Sur la complexité de la nécessaire refondation de l’Europe et les défis pour la gauche
Élisabeth Gauthier
(Après l'acceptation par Tsipras cet été du plan d'austérité imposé par l'Europe et l'Allemagne)
" Le choc de ce qu’on ne peut qu’appeler une défaite du premier gouvernement de gauche en Europe et, au-delà, de toutes les forces sociales et politiques en Europe opposées au néolibéralisme, à l’austérité, au démantèlement de la démocratie est violent. Que pouvons-nous apprendre de cette défaite, comment tenir compte de toute la complexité de cette réalité aux aspects parfois contradictoires et sortir de la défensive ?
Un immense débat s’engage sur la possibilité même de construire une alternative en Europe. Aucun questionnement ne doit être exclu. D’autant plus que l’expérience inédite de ces derniers mois fait apparaître sous une lumière nouvelle les questions jusqu’à présent non résolues par la gauche, par les mouvements sociaux, les syndicats. Dans les débats à venir, un des enjeux consiste à ne pas créer de blocages, à approfondir les analyses et propositions alternatives afin que la confrontation des idées et des interprétations gagne en qualité et efficacité.
Nombre de ces questions ont déjà été posées dans le cadre du débat sur la « démondialisation".
Questions sur la nature du capitalisme contemporain (financial market capitalism), différant profondément de la période fordiste et modifiant les rapports sociaux, sur les réalités politiques, sur la crise qui a éclaté en 2007/08. Ce sont des questions clés pour la reconquête du pouvoir politique et de la souveraineté populaire. Pour le dire avec d’autres mots, il s’agit de redéfinir la confrontation de classe dans le cadre du capitalisme contemporain, et cela à tous les niveaux : dans l'entreprise, dans les territoires, dans chaque pays, en Europe, dans le monde.
Il faut également retravailler dans ce contexte la question de la nature des États, des constructions comme l'Union européenne. Les États européens se sont transformés profondément depuis la période fordiste pour devenir des Market State dirigés par les oligarchies, qui, face aux marchés, aux actionnaires et aux spéculateurs, ont renoncé à leur ambition de régulation sur la base de principes de justice sociale, de démocratie, de solidarité. De nombreux concepts développés à gauche, les communs, l’économie sociale et solidaire et les pratiques concrètes, souvent auto-organisées, témoignent non seulement de résistances mais aussi de la recherche visant à récupérer de la souveraineté face aux puissances du marché.
Grèce : des questions complexes posées à toute la gauche alternative
Les Mémorandums imposés à la Grèce ont fait tomber les masques. La brutalité des « institutions européennes », très largement semblable à celle des gouvernements nationaux, a éclaté au grand jour. Les interventions d’Alexis Tsipras, de Yanis Varoufakis et d’autres ministres grecs ont mis en évidence la nature des débats, des modes de domination, le mépris pour l'opinion du peuple grec, la détermination des forces dominantes à montrer que There is no alternative (TINA) continue d’être la règle majeure, l'acharnement à faire tomber au plus vite et sans retour un gouvernement élu dont l'orientation politique ne convient pas. Ainsi l’option du Grexit du ministre allemand Schäuble visait avant tout, outre un châtiment exemplaire, à réduire encore la capacité d’action du gouvernement Tsipras qui aurait constitué un encouragement ailleurs eu Europe.
« Ce n'est que très récemment, du fait des intenses négociations du gouvernement grec avec ses créditeurs, que les citoyens européens ont réalisé que la première économie mondiale est administrée par un organe qui manque de règles de procédure écrites, qui débat confidentiellement des questions cruciales, et qui n'est pas tenu de répondre à un organe élu, même pas au Parlement européen » explique Yanis Varoufakis.
Après les dernières élections de septembre 2015 en Grèce, une bataille inédite et très difficile est en cours. Il s’agit de mener un combat dont la rudesse n’est plus un secret, d’élargir les marges pour l’action gouvernementale sans se perdre dans les débats internes. Aujourd’hui, Schäuble relance l’idée du Grexit. Il tient à démontrer encore et toujours que tout peuple, tout gouvernement qui s’opposeraient à TINA seraient condamnés à un chaos mortel sur le plan économique, social et politique.
Face à la pression quotidienne de la Troïka, les forces rassemblées au sein du gouvernement et avec lui tentent d’un côté de préserver des espaces pour empêcher les conditions de vie de se dégrader encore avantage pour les plus fragiles et, de l’autre, de faire avancer quelques projets de leur programme. Elles s’efforcent de repousser les agressions les plus rudes des ‘créanciers’, tout en maintenant les relations avec eux afin de pouvoir bénéficier des tranches de crédits prévus mais pas encore débloqués. Ces crédits sont indispensables pour commencer à construire les premières étapes d’une nouvelle politique. Il s’agit aussi de relancer sans relâche la renégociation de la dette en tant que question grecque mais aussi européenne.
Tsipras recherche des alliés en Europe pour construire une issue acceptable pour le peuple grec, pour sortir de la prison de la dette, et des chantages économiques, sociaux. Jusqu’à présent, ni la France, ni l’Italie qui y auraient pourtant intérêt, n’ont opté pour cela. En revanche, à Davos, les USA ont insisté sur l'importance d’aboutir à un allégement de la dette grecque. Un partenariat grec-américain en matière d'investissements est en cours.
Confronté aux exigences de privatisation venant de la Troïka, le gouvernement cherche à éviter les privatisations à 100% et tente de préserver quelques leviers afin de pouvoir tout à la fois négocier et peser, notamment en faveur d’investissements permettant de relancer l’économie réelle.
Il y a urgence. Le manque de médicaments dans les hôpitaux est criant. Ainsi des dizaines de patients malades du cancer ont été renvoyés de l’Hôpital Général d’Athènes sans recevoir leur traitement chimiothérapique. L’absence de couverture sociale contraint de nombreuses familles à renoncer aux soins. La mortalité infantile s’accroît et la vague de suicides progresse.
La Grèce traverse aujourd’hui une période de forte confrontation et d’agitation sociale. La question de la réforme du système social se trouve au cœur de la confrontation : agriculteurs, pêcheurs, personnels des ferries, syndicats de salariés du public et du privé, la colère vise le projet de réduire de 1,8 milliard d'euros dès cette année le montant total des retraites, soit l'équivalent de 1% du PIB. Il faut se garder d’une vision simpliste : ces mouvements de protestations sont dirigés avant tout contre les mesures imposées et non contre le gouvernement.
