Pour les militants qui entraient dans la clandestinité, l’urgence était d’échapper à la traque policière et d’organiser la lutte armée. Le passage à la lutte armée était au cœur d’intenses discussions, aussi bien au sein du Parti communiste d’Afrique du Sud (South African Communist Party, SACP, interdit depuis 1950), que de l’ANC (interdit depuis la répression de Sharpeville). Albert Lutuli, président de l’ANC depuis 1952, prix Nobel de la paix en 1960, était fermement convaincu que le mouvement de libération devait s’en tenir aux méthodes pacifiques : désobéissance civile, manifestations, boycott.
Nelson Mandela finit par le convaincre et il accepta la constitution d’une aile armée, à condition qu’elle soit indépendante de la direction de l’ANC et de celle du SACP. Mandela en prit la tête avec des dirigeants communistes, dont Joe Slovo. Très symboliquement, le 16 décembre 1961, jour de liesse pour les Afrikaners qui célébraient la victoire de Blood River sur le roi zoulou Dingane en 1838, Umkhonto We Sizwe (en zoulou, littéralement, « le Fer de lance de la nation », également désigné par l’abréviation MK) réalisait ses premiers sabotages en posant des bombes dans plusieurs villes et en ciblant des objectifs symboliques du régime, qui considérait désormais MK comme une organisation terroriste.
Nelson Mandela, alors militant clandestin, se cache en tant que jardinier
Il fallait trouver un lieu sûr qui serve de quartier général aux dirigeants de MK, qui réunissait des responsables du SACP et de l’ANC. Le SACP, grâce aux subtiles transactions menées par Michel Harmel, Harold Wolpe et Arthur Goldreich, tous communistes blancs, fit l’acquisition de Liliesleaf Farm à Rivonia, une bourgade située à une vingtaine de kilomètres de Johannesburg.
La ferme s’étendait sur 10 hectares avec une maison de maître, divers bâtiments et une cabane de jardinier. Arthur Goldreich, sa femme Hazel et leurs deux fils Nicholas et Paul s’y installèrent en décembre 1961. Nelson Mandela, alors militant clandestin sous la fausse identité de David Motsamayi, s’y cacha en tant que jardinier au service de la famille Goldreich. Nicholas et Paul Goldreich se souviennent que « David » les a initiés au football, au lancer de couteaux et à identifier serpents et insectes.
Seuls survivants des anciens occupants de la ferme, les deux frères Goldreich sont aujourd’hui convaincus que la descente de police était inéluctable, les occupants ne prenant pas les mesures de sécurité nécessaires. Paul raconte, par exemple, que ses copains venaient jouer dans cette maison où Blancs et Noirs discutaient ensemble librement, et en parlaient à leurs parents. Les allées et venues de nombreuses personnes blanches et noires, des témoignages de voisins qui s’inquiétaient de cette « étrange cohabitation » alertèrent la police, qui cherchait à mettre la main sur ces « terroristes ».
Pourtant, tous avaient soigné leur « look ». Ahmed Kathrada, l’Indien, avait teint ses cheveux en roux et, maquillé, il paraissait un Blanc bien bronzé ; Walter Sisulu, dont le père était blanc, avait lissé ses cheveux crépus et pouvait ressembler à un métis ; Denis Goldberg, l’ingénieur blanc, utilisait divers postiches ; Govan Mbeki vaquait à ses occupations en salopette d’ouvrier agricole. Mais ces déguisements ne faisaient pas le poids face à la police sud-africaine, bien renseignée par la CIA et certainement d’autres services secrets occidentaux.
La rafle eut lieu le 11 juillet 1963, vers 15 heures, et personne n’y échappa. Comme l’écrit Denis Goldberg dans ses mémoires avec un brin d’humour : « Si nous avions mieux fait le ménage, les papiers de Nelson Mandela n’auraient pas été retrouvés dans la réserve à charbon. » (1) Mandela était déjà en prison, arrêté le 5 août 1962 au retour d’un voyage clandestin en Algérie, en Éthiopie, au Ghana, en Chine et dans d’autres pays amis où il tentait d’obtenir de l’aide pour la lutte armée. Une arrestation permise par les renseignements donnés par un agent de la CIA, infiltré dans le SACP, à la branche spéciale de la police sud-africaine chargée de traquer les militants.
