Institution choyée – et étroitement contrôlée – par Bachar al-Assad comme par son père, le CERS n’est pas, contrairement à ce qu’avancent parfois les porte-parole du régime, une « version syrienne » du CNRS mais un vaste complexe scientifico-militaire créé au début des années 1970. Théoriquement voué à l’étude et l’avancement des sciences et beaucoup mieux doté que les départements scientifiques des universités, il est rattaché directement à la présidence – et non au ministère de l’éducation – et l’essentiel de son activité est consacré aux recherches et développements en matière d’armement.
Indépendant des cinq départements, le discret « projet 99 » dissimule les bureaux et les sites de production des missiles Scud « made in Syria » qui viennent compléter les Scud à propulseur liquide fournis par la Corée du Nord. Chaque département possède, dispersés dans le pays, ses propres centres d’études, d’essais et de production, souvent camouflés en installations civiles. Plusieurs de ces sites du CERS ont été identifiés et localisés par leurs anciens utilisateurs, que nous avons rencontrés.
Un premier emploi à à Kafar Takharim, en octobre 2012
L’autre branche (3600) du département chimie était chargée de la production des armes chimiques. Elle disposait de plusieurs sites situés en plein désert, entre 60 et 100 km à l’est de Damas, dont le site historique de Dumayr, desservi par la route n° 2, partiellement détruit, après l’accord russo-américain de 2013 sur l’élimination des armes chimiques syriennes, par l’ONU. L’actuel directeur du département 3000 – renommé récemment département 5000 pour brouiller les cartes – s’appelle Zouhair Fadhloun.
Un autre site du département 3000 du CERS, celui de Jamraya, sur les flancs du mont Qassioun au nord-ouest de Damas, où étaient assemblés et stockés des missiles, a été attaqué à deux reprises par l’aviation israélienne en janvier, puis en mai 2013. Apparemment pour détruire des engins d’un type jugé dangereux par les militaires israéliens ou sur le point d’être transférés au Hezbollah libanais.
« Nombre de cadres du CERS avaient été recrutés, comme moi, après le baccalauréat, au vu de leurs notes dans les matières scientifiques et invités à poursuivre leurs études, en Syrie, puis à l’étranger, grâce à des bourses du CERS, pour devenir, par leur contribution à la modernisation des moyens militaires, des défenseurs de la Syrie, au même titre que les soldats, raconte un ancien responsable de branche dans le département 3000. À mes yeux, contribuer à doter mon pays de l’atout stratégique que constituent les armes chimiques, c’était le mettre à l’abri d’une attaque d’Israël, péril qui était présenté et, pour beaucoup de mes compatriotes, ressenti, comme récurrent en Syrie. C’était aussi lui permettre de négocier à peu près d’égal à égal avec Israël pour récupérer le Golan.
Je savais qu’une guerre ne nous permettrait pas d’atteindre cet objectif. Je ne suis pas alaouite, je n’avais aucun attachement clanique au régime de Hafez al-Assad, mais je considérais le président assez bon manœuvrier pour obtenir cela d’Israël, dans le cadre, ou non, d’un accord de paix. Donc, travailler à la production d’armes chimiques stratégiques, et à un outil de dissuasion crédible, avec des avions et des missiles capables de délivrer nos munitions chimiques, ne me posait pas de problème particulier.