Pour Syriza se pose une question délicate et douloureuse : maintenir ses positions, sa pureté et sa cohérence idéologique ou assumer ses responsabilités, agir face aux urgences sociales. Comment un gouvernement peut-il agir pour élargir ses marges ? Répondre à cette question peut conduire à s’éloigner de son programme et à une rupture avec le peuple qui, jusqu’à présent, a toujours manifesté son soutien à Syriza. Il s’agit donc d’élargir la prise de conscience sans décourager le mouvement. C’est dans l’action concrète de chaque jour que se posent ces interrogations. Tout dépend en grande partie de la capacité du mouvement social à intervenir, à modifier les rapports de force et à ne pas laisser le gouvernement dans un face à face avec la troïka.
Tout en étant conscient que certaines réformes sont indispensables pour assainir un système économique et politique corrompu, Syriza ne cesse de dénoncer les politiques d'austérité. Il soutient les manifestations, y participe, invite le peuple et les adhérents du parti à sortir dans la rue et à faire grève contre ces politiques. Syriza cherche donc à agir de façon loyale et responsable envers les classes populaires et moyennes, dans un contexte d'isolation totale de la part des autres gouvernements et dans le cadre de la politique de "terre brûlée", pratiquée par ses prédécesseurs, confronté à l'étranglement financier-dictatorial infligé par la BCE au cours de l'été 2015.
Plus concrètement, on peut dire aujourd’hui que, sans ce gouvernement, la situation des 850 000 réfugiés arrivés sur les côtes grecques en 2015 aurait été plus dramatique encore et que les noyades auraient été plus meurtrières ; les expulsions de familles de leurs résidences principales bien plus nombreuses, l’éviction des fonctionnaires de la fonction publique massive… Bien sûr, on est bien loin du programme de Syriza mais tout cela compte.
Pour se dégager des contraintes, il faut sortir de l’isolement, mener publiquement le débat, l’européaniser par la recherche d’alliés comme le fait, par exemple, l’appel lancé par des syndicalistes grecs pour sauver les conventions collectives en Grèce et ailleurs, Plusieurs ministres qui tentent de faire passer des lois aux aspects progressistes et se heurtent au refus de la troïka ont décidé de faire débattre publiquement de ces lois en Grèce, ainsi qu’avec des alliés potentiels en Europe afin de gagner en transparence, en mobilisation et de modifier ainsi les rapports de force pour sauver le pays du chaos social et politique dont espèrent profiter Golden Dawn et une partie de la bourgeoise grecque au passé peu glorieux. Dans ce contexte, il est essentiel de trouver les initiatives qui pourront aider à développer un mouvement social qui modifie le rapport de forces face à Troïka, car le gouvernement seul ne peut pas y parvenir. Des rapports inédits sont à construire entre mouvements sociaux, partis de gouvernement, citoyens, représentation politique, gouvernement. Ce sont des questions de fond qui se posent à toutes les forces de gauche déterminées à rester des forces alternatives, de transformation sociale, tout en acceptant d’assumer des responsabilités dans des institutions d’États devenus des ‘market states’, en cherchant à les transformer du dedans et du dehors.
Il s’agit aussi aujourd’hui – en Grèce comme ailleurs – de traiter le deuil, la déception, l’abattement qui font suite à l’espoir que ce premier gouvernement de gauche radicale arriverait à inverser les cours des choses.
Il est indispensable de tirer les enseignements de la dernière période. Une bonne politique validée par le suffrage universel ne peut suffire. Sans mouvement puissant de la société et sans rapports de forces permanents, les tenants de la régression sociale demeurent hégémoniques dans la pratique, ne reculent devant aucun mauvais coup, menacent les libertés publiques.
Nous connaissons une profonde crise du politique. C’est tout un système qui est remis en cause. Les besoins éducatifs, sociaux, sanitaires, environnementaux sont ignorés au profit d’une politique d’austérité imposée de façon autoritaire et antidémocratique à l’ensemble des peuples européens.
Face au désenchantement, au fossé qui ne cesse de se creuser entre les citoyens et les politiques, aux sentiments d’insécurité et de déclassement social, il n’est plus possible de rester sans réagir.
Dans ces conditions, le sens accepté et acceptable de l’intégration européenne pour les peuples européens dans leur grande majorité se délite. L’image d’une Union européenne facteur de paix, de coopération, forte de ses acquis sociaux et démocratiques, de sa culture, vole en éclats. La logique néolibérale génère l’échec de l’Europe, dit à juste titre Slavoj Zizek. Le Président du Conseil européen, le conservateur polonais Donald Tusk exprimait en juillet 2015 son inquiétude face à la perte de légitimité de l’actuelle construction européenne en affirmant : « L'atmosphère aujourd'hui est très similaire à 1968 en Europe. Je sens un état d'esprit (...) d'impatience. Mais quand l'impatience devient un sentiment collectif, elle peut conduire à une révolution. »
Quelles conséquences politiques de la multiple crise en Europe ?
Vers une bifurcation ?
La crise a été intensément utilisée pour renforcer la politique d’austérité néolibérale et autoritaire à l’échelle européenne. De 1995 à 2015, l’UE a renforcé son niveau transnational en organisant ses institutions autour d’une oligarchie non démocratiquement élue. Selon André Tosel, les traités cherchent à exercer une fonction unique dans l’histoire du continent européen et de la philosophie politique : ils se substituent à la matérialité politiquement inexistante du peuple européen rassemblé virtuellement comme « UN » sur un territoire unifié. Cela ne fonctionne que si le consensus néolibéral est intact. Sous peine de sanctions, les États doivent accepter « de leur plein gré » les règles de fonctionnement comme on vient de le voir avec le drame grec ; l’UE bute désormais sur les limites de la rencontre entre cette méta-souveraineté et l’unification par servitude volontaire. L’Europe sociale n’a jamais été au cœur du processus, Il s’agissait seulement d’une promesse - non tenue - d’un certain accompagnement social de la dérégulation et de la libéralisation sans freins.
La crise de délégitimité de l’UE est aujourd’hui clairement ouverte. Peut-être, avec les masques qui sont tombés, pourra-t-on identifier les causes des malaises jusqu’ici refoulées. Cela nous mènera-t-il vers une bifurcation, compte tenu de plusieurs tendances qui s’accélèrent avec la crise des systèmes politiques, les effets d’un nouveau krach, la montée de nationalismes sur la base de l’idée qu’il y aurait des perdants parmi les pays, les régions, les populations tandis que d’autres qui en profiteraient ou bien la volonté plus largement partagée de refonder l’Europe, d’en bas, sur de nouvelles bases l’emportera-t-elle ?
