exige beaucoup et les deux dernières catégories restent dans la précarité.
La construction emploie des Maghrébins, mais aussi des ouvriers venus des campagnes léonardes très catholiques que l'évêché incite à adhérer à la CFTC et même à prendre part aux grèves. Avec la scission FO-CGT, celle-ci, courroie de transmission du PCF, voit dans la scission comme une manœuvre des Etats-Unis dans le cadre des débuts de la guerre froide et de la guerre d'Indochine.
Néanmoins, une convergence s'opère même avec des militants de la CNT anarchiste présente à l'Arsenal. La manifestation, suite à l'Appel national du 12 mars 1950, pour la paix en Indochine et contre la misère est interdite par le maire RPF (gaulliste), Alfred Chupin. Cependant deux ou trois centaines d'ouvriers décident de manifester. Ils sont bloqués, mais le lendemain le jeu est calmé par quelques augmentations (dont celle de la future victime Edouard Mazé) malgré un affrontement musclé entre la police et les dockers en position de force, car ils contrôlent l'importation de vin d'Algérie et de charbon.
Un mois plus tard, la situation reste bloquée et une députée PCF (Marie Lambert) et deux délégués CGT venu-e-s porter plainte, sont arrêté-e-s. Le 16 avril, une manifestation unitaire est prévue. Dans la nuit du 16 au 17, le maire décide l'interdiction, appuyé par le député de droite André Collin, par ailleurs Secrétaire d'Etat à l'Intérieur. Face à une présence policière massive et des heurts violents, la situation s'aggrave et la police reçoit l'ordre de tirer dans la confusion générale, peut-être pour disperser la manifestation. Mais le résultat est là: 24 gendarmes et 9 CRS blessés (un seul devra se rendre à l'hôpital, le long duquel s'est déroulé l'affrontement!), 12 ouvriers hospitalisés et 14 autres blessés légers, mais un homme est mort, Edouard Mazé, qui accompagnait son frère, délégué CGT.
Le traumatisme est grand. Un an plus tard, une manifestation du souvenir a lieu, et en 1951-52, si les grèves et manifestations persistent et même s'intensifient, la police reçoit l'ordre d'éviter les affrontements.
La BD Un homme est mort, de Kris (scénariste) et Etienne Davodeau, s'articule aussi sur la personnalité de René Vautier, résistant à 15 ans, étudiant à l'IDHEC (Institut des Hautes Etutdes Cinématographiques), qui s'était déjà distingué par son premier film Afrique 1950 , commandé par la Ligue de l'Enseignement, mais que Vautier détourne de son objectif pour en faire un film anti-colinialiste, ce qui le conduit à l'acheminer clandestinement par le Sahara vers la France, où il restera 40 ans sous le boisseau. Natif de Camaret, il profite d'une campagne de pêche pour aller filmer en Irlande des militants de l'IRA, bien qu'il désapprouve leurs actions terroristes.
Rentré à Brest, il se trouve évidemment au cœur des événements. C'est ainsi qu'il filme la manifestation tragique du 17 avril. Après la mort d'Edouard Mazé, il décide de projeter le film dans les quartiers sur un drap à l'arrière d'une camionnette et dans des salles improvisées. Mais il a omis de faire des copies et après 150 projections le film se dégrade et casse. Seuls quelques bouts seront sauvés. En 2006, il s'avère que quelques "rushes" non utilisés par Vautier ont été donnés à un autre cinéaste engagé, Robert Ménégoz, qui les avaient utilisés dans son film Vivent les dockers. Et dans ces quelques images des années 50, le scénariste Kris découvre avec émotion le visage de son grand-père venu apporter avec d'autres camarades une gerbe de fleurs à l'endroit où est tombé Edouard Mazé*.
* A la présentation de la BD, le 14 décembre 2006 à Brest, Etienne Davodeau était absent. Restaient à la tribune Kris, Pierre Cauzien, amputé d'une jambe après sa blessure, et René Vautier, que je connaissais personnellement grâce à France-Algérie. Malheureusement, depuis, Pierre et René sont décédés.
Nuit noire sur Brest - Kris, Bertrand Galic et le dessinateur Damien Cuvillier, sur un événement rapporté par l'historien Patrick Gourlay dans "Nuit franquiste sur Brest' - Futuropolis
Nuit noire sur Brest
Septembre 1937, la guerre d'Espagne s'invite en Bretagne.
