Un budget d'inégalités
Le projet de budget 2018 fait le choix clair de réduire l'aspect redistributif de l'impôt et de favoriser les plus riches des Français. C'est un budget qui creusera les inégalités.
Pendant les semaines qui ont précédé la présentation du projet de loi de finances pour 2018, les deux locataires de Bercy, Gérald Darmanin, ministre de l’action et des comptes publics, et Bruno Le Maire, ministre de l’économie et des finances, ont chanté sur tous les tons que ce budget n’était pas un « budget pour les riches ». Lors de la présentation du PLF ce mercredi 27 septembre, il a répété que les mesures gouvernementales devraient profiter à « tous les Français ». Pour enfoncer le clou, un petit « livret du pouvoir d'achat », jaune canari, a été distribué pour montrer les effets bénéfiques des décisions budgétaires sur les ménages. D'ailleurs, dimanche 24 septembre, Bruno Le Maire dans le JDD énumérait toutes ces mesures avant de s'interroger : « Est-ce là une politique pour les riches ? »
La réponse est pourtant positive, ne lui déplaise. Car s’il existe bien des mesures de soutien aux classes modestes, la logique d’ensemble de ce budget 2018 est bel et bien celle de favoriser les classes les plus fortunées. Car la question n’est pas en effet de savoir si le gouvernement distribue effectivement quelques cadeaux fiscaux aux moins riches, c’est bien plutôt de savoir comment le budget organise la redistribution globale des richesses, ce qui, on l’oublie souvent, est sa fonction première.
De ce point de vue, le doute n’est pas permis. Le gouvernement donne la priorité à deux mesures fiscales dont l’impact se concentrera sur les plus riches : la transformation de l’impôt sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI) par l’exonération du patrimoine mobilier et l’établissement d’un prélèvement forfaitaire unique (PFU) de 30 % pour les revenus du capital. À cela s’ajoutent la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés, qui passera de 33,3 % à 28 % pour les 500 000 premiers euros de bénéfices, la suppression de la tranche supérieure de la taxe sur les salaires pour les banques, la suppression de la taxe sur les dividendes ou encore l’abandon de l’extension de la taxe sur les transactions financières.
Ces mesures de défiscalisation du capital seront instaurées pleinement dès le 1
er janvier 2018 et elles coûteront sur l'exercice 2018 pas moins de 6 milliards d’euros sur les comptes de l’État l’an prochain, sur un total de 10 milliards d'euros de baisses d'impôts sur l'année. Ceux qui profiteront de ces mesures seront principalement les détenteurs de ce capital. Or ces détenteurs appartiennent très largement à la même classe sociale, celle des plus aisés et, plus précisément, les 1 % les plus fortunés. L’État fera donc un effort significatif en faveur des individus les plus riches. Et son action par ailleurs ne « compensera » nullement cet effort. Autrement dit, le budget conduira bien à creuser les inégalités de façon inédite. Voici pourquoi.
D’abord, parce que les « cadeaux fiscaux » visant les ménages modestes et moyens sont, pris globalement, équivalents à ceux attribués au capital. C’était un argument de Gérald Darmanin dans une interview auMonde : « Il y a une répartition proche de la parité entre baisse d’impôts pour les entreprises [y compris le PFU et la suppression de l’ISF – ndlr], et donc pour l’emploi, et baisse d’impôts pour les ménages. » Tel Salomon, le gouvernement aurait donc partagé sa générosité en deux parts égales : une moitié pour les entreprises et les investisseurs ; une moitié pour les ménages. Sauf que ces deux parts ne sont pas égales : l’une est constituée d’une faible minorité de bénéficiaires, l’autre de la masse des Français. Si l’enveloppe est la même pour ces deux publics, l’effet sur les inégalités est donc fortement élevé. Derrière l’égalitarisme de façade, le gouvernement fait donc un choix clair : celui de soutenir les plus fortunés.
Le budget est aussi un budget pour les riches pour une deuxième raison : pour des « raisons budgétaires », le gouvernement a fait le choix de « lisser » les baisses d’impôts aux ménages, mais pas celles offertes au capital. Cet effet a également un impact sur les inégalités, car, en économie, le temps a un coût mesuré notamment par l’inflation. Si donc les détenteurs du capital jouissent pleinement des mesures de défiscalisation au 1erjanvier 2018 et que les ménages bénéficient de mesures fractionnées sur plusieurs mois ou plusieurs années, là aussi les inégalités se creusent.