Craquements dans le bloc hégémonial
La crise multiforme a aussi fait mûrir les contradictions entre les forces dominantes. Même si les élites cherchent à poursuivre dans la voie néolibérale, certains signes révèlent leur inquiétude. On observe l’émergence de nouveaux clivages, d’intérêts contradictoires au sein du bloc de pouvoir. C’est particulièrement visible avec la confrontation avec certains régimes des pays de l’Est.
Un bras de fer s’est engagé entre les autorités mêmes de Bruxelles et la Pologne (au moment même de sa présidence) afin de préserver la démocratie suite au virage autoritaire du gouvernement polonais.
C’est également avec la Turquie que se posent de graves problèmes pour l’UE en ce qui concerne la démocratie, les Kurdes, les réfugiés.
Faisant pression avec le Brexit, Cameron explore et pousse les contradictions en posant des questions qui dérangent et qui ne sont pas propres au Royaume-Uni. Cela a lieu dans le cadre d’une remise en cause des fondements européens : crise grecque, vague de réfugiés posant aussi la question dune politique extérieure européenne commune de paix, recul moral autoritaire en Europe de l’Est et forte progression de la droite populiste à travers toute l’Europe. Il pose les questions de Schengen, de l’accélération de la déréglementation du travail, de l’approfondissement de l’organisation de l’Euro. Il propose la possibilité de modifier certains traités pour ouvrir la possibilité d’une « Europe à la carte » alors que Hollande et Merkel plaident pour une Europe de cercles concentriques.
En Europe centrale, la question des réfugiés fait apparaître un gros clivage avec le reste du continent.
Sur le plan socio-économique, le chômage reste à 10,5% en moyenne avec des pointes très élevées dans le Sud. Toute une jeunesse européenne, souvent contrainte à l’émigration, est sacrifiée aujourd’hui sur l’autel de l’austérité.
Commence à se dessiner le spectre d’un nouveau krach. Les flots de liquidités déversés depuis 2007/08 par les banques centrales ont servi à relancer les marchés mais nullement l’économie réelle. Les banques européennes, bien malades, ne pourront plus produire les mêmes efforts de sauvetage qu’en 2007/08. C’est également le cas pour les pouvoirs publics, exsangues en raison de la stagnation économique due aux politiques d’austérité, aux faveurs aux plus riches, à l’insuffisance des recettes publiques.
Depuis 2007/08, la grande crise du capitalisme de marché financier a plongé l’Europe dans une crise multiforme que les politiques néolibérales mises en place par l’oligarchie européenne ne réussissent pas à résoudre. Ce même échec est aussi largement reconnu en ce qui concerne les banques en Europe, l’absence de relance, l’augmentation des dettes, l’effondrement des marchés intérieurs.
La crise qui exigeait une action commune au niveau européen a servi aux forces dominantes de l’UE à renforcer les aspects les plus contraignants de l’intégration dans l’optique néolibérale, en utilisant le chantage de la dette.
Dans de nombreux pays, les systèmes politiques traditionnels se sont fragilisés en 2015. On peut le constater en Allemagne pour Angela Merkel avec les premiers craquements de la Grande Coalition, avec des tendances à la désagrégation de certains Etats européens. Dans plusieurs pays, sous la pression des populations, électeurs, on voit se mettre en place des gouvernements contestant les interventions de la Troïka.
Le champ politique est profondément dévasté. Certains piliers du néolibéralisme s’écroulent ; L’avenir même de l’UE devient incertain avec la perspective du référendum au Royaume-Uni sur son maintien ou non dans UE.
Dans certains pays européens, la légitimité du bloc au pouvoir est en crise, ce qui le met en difficulté pour poursuivre sa stratégie et le conduit à recourir à des formes autoritaires, au passage à un régime dé-démocratisé, comme on le voit en France avec le danger de constitutionnalisation de l’état d’urgence attentatoire à l'État de droit et aux fondements de la République.
Une des questions décisives pour l’immédiat et l’avenir est de savoir quelle dynamique politique ce choc va générer.
La Droite populiste étend son influence partout en Europe
Ce ne sont pas les forces politiques qui constituent depuis longtemps une sorte de « grande coalition européenne » en faveur de l’option néolibérale (les partis conservateurs, libéraux et sociaux-démocrates) qui vont pouvoir tirer profit des secousses actuelles. La gauche sociale et politique a une très grande responsabilité pour être à la hauteur afin de créer une dynamique permettant de rompre avec la situation actuelle. À défaut, ce seront les forces nationalistes et des droites populistes et extrêmes, voire parfois de type fasciste, qui trouveront un terrain très favorable pour elles. Leur influence s’étend à travers l’Europe ; elles sont sorties de la marginalité et se sont souvent installées au cœur de la vie politique. Elles exercent une pression sur les droites traditionnelles, plusieurs gouvernements en Scandinavie dépendent de leur soutien, ce qui leur confère une forte influence sur les choix politiques. Après l’Autriche et l’Italie, c’est le cas en Finlande, en Norvège, au Danemark, en Hongrie, en Pologne… Nous constatons partout les mêmes caractéristiques typiques de ce phénomène.
Aux dernières élections générales en Suisse, le parti populaire de Blocher, très hostile à l’UE, proche des classes possédantes et dominantes, est devenu le premier parti. À l’assemblée nationale en additionnant ses députés à ceux d’autres petits partis de droite, cette droite a la majorité absolue.
En Autriche, le FPÖ a très nettement progressé lors des dernières élections régionales. L’influence du FPÖ progresse surtout parmi les couches moyennes, dans le contexte d’une polarisation grandissante de la société où grandit la colère contre la politique nationale et locale. Le SPÖ est sur la défensive, même dans les régions, comme la capitale, où son influence est traditionnelle.
Les récentes élections régionales en France montrent clairement à quel point les forces de la gauche alternative mais aussi de la social-démocratie sont largement battues par la droite populiste en termes d’hégémonie culturelle. Le Front National est perçu par nombre d’électeurs comme une force antisystème qui reflète également l’aspiration à pouvoir exprimer un vote antisystème.