En 2016, Kris et son camarade Bertrand Galic s'associent avec le dessinateur Damien Cuvillier pour mettre en images un événement rapporté dans le livre de Patrick Gourlay, historien et enseignant, intitulé Nuit franquiste sur Brest , en remplaçant le mot "franquiste" par "noire', tant il est vrai que l'épisode raconté a tout d'un roman d'espionnage.
Le 29 août 1937, en pleine guerre civile espagnole, le sous-marin républicain C2 endommagé à Santander par la Légion Condor (de sinistre mémoire à Guernica) décide d'entrer dans le port de Brest pour réparer. Mais le commandant Fernando est plus qu'ambigu. Lors du pronunciamento de Franco, il a été soupçonné de collusion avec le coup d'Etat, avant de retrouver un commandement de manière improbable. D'autre part, la situation des deux Fronts Populaires commence à se dégrader. En Espagne les Républicains cèdent du terrain, et la volonté hégémonique du PCE a conduit en mai à "une guerre civile dans la guerre civile" à Barcelone entre les communistes d'une part, les anarchistes (CNT-FAI) et le POUM (Parti Ouvrier d'unification marxiste) d'autre part. En France, les Radicaux commencent à envisager de quitter le gouvernement, et les "ligues" d'extrême-droite mènent une action souterraine (PSF de La Rocque, et le PPF de Doriot), sans compter la fameuse cagoule qui compte plusieurs bretons. L'heure n'est plus à soutenir, voire à ménager, les Républicains.
A Brest, le commandant Ferrando prend contact avec le Consul d'Espagne, Pierre Mocaër, connu pour ses idées conservatrices. En Espagne, un militaire expérimenté, Troncoso, gardien de la frontière basque, met en place un commando franco-espagnol pour s'emparer du sous-marin, commando qui s'installe clandestinement à Brest.
Mais les militants brestois veillent au grain. Alors que les communistes s'organisent pour surveiller le sous-marin, du côté anarchiste, autour de l'emblématique René Lochu (hôte temporaire de Makhno et futur ami de Léo Ferré), des militants asturiens ont été hébergés à la Maison du Peuple. D'autre part, un récent service secret anarchiste, le SIC, a réussi à infiltrer les franquistes, sous le code X-10.
De leur côté, les franquistes prennent discrètement contact avec Ferrando, et ils fréquentent un cabaret du centre-ville, l"'Ermitage", où ils font connaissance avec une jolie danseuse italo-espagnole, Mingua, qui devient une sorte de Mata-Hari. Troncoso la charge de corrompre des marins du C2 en échange de la liberté et de deux millions de pesetas. Mingua et Troncoso persuadent Ferrando d'agir dans le camp franquiste.
L'abordage du sous-marin, organisé le 18 septembre par les comploteurs, est déjoué par un matelot, Augusto Diego. Alerté par des militants communistes et anarchistes, il n'a pas suivi ses camarades, entraînés par Ferrando dans le carré des officiers pour les isoler. Augusto Diego, repéré pour avoir fait tomber un objet, tue l'un des assaillants, ce qui incite les autres à s'enfuir. Ils sont arrêtés près de Bordeaux dans une Chrysler noire que le service secret de la CNT avait déjà repérée. Il s'agit entre autre de Ferrando, d'officiers d'un autre sous-marin, le C4, et d'un complice français, Robert Chaix, qui avait organisé le commando sur Brest.
Les tribulations du C2 ne sont pas terminées. Remorqué vers St Nazaire, il passe sous le contrôle d'un envoyé de l'ambassade d'Espagne à Paris, Pedro Prado, proche des communistes. Celui-ci manoeuvre pour faire venir un officier de la flotte soviétique, Nicolaï Pavlovitch, qui prend en fait le commandement. Repéré, le C2 prend alors ce qui aurait dû être sa destination finale, Carthagène.
A suivre, les destins de deux femmes courageuses et déterminées. L'un, bref, celui de la résistante Anne Corre, portée disparue en déportation à l'âge de vingt ans, l'autre très long, celui de la communarde Nathalie Lemel, morte en 1921 à 94 ans.
Anne Corre, la fille au carnet pourpre
Roger Faligot habite la presqu'île de Daoulas, qui sépare les embouchures des deux cours d'eau donnant sur la rade de Brest, l'Aulne et l'Elorn (comme le Bec d'Ambès séparant la Garonne et la Dordogne avant que leurs eaux forment la Gironde). En 1999, il a connaissance du cas d'Anne Corre, une jeune lycéenne résistante disparue en déportation en mai 1945 (à l'extrême fin de la guerre).
