Dominique Vidal, historien et journaliste, spécialiste reconnu du Moyen-Orient, collaborateur du Monde Diplomatique dont il a été le rédacteur en chef adjoint, est venu dans le Finistère à Quimper et Brest à l'initiative de l'AFPS présenter son dernier livre. À cette occasion il nous a accordé une interview exclusive pour Rouge Finistère.
Interview à « Rouge Finistère» (journal départemental du PCF) de Dominique Vidal - Propos recueillis par Yvonne Rainero
Dans ce livre, vous vous adressez à Emmanuel Macron. Pourquoi ?
Mon livre est titré Antisionisme = antisémitisme ? et sous-titré Réponse à Emmanuel Macron. Ce n’est pas un effet de style. Dans son discours du 16 juillet 2017, lors du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv, où il avait invité le Premier ministre israélien, le Président de la République a en effet déclaré : « Nous ne cèderons rien à l’antisionisme car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »
C’était la première fois qu’un chef de l’État reprenait à son compte cet amalgame inacceptable entre une opinion parfaitement licite, qui conteste la réponse de Theodor Herzl à la « question juive », comme on disait à l’époque, et un délit, puni, comme toutes les formes de racisme, par les lois de la République. Ce faisant, il commettait à la fois une erreur historique et une faute politique.
Dans l’histoire, les Juifs n’ont-ils pas soutenu le projet sioniste ?
En majorité, certainement pas. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est évident : les Juifs communistes, bundistes et religieux refusent de gagner la Palestine pour y bâtir « leur » État. La plupart des 3,5 millions qui quittent l’Europe vont d’ailleurs aux États-Unis, tandis que la Palestine sous mandat britannique ne compte que 460 000 Juifs, soit 2,9 % de la population juive mondiale.
Après la tragédie de la Shoah, plusieurs centaines de milliers de survivants ne peuvent ni rentrer chez eux, ni, faute de visas, se rendre en Amérique : la plupart émigrent vers la Palestine, puis Israël, d’où 800 000 Arabes ont été expulsés durant la guerre de 1948. Il ne s’agit donc pas d’un « choix sioniste », mais d’un moindre mal.
Il en ira de même des deux autres grandes vagues d’immigration en Israël. Chassés de leur pays ou « recrutés » par l’Agence juive, les Juifs des pays arabes n’ont pas d’autre endroit où aller. Idem pour les Juifs soviétiques sous Gorbatchev : ils rêvaient de poursuivre leur voyage jusqu’aux États-Unis, mais durent rester en Israël.
Soixante-dix ans après sa création, ce dernier ne rassemble que 6,5 des 15 à 16 millions de Juifs du monde : malgré le génocide, les autres ont continué, contrairement aux prévisions de Herzl, de s’intégrer dans les États occidentaux où de surcroît la majorité se marie avec des non-Juifs. En outre, plusieurs centaines de milliers de citoyens israéliens vivent à l’étranger. Et même parmi les Juifs français qui ont quitté notre pays ces dernières années, une forte proportion revient.
Historiquement, la petite phrase du président est donc une erreur. Politiquement, c’est pire : elle constitue une faute.
Pourquoi ?
Parce que les dirigeants israéliens et leurs inconditionnels français l’exploitent pour exiger une loi interdisant l’antisionisme, autrement dit la création d’un délit d’opinion. Imaginez que les communistes demandent l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’antigaullisme et les libéraux celle de l’altermondialisme…
L’accusation d'antisémitisme à l'égard du mouvement de solidarité avec le peuple palestinien était déjà sous-jacente dans la circulaire Alliot-Marie. Comment expliquez-vous que l'affrontement d'idées et de personnes à ce sujet prenne aujourd'hui une nouvelle ampleur?
Vous avez raison : l’offensive a d’abord ciblé la campagne Boycott-Désinvestissement-sanction (BDS), qualifiée d’antisémite, sur la base de la directive de la ministre de la Justice Michèle Alliot-Marie (2010), que Christiane Taubira n’a malheureusement pas annulée. Mais, sur des centaines d’actions de boycott, les parquets n’en ont poursuivi qu’une douzaine, dont deux seulement ont été condamnées. L’une d’elle, à Colmar, est désormais soumise à la Cour européenne des droits de l’homme, qui pourrait retoquer la Cour de cassation française. En effet, selon Federica Mogherini, la ministre européenne des Affaires étrangères, l’Union « se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS. »
En difficulté, ces extrémistes liberticides s’attaquent maintenant à l’antisionisme. Dans les deux cas, ils tentent de rompre l’isolement que vaut à Israël sa politique d’occupation, de colonisation et, désormais, d’annexion. La dernière enquête de l’IFOPi indique que 57 % des Français ont une mauvaise image d’Israël et 69 % du sionisme, 71 % jugeant qu’Israël porte une responsabilité majeure dans l’absence de négociations. Seraient-ils antisémites ? Une autre enquête, réalisée par l’institut IPSOSii, balaie cette accusation : l’électorat de la France insoumise et du Parti communiste est, démontre-t-elle, à la fois le plus critique vis-à-vis de la politique d’Israël et le plus empathique à l’égard des Juifs victimes de l’antisémitisme. CQFD. La France n’est pas, loin de là, le seul pays où l’opinion soutienne massivement la cause palestinienne. On en trouve même un reflet sur la scène diplomatique. Déjà, l’État de Palestine est entré à l’Unesco (2011), aux Nations unies (2012) et à la Cour pénale internationale (2015). Et l’Assemblée générale a, par exemple, voté fin 2017 une résolution en faveur du droit du peuple palestinien à l’autodétermination et à un État par 176 voix pour, 7 contre (Canada, États-Unis, Israël, Îles Marshall, États fédérés de Micronésie, Nauru et Palaos) et 4 abstentions (Cameroun, Honduras, Togo, Tonga). ..