La Suède aussi évolue vers la droitisation. Dans ce pays qui fait partie des plus accueillants pour les réfugiés, cette question s’ajoute au sentiment déjà présent depuis quelques années, que la pérennité du système social du pays, fondement de la société, est en danger. La crainte qu’il n’y en ait pas pour tout le monde augmente. Le parti de droite populiste, les démocrates suédois, déjà deuxième parti, est en tête des sondages fin 2015 et pèse fortement sur les orientations du gouvernement. Son influence grandissante risque de faire éclater l’accord entre le gouvernement rouge-vert minoritaire et le bloc de droite de l’opposition pour adopter ensemble les budgets durant cette législature afin d’empêcher le parti de droite populiste d’être maître du jeu.
La fin du modèle social nordique basé sur un lien étroit entre progrès économique et protection sociale développée a conduit à une polarisation plus forte au sein des sociétés et à la déstabilisation des structures politiques. Dans ce contexte, des forces antieuropéennes et xénophobes peuvent marquer des points. En Finlande, les populistes de droite, deuxième parti, sont membres du gouvernement depuis les élections d’avril 2015. Au Danemark, le parti de droite populiste est devenu le deuxième parti aux élections de juin 2015, et le gouvernement minoritaire conservateur dépend de son soutien.
Depuis peu, c’est aussi en Allemagne que la droite populiste a pu prendre pied. Les tendances en cours sont inquiétantes. Les partis conservateurs établis s’opposent de moins en moins aux discours xénophobes et haineux de la droite populiste. La porosité entre les deux familles politiques grandit. C’est très net avec la question des réfugiés, où les partis conservateurs et la social-démocratie reculent devant l’agressivité et le poids grandissant de la droite populiste dans l’opinion publique et aux élections.
La droite populiste n’est nullement un ‘mouvement de pauvres’, d’exclus ; elle est une force politique pour laquelle, dans des sociétés relativement riches, les couches moyennes votent aujourd’hui pour exprimer leur fort mécontentement à l’égard des élites dirigeantes et le fait de ne plus se sentir représentées par les partis établis. Ni la banalisation, ni les leçons de morale ou les manifestes ‘antifascistes’ ne s’avèrent efficaces pour amorcer une contre-offensive.
Dans un « interrègne » lourd de risques, la gauche pour passer à la contre-offensive doit trouver la capacité de parler de façon crédible, audible, concrète pour répondre à l’aspiration à des ruptures avec les logiques, les pouvoirs et les élites actuels. Seul un changement radical de politique peut permettre de rompre avec les logiques néfastes qui favorisent l’ancrage de la droite populiste.
Les crises profondes étant des moments de dangers, de paradoxes et de possibilités nouvelles, il s’agit de faire émerger les potentialités, d’intervenir, d’agir, de développer la solidarité, l’autogestion dans nos sociétés. Un des enjeux majeurs est, compte tenu de l’isolement des mouvements qui pourtant existent, de trouver des objectifs, des cadres d’action communs, dans chaque pays ainsi qu’au niveau européen. C’est aussi un des défis majeurs posé au syndicalisme européen.
La difficulté de repenser et de reconstruire l’Union Européenne
Une seule issue : changer de politique en Europe et partout
Tout ce qui précède constitue un cadre pour retravailler une des grandes interrogations de notre époque : les possibilités/impossibilités de concevoir une transformation/refondation de l’Union européenne comme œuvre commune à l’échelle européenne. Les options souvent avancées de « sortie » de l'euro (exit), voire de l'Union européenne, ou de « renationalisation de la politique » pour obtenir un changement de politique doivent être passées au crible de telles analyses.
Trois grandes dates ont rythmé la confrontation avec le néolibéralisme en Europe. En 1995, le premier grand mouvement contre le néolibéralisme en France est devenu un fait européen, lorsque nos alliés dans d’autres pays appelaient à « parler français » et manifestaient avec des drapeaux bleu/blanc/rouge.
En 2005, les mobilisations autour des référendums sur le projet de Traité constitutionnel européen – la « constitutionnalisation » du néolibéralisme – en France, en Irlande et aux Pays-Bas ont constitué des moments de confrontation et de solidarité à travers toute l’Europe. Le « NON de gauche » était un « non » en faveur d’une « autre Europe », sans confusion possible avec les nationalismes et les droites populistes ou extrêmes. En France, c’est la création d’un cadre de rassemblement large au niveau national, crédible pour représenter une ambition faisant vivre la possibilité de gagner qui a permis de développer de façon très décentralisée un mouvement citoyen très actif, large, ancré dans la société réelle, créant ainsi les conditions de la victoire.
En 2015, l’élection en Grèce du premier gouvernement de gauche dans un pays européen a politisé la confrontation et, parallèlement à de nombreux appels pour une autre Europe (notamment depuis 2012), un débat plus stratégique s’est engagé sur des thèmes comme « désobéir aux diktats des oligarchies européennes, les alliances pour une refondation de l’Europe. C’est tout naturellement, que le Parti de la Gauche Européenne a choisi Alexis Tsipras comme chef de file de ses candidats aux élections européennes de 2014. Cela a suscité d'autres dynamiques : en Irlande, en Italie avec la liste « Un Altra Europa. Con Tsipras.
Une nouvelle ambition. Quelle rupture ?
On ne peut pas séparer la question de la reconstruction de l’UE de l’ambition transformatrice, émancipatrice pour nos sociétés, en pleine désagrégation, en proie à la division, sans perspectives positives d’un nouveau type de développement et risquant de plonger dans un régime autoritaire. Il ne suffit donc pas de modifier les règles de l’euro ou de l’intégration européenne ; la question est celle d’un changement de politique partout.
Aucun plan B ni X , aucun audit sur la dette, aucun projet de refondation, ni le refus largement partagé de l’austérité ne sauraient permettre de contourner la question d’un changement de politique dans chaque pays et par conséquent en Europe. Toutes les luttes, les mouvements, les plateformes alternatives, les initiatives citoyennes, les pistes de refondation, les conférences, les nécessaires confrontations d’idées, les élaborations de projets alternatifs ont leur utilité et seront d’autant plus mobilisateurs s’ils sont reliés à une véritable ambition de changement. Soyons responsables, réalistes et ambitieux : ce n’est pas en déléguant tous nos espoirs aux Grecs que nous pouvons répondre au besoin de changer radicalement en Europe.
C’est une nouvelle ambition, d’une autre ampleur qu’il s’agit de construire dès lors qu’on veut vraiment s’attaquer à ouvrir une perspective !
Les politiques d’austérité ont provoqué, notamment dans les pays du Sud de l’Europe, des mouvements de grande ampleur – mouvements syndicaux, mouvements des « Places » - dont on peut voir aujourd’hui les conséquences politiques.
