"La guerre civile en France" est le grand texte d'analyse distanciée à chaud de Karl Marx sur la Commune de Paris. L'historien américain Grey Anderson, publié par l'excellente édition La Fabrique du regretté Eric Hazan en 2018 reprend ce titre fort et radical pour qualifier la séquence insurrectionnelle et de coups d’État réussis ou manqués qui se joue en plein cœur de la guerre d'Algérie et pour conjurer son destin annoncé, l'indépendance de l'Algérie et la fin de l'empire français, entre mai 1958, la fin de la IVe République sous la pression de l'armée qui oblige, sous la menace, au rappel du général de Gaulle, et l'avènement de la Ve République et de l'élection du président de la République au suffrage universel, président de la République désormais doté de pouvoirs exorbitants.
De la même manière que Marx revient brillamment sur le péché originel et la mer de sang à l'origine de la IIIe République, République parlementaire oligarchique née dans les massacres des Communards, Grey Anderson exhume lui aussi les cadavres dans le placard de la Ve République, qui continuent à embaumer l’atmosphère, 60 après, notamment avec le racisme anti-arabes hérité du colonialisme et de la guerre de décolonisation, mais aussi par la nostalgie d'un pouvoir personnel fort résolvant toutes les crises, et avec les logiques de pouvoir personnel consubstantielles à la Ve République, qui a fait de la démocratie française celle qui s'apparente le plus à une monarchie absolue.
Les quatre années de guerre civile qui s’écoulent entre la prise du gouvernement général à Alger le 13 mai 1958 et la fin de l’OAS au printemps 1962 n’ont rien que l’on aime se rappeler : une haine et une violence extrêmes, l’usage généralisé de la torture, les exactions policières contre les Algériens révoltés et ceux qui les soutiennent, le mensonge officiel qui présente le retrait d’Algérie comme une victoire et le complot initial comme le triomphe de la démocratie…
Écrit par un jeune universitaire américain, diplômé de Yale, ce livre issu d'un travail de thèse, remarquablement documenté, parfois ardu, car faisant appel à de nombreuses références, dévoile les mécanismes du refoulement de cette réalité douloureuse qui a façonné durablement l’État français et ses institutions.
La tragédie s'ouvre sur sa préhistoire, le 7 mai 1954, dans le chapitre un "Fin d'empire": la chute de Diên Biên Phu, tombée aux mains des forces nationalistes et communistes du général Vô Nguyen Giap, 15 000 hommes de l'armée française tués ou faits prisonniers. Le lendemain, en Algérie, l'anniversaire des neuf du massacre de Sétif est plus joyeux et optimiste que d'habitude. L'inquiétude sur le déclin de la France, le péril rouge dans un contexte d'exaspération de la guerre froide, et de fantasmes sur la contagion communiste, hante l'armée, la bourgeoisie, les élites de droite, qui développe aussi une théorie sur les culpabilités, les "traîtres" et les "incapables" de l'intérieur, en même temps qu'un rêve de purge et de politique de force et de fermeté affranchie des cadres démocratiques. L'antiparlementarisme est à son comble. Début 1957 débute la bataille d'Alger. Lacoste, le gouverneur général nommé par Guy Mollet, donne tout le pouvoir à l'armée, y compris celui de la torture généralisée et de l'élimination des suspects, pour éradiquer la rébellion algérienne. Salan et autour de lui des officiers ayant servi en Indochine vont développer une tactique de contre-guerilla impliquant la population civile dans la guerre et mobilisant l'armée elle-même pour la guerre psychologique. L'armée devient un acteur politique, une puissance politique autonome et les succès sur le terrain, accompagnées par la crainte par l'armée d'une "trahison" ou d'une "faiblesse" politique à Paris, ou bien d'une opposition politique "libérale" et communiste qui, relevant la tête, les compromettraient et les annuleraient, alimentent les rumeurs de putsch. En tolérant et encourageant l'action illégale des tortionnaires, Aussaresses, Massu, Le Pen et consorts, les gouvernements de la IVe République donnaient à l'armée le goût du fascisme et la confiance en elle-même sans lui inspirer pour autant le respect des institutions démocratiques. La gauche au pouvoir, même sous les couleurs de la trahison des idées républicaines et progressistes avec Guy Mollet, restait mépriser de beaucoup d'officiers de l'armée, comme une IVe République qui avait conduit au désastre de Dien Bien Phu selon eux. Les critiques de ce qui restait de gauche authentique en France et en Algérie contre la violence de la répression en Algérie, la pression des ultras de l'Algérie française, la paranoïa aussi par rapport à l'ONU et une communauté internationale jugée (à raison) favorable à l'indépendance de l'Algérie et à l'achèvement de la décolonisation, donnaient à l'armée des rêves de généralisation de l'état d'urgence et de la restriction des libertés.