Les doutes, et les problèmes, ne sont arrivés que lorsqu’on nous a désigné les sept bases aériennes à équiper, et ordonné de concevoir des munitions au gaz miniaturisées. Les pistes des aéroports choisis n’étaient pas assez longues pour permettre le décollage des bombardiers Sukhoï 22 ou Mig 23 de notre aviation. Elles ne se prêtaient donc pas un usage stratégique des armes chimiques. L’une des bases n’abritait même que des hélicoptères. Une autre, celle de Soueïda au sud du pays, était si proche de la frontière que les Israéliens auraient pu la détruire à coups de canon, s’ils avaient constaté qu’elle devenait dangereuse pour eux. Doter ces bases de systèmes de stockage des précurseurs du sarin et de l’équipement nécessaire pour l’introduire dans les bombes ne tenait pas debout. Il n’y avait qu’une seule conclusion à tirer : le gouvernement voulait utiliser cette arme à l’intérieur. Donc contre une révolte potentielle. J’ai fait part de mes doutes à mon supérieur. J’ai aussi fait prévenir le chef des services de renseignements, Ali Mamluk, que nous avions reçu un ordre absurde. Ce que j’ignorais, c‘est que l’idée d’utiliser le sarin contre l’opposition venait de lui. »
Lorsque pour la première fois des armes chimiques ont été utilisées à l’intérieur du pays, à Kafar Takharim, en octobre 2012, les employés du CERS qui avaient manifesté des doutes, des réserves ou des réticences, et qui avaient tous été relevés de leurs fonctions, ont pensé qu’un scandale international allait éclater et que le régime allait être contraint, au moins, de s’expliquer et, peut-être, de renoncer à cette stratégie. Erreur. L’envergure des attaques était limitée, la majorité des premières victimes étaient des combattants de l’opposition armée. L’ampleur médiatique de l’affaire est restée modeste. Son retentissement diplomatique, dérisoire. Et Bachar al-Assad a compris qu’avec quelques précautions, dont il a fini, avec le temps et l’impunité, par s’affranchir, il pouvait persister dans sa décision de gazer ses opposants. Mais les témoins de la préméditation de son crime, surtout ceux qui avaient produit les armes et affiché leur désaccord, devenaient encombrants.
C’est à ce moment, en septembre 2012, qu’un des responsables du programme d’armement chimique, Bachar Hamwi, a été enlevé par les services de renseignements devant son bureau du CERS. « Depuis, il n’a donné aucun signe de vie, raconte un de ses anciens collègues. Mais les armes miniaturisées sur lesquelles il travaillait ont été réalisées et utilisées, après sa disparition, à de multiples reprises. Il n’est pas impossible qu’il soit, aujourd’hui encore, séquestré et contraint de continuer son travail en secret en échange de la sécurité de sa famille prise en otage. »
Des gaz de combat auraient été utilisés à près de 130 reprises
C’est à ce moment aussi qu’un autre cadre du Département 3000, qui avait été relevé de ses fonctions après avoir manifesté son désaccord avec les consignes du régime, a découvert sur Internet que son nom apparaissait dans des forums dénonçant les fabricants de gaz de combat et demandant leur élimination. « Au lieu de me liquider, explique-t-il aujourd’hui, le régime avait livré mon nom au public en espérant sans doute que je serais éliminé par l’opposition. J’ai compris alors qu’il valait mieux, pour ma famille et moi, que nous quittions le pays. J’avais des amis dans l’opposition, des parents dans le Golfe et en Europe. Je suis parti. »
Malgré quelques défections, le département des armes chimiques du CERS, qui ne dépend pas de l’armée, mais de la branche aviation des Mukhabarat, a continué à travailler à l’adaptation du sarin à un usage interne, à concevoir des munitions miniaturisées adaptées à cette besogne et à livrer le tout à l’aviation.
Jusqu’à 2008, les précurseurs des armes chimiques étaient stockés par deux unités des moukhabarat de l’aviation, l’unité 417 et l’unité 418. Après un accident, lié à la corruption d’un groupe de militaires qui avaient détourné une partie du budget affecté à la sécurité des stocks, un officier, Gaith Ali, et une vingtaine d’autres militaires ont été mutés.
Les unités ont été directement rattachées au CERS en devenant la « branche 450 » à laquelle le stockage des produits a été confié, divisé entre les branches 451 et 452. Le pouvoir pensait ainsi réduire le niveau de corruption très élevé qui affectait l’armée, mais dont le CERS était relativement épargné. La surveillance de l’institut responsable des armes chimiques et le secret autour de leur usage interne ont été encore accrus. Ancien responsable de l’armement chimique au sein de la 5e division de l’armée, le général Zaher al-Saket, qui a fait défection en avril 2013, a raconté ensuite à Al Jazeera que sa candidature pour le commandement de l’unité 451 avait ainsi été écartée au bénéfice du colonel Mohammad Ali Wannous, alaouite, donc jugé plus sûr qu’un sunnite.