Ces phénomènes ne peuvent pas être interprétés comme des recherches pour se positionner« pour » ou « contre » l’Union européenne, l’euro ou le principe même de la construction européenne, mais comme des résistances au néolibéralisme, à l’austérité au niveau européen comme dans chacun des pays membres.[10] Aujourd’hui se pose sous une lumière nouvelle la question de ce que signifient rechercher des ruptures avec ces logiques, construire des alternatives dans un pays et au niveau européen. Cela nous oblige à reprendre le débat.
Il est indispensable d’inventer et de proposer une nouvelle perspective historique. Si le projet élaboré après 1945 a fonctionné, c’est qu’il conjuguait l’aspiration à ne plus voir de guerre entre les européens ni de guerre mondiale venue d’Europe avec la mise en place, dans de nombreux pays européens, du compromis social fordiste qui a fait émerger l’idée d’un modèle social européen. La combinaison de ces deux éléments a ainsi donné sens au projet européen.
Quelle Europe pour quel monde ?
Ce qui rend la question de la refondation de l’Europe si complexe, c’est que toutes les questions qui se posent à nos sociétés et dans le monde s’y superposent : quelle Europe pour quel monde ? Quelle transformation de nos sociétés, selon quels principes ? Face au capitalisme financiarisé et autoritaire, comment réinventer une nouvelle démocratie souveraine populaire, réinventer la politique, refonder l’action collective, repenser des sociétés basées sur la solidarité ? Il ne s’agit pas d’un joli projet bien présenté sur papier glacé mais d’un projet qui réponde concrètement aux besoins réels de chaque européen-ne. Pour cela, il faut s’attaquer à la polarisation croissante des sociétés dans chaque pays, au sein de l’Europe, entre l’Est et l’Ouest et, aujourd’hui, entre le Nord et le Sud de l’Europe.
Il ne s’agit pas d’un système économique, d’une Europe au profit des plus riches, mais d’une Europe pour améliorer les conditions d’existence, répondre aux besoins de toutes et tous, ce qui nécessite de développer au niveau du continent la coopération à l’opposé de la « concurrence libre et non faussée » ; il s’agit d’une Europe valorisant et mettant sur le devant de la scène, en Europe, dans ses différentes régions et dans le monde, les objectifs de l’émancipation de notre temps
Il s’agit de fonder l’Europe en commun disant partout stop à l’austérité. Cette aspiration est déjà largement partagée en Europe par les acteurs sociaux et politiques ainsi que par les populations mais on a besoin de passer à une exigence plus précise, plus ambitieuse, et plus mobilisatrice. L’urgence est celle d’un changement de politique en Europe : rien n’est encore joué, il peut y avoir des convergences dans cette direction comme on le voit en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Irlande, au Royaume-Uni avec Corbyn.
Créer de telles conditions nécessite aussi aujourd’hui des coopérations transcontinentales - et non des compétitions - comme cela se fait en Amérique Latine.
Des coopérations européennes sont indispensables dans de nombreux domaines. Ainsi, l’immense travail à entreprendre après la COP 21 nécessite une action de grande ampleur coordonnée au niveau européen.
Un certain nombre d’actions de l’ONU devraient bénéficier du soutien actif, déterminé de l’UE, que ce soient les rapports avec les pays de la Méditerranée, avec la Russie, les accords transnationaux de type TAFTA ; les accords bilatéraux avec les pays d’Amérique latine, du Proche Orient ; les coopérations avec l’Afrique. En ce qui concerne la paix, l’UE doit changer de politique, agir pour émanciper les relations internationales du jeu de domination des plus grandes puissances, des forces de l’argent dont la suprématie transforme le monde en espace de guerre économique qui génère un nombre croissant de failing states aux conséquences dramatiques pour les populations.
La question de la dette reste un problème grec, mais aussi européen nécessitant une réponse à ce niveau.
Un plan d’investissements pour la reconstruction de l’économie réelle, des systèmes productifs cohérents (comprenant la formation, la recherche, la valorisation du travail, etc.), efficaces dans chaque pays constitue aussi un enjeu européen. La mise en concurrence mortelle doit être remplacée par des projets de coopération ; cette problématique concerne également une politique de reconstruction productive comme projet européen pour un nouveau mode de développement et de reconstruction notamment dans le Sud de l’Europe, mais aussi en France. Agir contre les asymétries existantes signifie un projet d’investissements, dans un esprit très différent de celui du plan Juncker.
Tout cela suppose de modifier en profondeur les finalités, les objectifs et le fonctionnement de la BCE.
Ce sont des politiques à redéfinir pour la redistribution des richesses au sein de chaque pays et au niveau de l’UE. Des champs de luttes se développent pour la réponse aux besoins existentiels, notamment les actions contre les expulsions de logement ; pour le respect des droits des réfugiés et des droits humains ; la redéfinition de la PAC à l’horizon 2020 ; la défense des services publics et la lutte contre les privatisations…
La question du respect des droits et libertés civiles civiques se pose avec force dans de nombreux pays : en Pologne où l’impact de la droite populiste est considérable, avec des formes comparables à ce que l’on voit avec Orban. La vigilance doit aussi être de mise en France.
L’offensive visant à anéantir toutes les protections du travail ne cesse de s’amplifier à l’échelle européenne, sous l’angle d’une compétition sans limites. La lettre des cinq Présidents, sous la présidence néerlandaise actuelle, prépare une nouvelle offensive particulièrement menaçante, appelée « better Regulation ».Elle cherche à obliger les pays à se doter d’instruments accentuant la compétitivité et le démantèlement des protections du travail, des modes de négociations entre partenaires sociaux pour tout diriger d’en haut. Le travail, au lieu d’être dévalorisé, doit devenir un des premiers facteurs d’une nouvelle dynamique
Il s’agit, par l’action commune, de mettre en place des réformes utiles à échelle de l’UE, dans une logique opposée à la mise en concurrence : taxe contre les paradis fiscaux, pour une fiscalité européenne juste, contre le dumping fiscal et social ; pour une taxation européenne des grandes fortunes.