Cet effet est renforcé par l’augmentation de 1,7 point de la CSG au 1er janvier. Les détenteurs du capital seront protégés de cette hausse puisque la CSG sera comprise dans le PFU à 30 %. Pour les salariés, en revanche, la hausse du salaire net ne dépassera pas 0,5 % en janvier puisque le gouvernement a décidé d’effectuer la suppression des cotisations santé et chômage en deux temps. Le gain passera alors à 0,95 % sur les trois derniers mois. Au final, le gain pour les salariés sera de 0,74 % contre 1,45 % si le gouvernement avait décidé de faire cette bascule en année pleine. Le tout pour permettre à l’État d’économiser 4,5 milliards d’euros. De même, l’exonération de la taxe d’habitation se fera par tiers et la hausse de la prime d’activité se fera en quatre ans. Pourtant, les « raisons budgétaires » auraient aussi bien pu justifier un « lissage » des mesures de taxation du capital. Là encore, le choix du gouvernement est donc clair et assumé par Bruno Le Maire : il fait porter le coût de la consolidation budgétaire sur les ménages et non sur les détenteurs du capital.
Il le fait d’autant plus – et c’est la troisième raison qui fait de ce budget un « budget d’inégalités » – que ces baisses d’impôts généreusement distribuées par l’exécutif ne sont pas gratuites. Elles s’inscrivent dans une politique de consolidation budgétaire et seront donc financées par des baisses de dépenses. Ces dernières sont importantes : pas moins de 15 milliards d’euros sur 2018 qui impacteront évidemment l’accès aux services publics et les mesures indirectes de redistribution des richesses. Globalement, cette année, l’effort principal sera ainsi porté par des économies dans les collectivités locales et la Sécurité sociale. Or ces économies frappent avant tout les classes les plus modestes, celles qui ont précisément besoin de cet accès au service public. Les 5 milliards d’euros d’économies réalisées sur le budget de la sécurité sociale, les 3 milliards d'euros de baisse des dépenses des collectivités locales, la baisse des emplois aidés à hauteur de 2,5 milliards d'euros, les conséquences de la baisse de 1,4 milliard d'euros des APL sur l'équilibre global du logement social, sont des éléments directs qui pèseront sur les ménages.
Le mythe du ruissellement
Pour finir, les mesures sur les ménages elles-mêmes sont concentrées sur les classes moyennes au détriment des classes les plus modestes. C’est le cas de la taxe d’habitation qui profitera principalement, comme l’ont montré les calculs de l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), aux classes moyennes supérieures et même de la bascule entre cotisations et CSG qui sera progressive jusqu’à environ 13 000 euros brut mensuels. Il y aura donc un creusement des inégalités entre classes moyennes et classes modestes, comme il y a un effet de creusement entre classe moyenne et classe supérieure. L’OFCE estime ainsi que les 10 % les plus riches capteront 46 % des baisses d’impôts et qu’ils gagneront dans ces réformes dix-huit fois plus que les 10 % les plus pauvres et six fois plus que le revenu médian. Comme le souligne l’ONG Oxfam dans un récent rapport (que l'on trouvera ici), « le gouvernement fait le choix délibéré d’affaiblir la fonction redistributive de l’impôt en France et de s’affranchir d’un contexte où les inégalités clivent la société ».
Peu importe donc qu’il existe effectivement des mesures fiscales en faveur des classes moyennes et modestes, la logique du budget est celle de redistribuer moins. Un choix qui est présenté comme un élément clé de la « transformation » de l’économie française. La logique est que, libérés des entraves fiscales, les investisseurs viendront placer leurs fonds en France, dans le financement de l’innovation et de l’investissement productif. Mais cette idée, variante de la « théorie du ruissellement », est désormais largement discréditée. Même le FMI a, dans une étude de juin 2015, reconnu qu’il ne disposait d’aucune preuve empirique à l’appui de cette théorie. L’économiste en chef de l’Agence française du développement (AFD), Gaël Giraud, a récemment résumé les échecs de cette vision selon laquelle faire des cadeaux fiscaux aux riches permettait d’augmenter la richesse de tout le monde.