Au moment même où le dernier convoi l'amenait vers l'Allemagne, des bruits couraient sur sa liaison avec un jeune officier allemand. C'est ce qui a conduit Roger Faligot à mener une recherche sur son parcours, recherche qui a abouti dix ans plus tard à en faire une des héroïnes de La rose et l'edelweiss. Histoire enrichie en 2016 par une BD, en collaboration avec le dessinateur Alain Robet: La fille au carnet pourpre , un mystérieux carnet sur lequel nous reviendrons.
Anne Corre est née en 1925. Son père tenait un garage Citroën à Daoulas (ville qui ferme la presqu'île de Plougastel, côté Brest), sa mère était directrice de l'école publique.
Très jeune, Anne manifeste un caractère enjoué et indépendant qui l'amène à animer des bandes de filles et de garçons. A ses quinze ans, les débuts de l'occupation provoquent chez elle une volonté de faire quelque chose. Dès l'été, elle aide deux soldats français qui fuient l'armée allemande par crainte d'être traités comme des prisonniers.
Puis, les lycées de Brest étant fermés pour cause de bombardements, ses parents l'envoient au lycée Victor Duruy à Paris pour rejoindre sa cousine Mado. Bientôt, elle est choquée par l'arrestation de ses profs de philo et latin-grec, toutes deux juives. Elle intègre alors, sans trop mesurer le symbole, le groupe de résistance de Geneviève de Gaulle. Ses parents, inquiets, la font revenir dans le Finistère, au lycée de Morlaix, en octobre 1942.
Le 23 juin 43, une petite fille qu'elle promène échappe à sa garde près du dernier étage du viaduc, au moment où la RAF bombarde la dernière arche. La petite fille est tuée, ainsi que neuf enfants d'une école voisine.
L'année suivante, elle est au lycée de filles de Quimper. Elle a dix-huit ans passés, mais depuis longtemps son esprit d'indépendance et son refus des convenances sociales lui donnent beaucoup de charme, ce qui séduit les garçons, comme l'attestent de nombreux témoignages (c'est peut-être pour cela qu'elle a dû quitter le lycée de Morlaix).
A Quimper, un groupe de jeunes résistant-e-s, le groupe de Paul Collette, a été décimé. Mais un autre groupe, le groupe Marceau, s'attaque aux symboles de la collaboration (René Vautier, alors âgé de 15 ans, également membre de ce groupe, trouvait Anne trop vieille pour lui!). Anne, qui a déjà approché la résistance à Paris, et même avant à Brest (participation à la commémoration interdite du 11 novembre 1940), intègre le réseau. Le groupe attaque la permanence de la LVF (Légion des Volontaires Français) et fait sauter les locaux du PPF (Parti Populaire Français). Le 11 novembre 43, il manque de peu un attentat contre le responsable du STO. Un autre groupe de résistance, dont fait partie un voisin d'Anne à Daoulas, Jean Kernéis, qui avait prévu de détruire le fichier du STO, voit de ce fait son action retardée. Mais il réussit peu après ( 60 000 fiches détruites).
De son côté, le réseau Marceau se constitue en maquis à la lisière de Quimper, dans un secteur très boisé et peu accessible, la vallée du Stangala. Anne est toujours à Quimper. C'est à cette période qu'on lui prête une aventure avec un lieutenant allemand (sans doute anti-nazi), qui lui aurait permis de séduire un membre breton de la Gestapo, Bernard Massotte, "spécialiste" de la torture. Quoiqu'il en soit, celui-ci est abattu par Alain Conan, membre du réseau, le 25 avril 44 à 6h du matin, après une nuit passée avec Anne. Une de ses amies du lycée et du réseau, Yvette Menez, croise Anne peu après. Anne lui dit: "je suis perdue, j'ai fait tuer Massotte, il a passé la nuit avec moi".
Elle lui confie un carnet pourpre (probablement son journal) en lui faisant jurer de ne pas le lire (carnet malheureusement disparu dans une caisse de livres vendus à un bouquiniste). Les polices allemande et vichyste, qui la soupçonnent, enquêtent pour savoir si on l'a vue avec Massotte dans des lieux publics (cafés, restaurants).
Anne, avec sa copine Jacqueline, rejoint alors le maquis pendant une dizaine de jours, avant de rejoindre Brest en passant par Douarnenez. Malgré les risques, elles sont partantes pour une nouvelle mission. Anne, la jeune fille brune, s'est déguisée et teinte en rousse, et elle se croit non reconnaissable. Mais elle se trompe. Reconnues et dénoncées, les deux jeunes filles sont arrêtées le 24 mai, ce qu'annoncent avec jubilation morbide des SS aux parents d'Anne, dont la mère imagine qu'elle a été entraînée par sa camarade.