On voit bien, avec le débat sur l’espace Schengen de libre circulation, sur la situation dramatique des réfugiés, à quel point seule une démarche commune et solidaire des pays européens, de l’UE dans son ensemble, pourrait permettre de créer – à condition de changer de politique - les conditions pour résoudre les problèmes en faveur des réfugiés et des peuples européens. Sur cette question, la Grèce ne cesse de mettre en garde ses partenaires contre la tentation de recourir à des mesures unilatérales pour régler un problème d'échelle européenne. Wolfgang Schäuble propose de financer la gestion du flux de réfugiés en Europe par une taxe européenne sur « chaque litre d'essence ». Mais une « taxe réfugiés » ne ferait qu’alimenter le sentiment que les réfugiés sont un « fardeau. », ce dont les partis xénophobes tireraient profit. Elle constituerait également un danger pour la reprise économique dans certains pays parmi les plus fragilisés par la crise. Le financement solidaire de l'accueil des réfugiés par l'augmentation du budget européen ne devrait pourtant poser aucun problème. La mise en place d'obligations paneuropéennes pour financer un fonds de soutien aux réfugiés serait aussi un premier pas vers une vraie solidarité intra-européenne. Avec l’appui de la BCE, une politique paneuropéenne d'investissement pour intégrer les réfugiés deviendrait ainsi possible.
La question de la démocratie est au coeur d’une refondation du projet européen. Dans la logique du capitalisme de marché financier, s’installe un nouveau type de régime où les pouvoirs publics sont appelés à mettre en place des politiques conformes aux exigences des marchés, ce qui exproprie les assemblées élues. La dette publique est utilisée comme arme économique, politique et idéologique, la BCE, comme on l’a vu en Grèce, allant jusqu’à étrangler brutalement une économie nationale, une sorte de coup d’Etat.
Roger Martelli[15] constate la double faiblesse du mouvement social, au niveau européen et au niveau national. D’où aussi l'échec relatif des multiples tentatives pour coordonner le mouvement social européen. De nombreuses études montrent à quel point le sentiment d’impuissance domine[16]. « Ce qui est ressenti, c’est une absence de pouvoir politique face aux grandes puissances économiques, mais aussi un déficit de volonté politique. La politique est de moins en moins perçue comme un recours ou un levier pour changer. L’État apparaît comme celui “des autres”. Les institutions nationales sont autant touchées que l’Union européenne. D’après un sondage Ipsos-Steria de janvier 2014, en France, seuls 27 % font confiance au Sénat, 28 % à l’Assemblée nationale et 31 % à l’Union européenne. Au « fatalisme de crise » s’ajoute donc un « fatalisme politique »[17] et le fait que, dans les conditions actuelles, un changement de politique suppose une rupture avec la logique dominante.
L’État a perdu sa crédibilité. Il a laissé depuis longtemps derrière lui son rôle d’organisateur de la vie en commun s’appuyant sur la solidarité, la redistribution. Dans ce contexte, se pose à la gauche alternative la question de l’utilité de la conquête de positions au sein des assemblées élues, des institutions. Dans quel but ? S’agit-il de co-administrer le déclin de l’espace public ? C’est la question posée par l’expérience de la Grèce, des Länder allemands où Die Linke gouverne, des régions espagnoles ou françaises, de grandes villes dans de nombreux pays. Il s’agit en fait de la reconstruction de cadres publics communs en faveur des plus fragiles, premières victimes de la loi de la jungle.
Cela suppose aussi de « refaire » État, de rompre avec la voie vers des failing states, donc de réinventer l’espace, la puissance publique du local jusqu’au niveau européen, voire global.
Il s’agit aussi de réinventer le système politique afin que les votes des citoyens ne restent pas sans conséquences.
Ce qu’Étienne Balibar nomme « l’égaliberté » est probablement une piste féconde pour conjuguer l’aspiration à un projet construit autour de la justice sociale, de l’égalité, de la solidarité, de la dignité, de la démocratie.
Comment modifier les rapports de force ?
L’expérience de la dernière période fait mesurer à quel point les rapports de force en Europe sont défavorables à un gouvernement voulant changer la donne à partir des choix majoritaires de son peuple. Les mobilisations de solidarité avec les Grecs visaient à modifier ces rapports dans leurs pays respectifs – notamment en France, en Italie – et ainsi plus globalement en Europe. Mais l’hégémonie culturelle des courants dominants n’a pas pu être sensiblement mise en cause.
Il est intéressant d’observer l'évolution récente en Allemagne. Jürgen Habermas constate que des décennies d’efforts pour reconstruire une nouvelle image de l’Allemagne après 1945 ont été effacés durant la nuit du 12 juillet quand le troisième Mémorandum a été imposé à la Grèce. L’hégémonie allemande est devenue visible. Le malaise et parfois un certain effroi grandissent dans le pays. Les voix qui critiquent fermement la politique européenne de Schäuble/Merkel soutenue par le SPD sont aujourd’hui moins isolées. Des syndicalistes comme le président du DGB[, des militants de mouvements sociauxet de Die Linke, mais aussi des responsables socialistes et Verts de gauche font campagne en faveur des choix du gouvernement et du peuple grecs. En même temps, le débat, au sein du parti Die Linke par exemple, montre la difficulté à formuler dans le pays dominant de l'Union européenne une position de gauche, pour une autre politique européenne et une autre politique européenne de l’Allemagne. Même si dans le salariat allemand, face à la découverte des conditions très dégradées des salariés d’autres pays, la peur est forte que le « paradis » soit menacé dans cette Europe secouée par la crise. Toute caricature des réalités du pays ne peut être que contreproductive dès lors qu’il s’agit de chercher à construire les plus larges alliances possibles pour contrer l’austérité.
L’évolution des rapports de force en Europe est assez inégale. Historiquement, la phase de l’offensive néolibérale, le passage au capitalisme des marchés financiers, s’est accompagnée de l’érosion des forces syndicales et politiques du mouvement ouvrier. Pour compléter le tableau, il faut mentionner la crise du syndicalisme, l’alignement néolibéral de la social-démocratie européenne et sa crise durable. Cette dernière n’a plus d’espace politique et perd partout sa crédibilité en se pliant au cadre de l’austérité.
Dans de nombreux pays, les Verts sont à la recherche d’un nouveau souffle et mènent activement des batailles au parlement européen.
La gauche radicale a réussi à émerger dans l’après 1989, à constituer des espaces communs comme le Parti de la gauche européenne ou encore le groupe parlementaire GUE/NGL au Parlement européen. Mais elle est confrontée à des contradictions : quelques progrès électoraux, mais aussi des fragilités, l’émergence de nouvelles formations concurrentes aux cultures politiques très différentes et, à présent, de nouvelles divisions en lien avec les événements en Grèce et le besoin de reprendre le débat sur l'Europe.