Vous placez ce débat avec juste raison sur le terrain de la rationalité des faits historiques, statistiques. Pourquoi est-ce si difficile en France, plus difficile semble-t-il que dans d'autres pays européens?
Pour une raison simple : notre pays est, en Europe, celui qui compte à la fois le plus de musulmans et le plus de Juifs, dont une bonne partie se sentent naturellement proches des Palestiniens ou des Israéliens. D’où l’agitation d’Israël et de ses amis pour redorer son blason dans l’opinion. La tâche n’est pas aisée, vu la radicalisation de la coalition au pouvoir à Tel-Aviv : passage de la colonisation à l’annexion du reste de la Palestine, adoption de lois liberticides, alliance avec les pouvoirs populistes et les forces d’extrême droite européennes…
Comment, par exemple, convaincre nos compatriotes confrontés au spectacle insupportable des massacres de civils désarmés à Gaza ? Certains prétendent que la lecture de certains versets du Coran expliquerait les actes de violence antisémites. Personnellement, j’ai l’impression que les horreurs perpétrées par les snipers israéliens constituent une incitation beaucoup plus puissante. Et j’ajoute que c’est évidemment injuste : les Juifs de France ne sont en rien responsables des crimes de l’armée israélienne. C’est dire l’irresponsabilité des dirigeants du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) quand, au nom des Juifs, ils défendent la politique israélienne : ce sont eux qui font le lien…
L'opinion publique internationale a fortement aidé à la fin du régime d'apartheid en Afrique du Sud. Que pouvons-nous faire pour développer l'intervention citoyenne sur la question palestinienne?
Tant qu’Israéliens et Palestiniens seront seuls face à face, rien n’avancera : c’est la lutte du pot de fer et du pot de terre. Il importe donc que la communauté internationale s’en mêle, sur la base de son droit et notamment des résolutions des Nations unies. C’est pourquoi beaucoup dépend de l’intervention de l’opinion publique. En France comme ailleurs, on l’a vu, une nette majorité des citoyens critique les choix des dirigeants israéliens. Reste à traduire cette critique en actes politiques capables de peser sur les gouvernements. C’est la tâche du mouvement de solidarité et notamment de la campagne BDS.
Il y a bien sûr le « B », dont nous avons parlé. Il se traduit aussi par le refus d’un grand nombre d’artistes de se produire en Israël – sans oublier l’annulation du match de football avec l’Argentine ! Mais il y a aussi le « D » et le « S ». Un nombre croissant de fonds de pension, de grosses banques, de grandes entreprises rompent leurs liens avec Israël et/ou les colonies de Cisjordanie. À terme, tout cela coûtera des milliards de dollars à l’économie israélienne.
À ceux qui doutent de l’efficacité de la campagne BDS, je rappelle qu’elle a d’ores et déjà de telles conséquences, économiques et surtout politiques, que Benyamin Netanyahou l’a qualifiée de « menace stratégique majeure ». Et qu’il a créé, pour la combattre, une organisation dotée, à la fin de l’année dernière, de 72 milliards de dollars. Mais tout l’or du monde ne rendra pas la politique anti-palestinienne d’Israël sympathique !
Comment voyez-vous le devenir des peuples palestinien et israélien ?
Je ne suis pas Madame Soleil. Ce dont je suis certain, c’est que le droit à l’autodétermination des peuples finira par triompher. Le conflit israélo-palestinien représente le dernier grand conflit de décolonisation au monde, et il s’achèvera comme les autres. C’est l’intérêt des deux peuples. Mais j’ignore quels contours aura cette solution.
La communauté internationale s’est prononcée, depuis des décennies, pour une solution sinon juste, en tout cas praticable : la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël. Mais elle n’a rien fait pour l’imposer à Israël et, plus le temps passe, plus cette perspective s’estompe. Il faut être aveugle pour ne pas voir qu’Israël, qui a fait longtemps mine d’accepter cette formule, est en train de l’enterrer : en mettant le cap sur l’annexion de la Cisjordanie, la droite et l’extrême droite se fixent l’objectif d’un seul État, dans lequel les Palestiniens annexés avec leur terre ne jouiraient pas du droit de vote – un État d’apartheid. Vingt-sept ans après la disparition du régime raciste d’Afrique du Sud !
Il revient aux Palestiniens et aux Israéliens qui acceptent leur droit à l’autodétermination de choisir la solution qui leur convient. Pour ma part, je suis sensible à la voix de ceux qui, tout en voulant conserver les acquis diplomatiques de l’État de Palestine, proposent d’engager sans tarder le combat contre l’apartheid et pour l’égalité des droits. Nier la réalité n’a jamais permis de la transformer…