Après avoir été incarcérée à Quimper, Anne se retrouve en prison à Rennes et pendant toute cette période elle peut communiquer avec sa famille, qu'elle tente de rassurer. Elle se lie d'amitié avec Simone Jézéquel, dont le parcours ressemble au sien: Simone a été arrêtée à la suite de l'imprudence et de la naïveté de jeunes lycéens de Saint-Brieuc. Le 2 août, un bombardement atteint le mur d'enceinte de la prison et occasionne une tentative d'évasion. Les Allemands décident alors leur transfert vers l'Est. Aucune opération de la Résistance pour les libérer en sabotant la voie n'est envisagée, malgré l'appel d'un cheminot de Nantes. Cependant, certains parviennent à s'enfuir à la faveur d'un ralentissement, et à la gare de triage de Saint-Pierre-les-Corps (près de Tours), 168 prisonniers parviennent à s'échapper, dont Jacqueline.
Ce n'est pas le cas pour Anne, qui a juste le temps de lui souhaiter "bonne chance" . Le train est parvenu à Belfort, les prisonnier-e-s sont dirigé-e-s vers le camp-usine de Genshagen, où Anne travaille. Avec Lucette et Lucienne, deux détenues avec lesquelles elle a sympathisé, elle parvient à fabriquer pour le 11 novembre des "fleurs de liberté" tricolores à l'aide de fils de fer.
Mais au printemps 45, devant l'avancée des troupes soviétiques et américaines, les Allemands décident d'évacuer le camp. C'est le début d'une "marche de la mort" au cours de laquelle on perd la trace d'Anne. Certains documents la mentionnent mourante au Revier (infirmerie du camp). Mais Lucette, rescapée, pense l'avoir vue parmi des femmes libérées le 3 mai dans la petite bourgade de Parchim, à la jonction soviéto-anglaise.
Un mois plus tard, sa mère reçoit une lettre d'une amie indiquant qu'une radio l'avait mentionnée dans une liste de rapatriées à Bruxelles. Rien ne suivra. Et comme le dit Roger Faligot: "le mystère de la disparition d'Anne reste entier, mais pas celui de sa participation intrépide à la Résistance, dès les premières heures de l'occupation, à l'âge de 15 ans".
Fonds ANACR (Association Nationale des Amis des Combattants de la Résistance) Anne Corre: la jeune résistante Anne Corre,morte en camp de concentration(Oranienburg) à 20 ans,en 1945 ,ayant grandi entre Daoulas et Plougastel
Des graines sous la neige: Nathalie Lemel, communarde et visionnaire, Locus Solus - par le scénariste Robert Michon (également cinéaste) et Laetitia Rouxel (dessinatrice)
Des graines sous la neige: Nathalie Lemel, communarde et visionnaire
La Commune a produit des personnalités remarquables mais certaines sont restées longtemps méconnues. C'est le cas de la brestoise Nathalie Lemel, dont une biographie par Eugène Kerbaul avait cependant été publiée aux éditions Le temps des Cerises (2003, 3 édition 2014).
Récemment, un couple breton, le scénariste Robert Michon (également cinéaste) et sa compagne Laetitia Rouxel (dessinatrice) a choisi de transcrire cette vie intense sous la forme d'une BD. Claudine Rey, journaliste et présidente d'honneur des Amies et Amis de la Commune, a présenté l'ouvrage sous le titre Un visage sort de l'ombre.
Une vie bien remplie et longue (1826-1921). Un décès symbole, le 8 mai, quelques jours seulement avant le 50e anniversaire de la Commune. Sept ans plus tôt, Armand Guerra, un réalisateur libertaire du cinéma naissant, l'avait sollicitée pour le tournage d'un film titré tout simplement La Commune , ce qu'elle n'avait accepté qu'avec réticence. Dans un album aux couleurs sombres, Laëtitia Rouxel a inclu des planches en noir et blanc (avec quelques taches rouges) illustrant ces entretiens sur les différentes de sa vie.
Nathalie Lemel est née Duval. Son père, Alain, ouvrier tanneur, semble avoir ensuite abandonné ce métier pour aider sa femme, Catherine qui tenait un modeste débit de boissons. Cependant, ils ont une certaine aisance, puisqu'Alain Duval est électeur censitaire. Ils font même des sacrifices pour doter leur fille d'une bonne instruction, chose rare à l'époque. Le débit de boissons est un lieu de passage très fréquenté, notamment par les ouvriers de l'arsenal.