Depuis quelques années, la lutte contre l’austérité apparaît comme une base d’action commune en Europe.. La lutte contre le tafta/ttip connaît une mobilisation transnationale, notamment en Allemagne où 250 000 personnes ont participé à la plus grande manifestation depuis longtemps,
Plusieurs espaces de coopération durable ont pu être constitués au fil des ans. Dans les différents pays ainsi qu’à l’échelle européenne, textes, manifestes et plateformes « Pour une autre Europe » se multiplient et se construisent autour d’objectifs le plus souvent largement partagés.
Les mouvements de résistance aux politiques d’austérité existants sont hétérogènes, encore peu connectés entre eux De nombreux réseaux de coopération entre acteurs sociaux, politiques et intellectuels se sont constitués et connaissent une activité régulière, comme Attac Europevisa qui cherche à développer une démarche d’audits citoyens sur la dette ; un réseau de syndicalistes critiques ; les Marches européennes visant des liens non institutionnels entre citoyens, collectifs locaux ; l’Euromémorandum et EuroPen (réseaux d’économistes) ; réseaux de solidarité avec les réfugiés ; réseau de solidarité avec les dispensaires auto-organisés en Grèce ; réseaux de services publics ; réseaux féministes.
Après l’essoufflement des forums sociaux européens, l’AlterSummit s’est constitué pour travailler à la refondation de l’Europe. Espace de travail réunissant près de 200 organisations, mouvements, syndicats, réseaux de toute l’Europe, il a élaboré dans un processus très collaboratif le « Manifeste des peuples », présenté lors du premier sommet à Athènes et il a décidé d’un commun accord de rechercher le dialogue avec les forces politiques partageant les mêmes objectifs. Blockupy, un mouvement parti de la mise en cause de la Banque centrale européenne à Francfort, est devenu un réseau d’action européen. La Confédération européenne des syndicats n’est pas encore devenue l’acteur syndical européen nécessaire pour les luttes contre l’austérité, mais elle a pris ses distances avec les orientations austéritaires européennes. Du côté des intellectuels, on observe une très grande disponibilité à s’engager afin de faire avancer l’autre Europe dont parle Étienne Balibar, qui a pris lui-même avec ses collègues de nombreuses initiatives dans ce sens. Dans différents pays, l’année 2016 sera ponctuée de nombreuses initiatives et conférences sur les nécessaires résistances et la refondation de l’Europe.
L’heure de la crise n'est certes pas l’heure de la gauche radicale. Il est temps de sortir de la défensive et d’élaborer des idées nouvelles. Dans un article publié en dans la revue Transform ! en 2011, Gerassimos Moschonas décortique les conditions et contradictions particulières que pose à la gauche radicale le double enjeu d’action au niveau national et européen, mais pointe aussi des opportunités de ce défi complexe.
En 2015, la situation a évolué en Europe. Ce qui se passe dans certains pays a des retombées pour tous. On peut espérer que d'autres configurations inédites vont créer un rapport de forces plus favorable.
Au Royaume-Uni, l’accession de Jeremy Corbyn à la tête du Labour ouvre des perspectives positives. L’évolution en Irlande avec la progression du Sinn Féin est également encourageante.
Le scénario portugais, jusqu’à présent inédit, a permis, à côté des Grecs, la mise en place d’un deuxième gouvernement opposé aux politiques d’austérité. Sous la pression de la gauche radicale et des électeurs, le gouvernement portugais s'apprête à remettre à Bruxelles une ébauche de budget pour 2016 "tournant la page de l'austérité" tout en respectant "les engagements internationaux" du Portugal en termes de déficit public.
En Espagne, le système partidaire traditionnel vient d’imploser. Aux élections de décembre 2015, le PP, le parti au pouvoir, a perdu 16% et la capacité de former un gouvernement. Le parti social-démocrate, le PSOE, qui a joué un rôle clé dans la période après Franco, connaît aussi aujourd’hui la débâcle, avec le plus mauvais résultat de son histoire (22%). Ciudadanos, nouvelle formation favorable à des politiques néolibérales et opposée aux tendances indépendantistes, n’a réalisé que 13,9%. Podemos avec 20,6% et 5 millions de voix fait une percée spectaculaire et bouscule la donne, parfois grâce à des alliances régionales et locales, l’appui des nouvelles municipalités récemment conquises à Madrid et Barcelone. Il s’est associé par endroits à IU - Gauche Unie – malgré l’absence de candidature commune sur l’ensemble du territoire, compte tenu des oppositions internes à cette option dans les deux formations. IU, avec 3, 7%, est en recul et confrontée à l’urgence de répondre à la situation nouvelle. L’enjeu est celui d’une coopération, d’une alliance entre l’ensemble des forces anti-néolibérales dans le pays. L’électorat de Podemos est extrêmement hétérogène : protestataires, anciens électeurs du PSOE, militants du mouvement social, électeurs défendant les minorités nationales. L’avenir de Podemos semble incertain. Il a été fondé en 2014 dans la suite du M15, pour exprimer la crise de l’hégémonie et le besoin de rupture politique. Son objectif est de parvenir à un changement de gouvernement en Espagne. Il renforce ainsi, avec Syriza, les forces anti-austéritaires en Europe. Confronté à l’éventualité d’un scénario ‚à la portugaise‘, la question se pose pour Podemos de définir quel type de politique gouvernementale il peut accepter de soutenir. Il s’agit pour lui de savoir comment rester mouvement, avec une place importante de la base tout en exerçant des responsabilités dans les institutions.
En Italie, après s’être profondément désintégrée, la gauche alternative tente de revivre en rassemblant toutes ses forces, comme on l’a vu aux dernières élections européennes avec la liste « Un Altra Europa. Con Tsipras ».
En France, aux récentes élections, le Front de Gauche n’est pas apparu comme une force utile pour exprimer la colère, les désespoirs, le rejet des politiques en cours et du « système » ou l’aspiration à un changement de politique. Après l’effondrement de toutes les composantes de l’hémisphère de gauche, toutes doivent se réinventer. Un vaste chantier où s’engagent des expérimentations fort différentes s’ouvre. En attendant le risque est grand que s’installe un tripartisme entre le PS, la droite et le Front National, avec comme conséquences une situation politique très verrouillée, et le FN au cœur de tous les enjeux.