À partir de juillet 2011, alors que l’armée syrienne libre vient d’annoncer sa création, la branche 450 commence le remplissage des réservoirs installés sur les bases aériennes désignées et les unités d’hélicoptères reçoivent leurs premières grenades au sarin. Dès octobre 2012, alors que le soulèvement poursuit sa militarisation, l’usage « fortement présumé » de sarin par l’armée syrienne est signalé à Kafar Takharim et à Salqin, à 60 km à l’ouest d’Alep. Puis en novembre à Harasta, près de Damas, et en décembre à Homs. Selon le recensement des « Allégations d’emploi d’armes chimiques » établi par la DGSE et annexé à « L’évaluation nationale » du Quai d’Orsay d’avril dernier, des gaz de combat auraient été utilisés à près de cent trente reprises en Syrie, entre octobre 2012 et avril 2017, contre des cibles contrôlées par l’opposition. Qu’il s’agisse de positions tenues par des combattants ou d’objectifs civils.
Une vingtaine de ces recours aux gaz de combat ont eu lieu avant l’accord russo-américain sur la destruction des armes chimiques syriennes de septembre 2013 et l’adhésion de la Syrie, le même mois, à la Convention internationale sur l’interdiction des armes chimiques. Tous les autres ont eu lieu après. Ce qui confirme non seulement le mépris manifeste du droit, mais surtout le cynisme absolu du régime de Damas. Mépris et cynisme confortés par l’inaction de la communauté internationale, puis par le soutien militaire et diplomatique décisif de l’allié russe.
Selon le document compilé par la DGSE, les trois quarts des allégations d’usage d’armes chimiques par le régime syrien n’ont pas pu être « caractérisées avec une grande fiabilité par les services français », mais deux font apparaître de « fortes présomptions » d’usage du sarin, vingt-deux révèlent de « fortes présomptions de l’usage de chlore » et dans cinq cas : à Alep, à Jobar et à Saraqeb, en avril 2013, à Damas en août 2013, puis à Khan Cheikhoun le 4 avril 2017, « l’usage de sarin a été prouvé par la France ». Dans la même période, trois attaques à l’ypérite (gaz moutarde) à El Hassekeh, en juin 2015, à Marea, en août puis septembre 2015 ont été attribuées à l’organisation État islamique, qui a récupéré, notamment à Mossoul, de vieux stocks de gaz de combat de l’armée irakienne.
Au cours de l’une des attaques au sarin prouvées par les services français, à Saraqeb, un hélicoptère de l’armée syrienne a largué sur les quartiers situés à l’est de la ville trois grenades du même type. La première a explosé et libéré sa charge de gaz sans faire de victimes, la deuxième a fait un mort et une vingtaine de blessés. La troisième, qui n’a pas explosé, a été récupérée par les services français. Son analyse a démontré qu’elle contenait « un mélange solide et liquide d’environ 100 millilitres de sarin à une pureté estimée à 60 %. L’hexamine, le DF et un produit secondaire, le DIMP, ont également été identifiés » : la signature des chimistes du département 3 000. L’utilisation d’un hélicoptère, la nature des munitions, l’analyse des composés chimiques retrouvés désignaient clairement, sans doute possible, le régime syrien. La « ligne rouge » définie en août 2012 par Barack Obama était clairement transgressée. Déjà. Sans provoquer de réaction notoire. Quelques mois plus tard, le 21 août 2013, c’était le massacre de la Ghouta, qui a fait près de 1 400 morts et 5 000 blessés.
À suivre: le régime syrien a constitué son arsenal avec l'aide de plusieurs pays