Tout le monde se retrouva en prison, dans des lieux divers selon la couleur de la peau. Arthur Goldreich, Moosa Moolla, Harold Wolpe et Abdulhay Jassat réussirent une évasion rocambolesque de la prison de Marshall Square, grâce à AnnMarie Wolpe. Autorisée à leur apporter nourriture et vêtements, elle avait glissé des limes et autres petits outils dans le pain et le poulet. Son mari insérait des notes dans le col de ses chemises qu’elle emportait pour les laver. Une fois évadés, après une chasse à l’homme, les deux accusés blancs, Wolpe et Goldreich, déguisés en prêtres, réussirent à gagner le Botswana, puis la Grande-Bretagne ; Moola et Jassat parvinrent aussi à quitter le pays.
La rafle de Rivonia marqua un coup dur pour la lutte de résistance : la direction de l’ANC, du SACP et de MK fut décapitée
Après l’évasion de son mari, AnnMarie fut arrêtée, soumise à des interrogatoires musclés, puis expulsée d’Afrique du Sud. Bien que l’on parle peu des femmes des dirigeants arrêtés à Rivonia, à part Winnie Mandela, toutes ont joué un rôle important en continuant la lutte, comme Albertina Sisulu ou Epainette Mbeki.
La rafle de Rivonia marqua un coup dur pour la lutte de résistance : la direction de l’ANC, du SACP et de MK fut décapitée. Arthur Goldreich, Denis Goldberg, Govan Mbeki, Ahmed Kathrada, Raymond Mhlaba, Andrew Mlangeni, Elias Motsoaledi, Lionel « Rusty » Bernstein, Harold Wolpe, James Kantor, Billy Nair, Walter Sisulu et Nelson Mandela devinrent « les accusés de Rivonia » au procès homonyme qui s’ensuivit.
Les retombées de la rafle décimèrent les trois organisations, la répression s’abattant sur les militants qui devaient s’exiler pour échapper à la prison. Les documents trouvés sur place étaient accablants : les notes de Goldberg pour fabriquer les bombes et surtout celles de Mandela sur l’« opération Mayibuye », qui ne planifiait rien de moins qu’une « action révolutionnaire de masse » et une victoire militaire sur le pouvoir blanc. Une mine de renseignements pour la branche spéciale de la police.
Le « procès de Rivonia », qui dura huit mois, de novembre 1963 à juin 1964, à Pretoria, est parfaitement documenté, bien qu’aucune image ne soit disponible : les 230 heures d’audience ont été enregistrées. Il a servi de trame à l’excellent film documentaire de Gilles Porte et Nicolas Champeaux, « le Procès contre Mandela et les autres » (2).
On connaît la célèbre plaidoirie de Nelson Mandela pour la cause de son peuple, accusant le régime raciste. On connaît moins l’équipe d’avocats qui défendit les accusés : Lionel Joffe, Arthur Chaskalson, George Bizos – qui souffla à Mandela d’ajouter « s’il le faut » à sa célèbre phrase « c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir », pour ne pas faire le bravache devant le terrible procureur Percy Yutar –, et Bram Fischer, qui joua un rôle de premier plan après la débâcle de Rivonia.
Au procès de Rivonia, les accusés, qui s’attendaient à être pendus, furent condamnés à la prison à vie.
Né en 1908 dans une famille de la grande bourgeoisie afrikaner, avocat admiré par ses pairs, Bram Fischer refusa l’avenir radieux auquel il était destiné en choisissant d’adhérer, au début des années 1940, au Parti communiste d’Afrique du Sud, la seule organisation qui rejetait fermement toute ségrégation raciale. Après le procès de Rivonia, il accepta de prendre la direction d’un parti dévasté et de rassembler les quelques militants clandestins restés sur place. Il fut arrêté en 1964, en vertu de la loi sur la suppression du communisme, et condamné à la prison à vie en 1966. Atteint d’un cancer négligé sciemment par les autorités, il fut libéré en avril 1975, grâce à une campagne médiatique, et assigné à résidence chez son frère, où il mourut le 8 mai. Denis Goldberg, dans la cellule voisine, fut témoin de sa lente agonie.
Au procès de Rivonia, les accusés, qui s’attendaient à être pendus, furent condamnés à la prison à vie. Denis Goldberg, toujours optimiste, cria à sa mère qui n’avait pas entendu le verdict : « La vie, maman, et la vie, c’est magnifique ! » Pour lui, seul accusé blanc reconnu coupable – Lionel « Rusty » Bernstein fut acquitté –, ce fut la prison de haute sécurité de Pretoria ; pour les autres, le bagne de Robben Island. Nelson Mandela sortira le dernier, le 11 février 1990, après vingt-sept années passées derrière les barreaux. Walter Sisulu, Ahmed Kathrada, Raymond Mhlaba, Andrew Mlangeni ont été libérés en octobre 1989. Denis Goldberg l’avait été en février 1985, à la condition de ne plus revenir en Afrique du Sud.