Le système politique allemand a très rapidement perdu sa stabilité. Pour contrer la droite populiste qui saurait sans aucun doute profiter de la situation, des voix se lèvent en Allemagne pour dire qu’il faut oser dès maintenant ne plus se cantonner à gauche dans un rôle d’opposition mais engager ouvertement la lutte, pour un gouvernement de gauche. Il ne suffi pas de considérer Die Linke comme alternative au moment de élections, elle doit agir et être présentée comme une alternative au pouvoir.
La recherche de coopérations transnationales s’intensifie. Certains espaces de coopération à l’échelle européenne sont déjà constitués durablement comme l’Altersummit, le Parti de la Gauche Européenne ou le groupe GUE/NGL au Parlement européen .
Dans ce moment crucial pour l’avenir de nos sociétés et de l’Europe, la gauche alternative est appelée à relever ce défi historique : il s’agit de faire émerger une nouvelle ambition une nouvelle dynamique à gauche, combinant mouvement et projet de changement de pouvoir pour rompre avec la domination exercée sur les catégories populaires. Sinon, ce sera la droite populiste qui profitera de la situation de crise multiforme : économique, sociale, démocratique, politique européenne.
Une gauche mosaïque en faveur d’un projet émancipateur de notre temps
Compte tenu de la grande diversité des forces sociales, politiques, intellectuelles plus ou moins constituées, des potentiels qui existent ou qui émergent alors que s’érode une social-démocratie européenne en crise durable, le syndicaliste allemand Hans Jürgen Urban développe l’idée d’une « gauche mosaïque » qui aurait à redéfinir ce que signifie une gauche de notre temps et à créer des espaces de travail, de coopération, de co-élaboration inédits. On a besoin tout à la fois de mouvement et de structuration politique. En témoignent les exemples de podemos, de la maire de Barcelone, militante reconnue contre les expulsions, de Syriza, très lié au mouvement social contre l’austérité et d’auto-organisation de la solidarité pour tous afin de répondre aux besoins élémentaires.
Ces dernières années, les espaces de luttes se sont élargis. Les mobilisations les plus politiques concernent les enjeux sociaux et se passent souvent dans des lieux publics de rassemblement. On l’a vu avec les manifestations du « Printemps arabe » de 2010-2011. On a parlé de « mouvement des Places » en référence aux mobilisations de la Place de la Puerta del Sol à Madrid ou de la Place Syntagma à Athènes. Ce ne sont pas seulement des lieux publics mais des espaces publics de débat, agora ou forum au sens fort du terme, où les citoyens débattent de la chose publique, échangent, construisent. En effet, il ne s’agit pas d’abord de manifester sur des revendications définies par avance, il s’agit d’élaborer ensemble les objectifs du mouvement en constituant du commun à partir de la diversité des opinions, des motivations, des cultures, des points de vue. C’est l’élaboration commune de ce projet commun qui lui donne sa force et qui peut laisser espérer sa durabilité.
C’est autour de l’ensemble des luttes émancipatrices de notre temps que peut se reconstruire une gauche qui soit au cœur des aspirations et des luttes populaires. En redéfinissant quelles sont ces luttes on pourra redéfinir ce que c’est qu’être de gauche aujourd’hui. C’est donc une gauche diverse, riche de ses multiples combats, qu’il s’agit de refonder.
Il ne peut y avoir de processus de rassemblement et d’unification que dans le respect des différences. L’unité se construit en donnant vie au commun par des expériences communes et l’échange. Ce qui suppose la multiplication d’espaces publics de rassemblement, d’élaboration. Pour la gauche alternative, l’expérience de 2015 a montré à quel point son rassemblement et sa capacité d’action sont essentiels aujourd’hui pour donner forme et existence aux perspectives alternatives. Comme le note Mario Candéias, « la « multitude » ne va pas de soi, les différents fragments de la mosaïque de gauche sont à peine assemblés qu’il faut déjà de nouveau les réagencer. »
En Grèce, Syriza est une construction originale ayant su dépasser l’atomisation à gauche dans un processus de travail, et cela dans une période de mouvement social assez actif. Syriza a pour composantes des groupes politiques et des mouvements sociaux, mais manque encore de liens avec les syndicats compte tenu du paysage syndical grec. Ce n’est pas un parti de masse, mais lié aux masses via ses liens avec le mouvement social. Proche de la jeunesse, très qualifiée, précarisée et poussée à émigrer, Syriza bénéficie aussi de nombreux apports intellectuels. Les composantes de Syriza se sont engagées dans le mouvement social et altermondialiste depuis quinze ans au niveau national et européen. Ses liens européens sont anciens et riches. La fondation politique de Syriza, l’Institut Nikos Poulantzas, est un des piliers du réseau européen Transform !
Faire vivre et donner forme à cette diversité ne saurait se faire sans imaginer des pratiques nouvelles, de nouvelles formes d’organisation, de rassemblement, sans inventer les formes politiques d’un mouvement où chacun puisse se reconnaître et où l’on ne gomme ni les différences, ni les divergences. La forme centralisée, pyramidale des partis fondés sur le modèle de l’État est dépassée. Les citoyens ne s’identifient plus aux mots d’ordre venus « d’en haut ». Ils souhaitent décider vraiment par eux-mêmes. Faire de la politique suppose de répondre de façon positive à cette exigence croissante d’une façon nouvelle de faire de la politique,
La gauche sociale et politique constitue une vaste mosaïque dont les différents éléments sont complémentaires et composent la richesse et où chacun s’inscrit dans la lutte pour une hégémonie culturelle alternative. Il est trop tôt pour dire quelles formes prendra cette mosaïque. Un des grands défis pour la gauche alternative sera sa capacité à favoriser des processus de co-élaboration et de coopération en dépassant les schémas traditionnels, notamment une certaine centralité des partis constitués dans les rassemblements à construire ; il s’agit de mobiliser des potentialités qui existent dans nos sociétés sans lesquelles aucun mouvement de transformation en profondeur ne sera possible.
La qualité de la culture de dialogue et d’action commune est donc décisive, avec comme principes l’égalité entre les différents acteurs, le respect de leurs diversités d’engagements et de pensée.
Transform! Europe souhaite contribuer à tout ce qui favorisera les échanges nécessaires pour approfondir, sans clivages, analyses et propositions alternatives en y associant toutes les forces disponibles afin d’aller vers des processus de construction commune entre différents acteurs pour faire émerger une nouvelle ambition qui permettrait de dépasser les blocages politiques actuels : changer de politique, de pouvoir partout pour refonder ensemble une Europe répondant aux besoins des peuples.
Lire aussi de Elisabeth Gauthier sur le site Espaces Marx: http://www.espaces-marx.net/