En réalité, aujourd’hui, la science économique s’intéresse de plus en plus aux effets négatifs des inégalités sur la croissance potentielle, notamment par un affaiblissement de la productivité. Mais aussi sur les choix politiques des citoyens. C’est souvent un élément incompris des analystes politiques : des pays prospères peuvent connaître des votes de contestation, notamment en faveur de l’extrême droite. C’est le cas des Pays-Bas, de la Scandinavie, de l’Autriche et, récemment, de l’Allemagne. Mais c’est là le fruit du creusement des inégalités qui, notamment, crée chez les classes moyennes un sentiment de déclassement et de blocages sociaux. Même si, en comparaison, leur sort paraît enviable, l’effet des inégalités provoque des choix politiques de protestation. Dans l’étude du FMI déjà citée, les économistes du Fonds de Washington signalaient ainsi que« le creusement des inégalités a des implications significatives pour la croissance et la stabilité macroéconomique ».
Compte tenu de la situation politique et sociale française, le choix du gouvernement est donc à très haut risque. D’autant que l’exécutif n’a pris aucune garantie pour que ces cadeaux fiscaux aux plus riches se transforment réellement en investissement productif. Aucune mesure de « fléchage » n’a été envisagée, aucune réglementation supplémentaire du secteur financier, favorisant l’économie réelle, n’est prévue. L'argent dégagé pourrait aller s'investir dans la finance et à l'étranger. Quel sera alors le gain réel réalisé ? Mercredi, lors de la présentation du PLF 2018, Bruno Le Maire s'est ouvertement refusé à répondre à une question sur le sujet. Devant l’université d’été du Medef, Bruno Le Maire a clairement affirmé qu’il ne demandait pas de compensation aux chefs d’entreprise. Il se contente de faire confiance. C’est là mal connaître la nature du capitalisme moderne, dominé par la « valeur actionnariale » et le rendement. Bruno Le Maire ne cesse de faire de l’œil aux banques de la City et proclame que la « finance n’est plus notre ennemi ».
En réalité, l’exécutif fait mine de croire que tout investissement financier profite à l’économie. C’est évidemment faux. La finance est un monde à part, en concurrence avec les investissements productifs, qui offrent des rendements plus élevés et attirent des capitaux qui manquent à l’investissement. Acheter un dérivé de crédit ou investir dans un fonds indiciel ne créera pas d'emplois. Le sous-investissement des pays développés ne date pas de la crise financière, mais des années 1980 et de la libéralisation de la finance. Et c’est pour cette raison que la productivité croît de moins en moins depuis trente ans.
Dans son ouvrage Du temps acheté, paru en 2013, le sociologue allemand Wolfgang Streeck estime que « l’État endetté » évolue entre deux légitimités pour lui également cruciales, celle du « peuple d’État » (Staatsvolk), constitué des citoyens, et le « peuple des marchés » (Marktvolk) qui le finance directement et indirectement. Le choix des baisses d’impôts centrées sur les plus riches, de la priorité donnée à la baisse du déficit par celle de la dépense publique et de la faveur accordée au secteur financier prouve combien le gouvernement français fait clairement le choix de cette seconde légitimité, au détriment de la première. Un choix qui ne devrait pas améliorer la crise démocratique que traverse la France.
La politique fiscale du gouvernement se cache donc derrière un paravent de bonnes intentions qui sont en réalité d’une naïveté datée. La réalité est bien que ce budget affaiblit la société française en faisant le choix des riches. Les locataires de Bercy racontent une belle histoire : celle d’un budget qui profiterait à tous et où l’argent offert aux plus riches reviendrait vers le reste de la société sous forme d’emplois. Mais cette histoire est un conte de fées. Dans un article de juillet dernier, l’économiste Josef Stiglitz jugeait ainsi le projet de baisse des impôts pour les plus riches de Donald Trump :« Les baisses d’impôts pour les riches ne résoudront aucun des problèmes du pays. C’est une leçon pour tous les pays qui envisagent de telles mesures – même ceux qui n’ont pas le malheur d’être dirigés par un ploutocrate lâche et inexpérimenté. » C’est pourtant une leçon qu’Emmanuel Macron, en conscience, a décidé d’ignorer.