Nathalie, dont la curiosité est éveillée par l'école et la lecture, s'intéresse aux discussions politiques et aux mouvements sociaux. En 1847, elle se marie avec Adolphe Le Mel (plus tard on écrira Lemel) et en 1849 le couple s'installe à Quimper pour tenir un atelier de reliure et une librairie.
La situation en France se modifie avec la révolution de 1848, puis le coup d'Etat de Louis Napoléon Bonaparte et l'établissement du Second Empire. Le couple Lemel, qui a déjà trois enfants, quitte Quimper en 1861 pour s'installer à Paris. Tandis que son mari s'adapte mal, Nathalie reprend comme ouvrière son métier de relieuse, une corporation très revendicative. En 1864, à l'occasion d'une grève, Nathalie rencontre Eugène Varlin et est élue au comité de grève.
En 1865, l'AIT (l'Internationale) installe son siège parisien. En 1866, Varlin, au premier congrès de l'Internationale à Genève, propose "l'amélioration des conditions de travail des femmes en opposition à la notion de femme au foyer et un enseignement obligatoire, pris en charge par la société, pour tous les enfants". Ce qui le rapproche encore de Nathalie, d'autant plus que son mari lui reproche son engagement politique et social et sombre dans l'alcoolisme.
A la fin de l'année sont créées une "caisse fédérative de prévoyance" et une société civile d'alimentation "La Ménagère".
En 1868, alors que le régime s'assouplit (autorisation des réunions publiques) une assemblée générale crée des restaurants coopératifs "La marmite", et c'est Nathalie qui ouvre le premier rue Mazarine.
En 1870-1871, la guerre désastreuse contre la Prusse et le soulèvement de la Commune modifient complètement les choses. Tout en s'occupant de "la Marmite", en essayant de gérer au mieux la pénurie alimentaire qui s'installe, Nathalie prend la tête de l'Union des Femmes et rencontre Elisabeth Dimitrieff, représentante de l'Internationale.
La fin de la Commune approche. Le 23 mai, Nathalie tient une barricade Place Blanche avec des femmes. Le 28, alors que la dernière barricade tombe à Belleville, Varlin est sommairement exécuté.
Le 21 juin, Nathalie est arrêtée. Le 10 septembre 1872, elle est condamnée à la déportation à perpétuité.
En 1873, après la démission de Thiers, son successeur Mac Mahon décide la déportation en Nouvelle Calédonie. Le 9 août, Nathalie retrouve Louise Michel à La Rochelle où elles sont embarquées sur "La Virginie" qui arrive à Nouméa en septembre, après un voyage pénible. Tandis que Louise et Nathalie organisent du mieux possible la vie sur l'île (en obtenant notamment le droit de subir le même sort que les hommes), à Paris se créent deux comités pour l'amnistie, l'un mené par Victor Hugo et Louis Blanc, l'autre plus à gauche intitulé "Initiative pour l'amnistie". En 1879, une amnistie partielle est accordée, Nathalie rentre à Paris. En 1879, une amnistie partielle est accordée, Nathalie rentre à Paris. En 1880, elle trouve un emploi de plieuse au journal de Henri Rochefort, L'Intransigeant , puis elle sombre dans la misère. En 1888, son mari, qu'elle ne voit plus guère, meurt. En 1889, c'est son fils Charles. En 1905, c'est Louise Michel. En 1915, seule et dans une grande misère, elle entre à l'Hospice des Incurables d'Ivry, où elle décède le 8 mai 1921, quelques jours avant le 50ème anniversaire de la Commune. Le 11 mai, seules trois personnes assisteront à son inhumation dans la fosse commune du cimetière d'Ivry.
Dans la postface de la BD, sous le titre "Nathalie la discrète" , l'actrice Nathalie Boutefeu, qui joue le rôle de Nathalie Lemel dans le téléfilm de Solveig Anspach, Louise Michel, la rebelle (2008), écrit:
" Aujourd'hui, Roland Michon et Laëtitia Rouxel se penchent sur la mémoire de Nathalie Lemel, et utilisent pour cela un outil proche du cinéma: la bande dessinée. Cadrage, mouvement, dialogues, couleurs et lumières sont ici au service d'une biographie fidèle. Un travail à la fois riche sur le fond et sur la forme, mais par la magie de l'image accessible au plus grand nombre. Leur documentation est telle qu'à cette lecture, j'ai eu le bonheur de largement compléter ma connaissance du personnage. La Communarde un peu oubliée par l'Histoire est revenue par ce livre peupler mes souvenirs de tournage calédoniens. Et confirme l'admiration que je porte à son combat".
(...)
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