"L'opposition de la gauche non communiste à la guerre, muette pendant l'année 1956, se fit plus bruyante à partir du printemps 1957, avec le retour en France des premiers appelés et réservistes. Le 29 mars 1957, l'Express publia une lettre ouverte du général Pâris de la Bollardière qui dénonçait les atrocités commises par l'armée en Algérie et appuyait le témoignage récemment publié par Jean-Jacques Servan-Schreiber qui avait servi sous ses ordres comme réserviste. Cette intervention sans précédent valut à de Bollardière, déjà relevé de son commandement le mois précédent, six mois de prison. La censure de la presse, personnellement supervisée par Lacheroy au ministère de la Défense, ne parvint pas à étouffer les révélations en cascade. Deux affaires éclatèrent pendant l'été: l'arrestation et la torture du journaliste Henri Alleg, communiste algérien, et la disparition de Maurice Audin, mathématicien travaillant à l'université d'Alger et membre lui aussi du Parti communiste algérien (PCA). Ces divulgations entraînèrent une forte mobilisation en métropole, bien au-delà des petits groupes habituels, les chrétiens de gauche ou les intellectuels des "Temps modernes". Certes, en dehors du PCF... il n'y avait en France qu'une minorité réduite pour prôner l'indépendance de l'Algérie, et encore moins de monde pour aider directement le mouvement nationaliste. Mais l'horreur de la torture avait créé un terrain commun entre les opposants dans la tradition dreyfusarde qui dénonçaient les crimes perpétrés en Algérie comme la trahison des idéaux républicains, et une extrême-gauche plus radicale."
De l'autre côté, à droite, et dans le mouvement gaulliste à la tradition antiparlementaire bien ancré, il y avait l'attente d'un gouvernement quasi dictatorial "de salut public", pour reprendre la terminologie révolutionnaire, pour gagner la guerre d'Algérie et régler les problèmes d'efficacité et de neutralisation des oppositions face à une situation de risque de déclin national. C'est le projet en février 58 de Soustelle, Roger Duchet, George Bidault, André Morice, fondateurs de l'Union pour le salut et le renouveau de l'Algérie française (USRAF) qui ont soumis au Parlement un projet pour la constitution d'un gouvernement de salut public. Ces quatre mousquetaires de l'Algérie française représentent des traditions différentes de la droite - Républicains sociaux, Indépendants, MRP et radicaux. Salan et Ely, au nom de l'efficacité de la guerre psychologique, appelaient à la neutralisation des critiques de l'action de l'armée française en Algérie en métropole. A Alger même, l'ambiance complotiste et fasciste des milieux d'extrême-droite et ultras de l'Algérie française était à son comble avec d'anciens cagoulards comme Henri Martin, Pierre Lagaillarde, le colonel Thomazo, commandant des Unités territoriales, etc.
A partir d'avril 1958, les réseaux gaullistes se mettent en action à Alger et en Algérie comme en métropole pour le retour au pouvoir du général, face à la "paralysie du régime". Le 13 mai 58, c'est la démonstration de force des partisans de l'Algérie française à Alger, avec l'appel de la foule des pieds noirs, au côté de l'armée, pour un gouvernement de salut public. D'autres manifestations ont lieu en métropole autour des monuments aux morts, dans 17 villes françaises, avec les associations patriotiques et d'anciens combattants. La foule algéroise, depuis le plateau des Glières, se lance à l'assaut du gouvernement général d'Algérie. Des cris sont lancés: "L'armée au pouvoir". Massu lance un comité de vigilance militaire, soi-disant pour éviter les débordements du soulèvement militaire, mais avec un objectif: obtenir un gouvernement de salut public pour que l'Algérie reste l'Algérie française. "Dans le débat parlementaire cette nuit-là, comme on apprenait à Paris le rôle tenu par l'armée à Alger, le leader communiste Waldeck Rochet demanda que Massu soit démis de ses fonctions et que toutes les mesures soient prises "pour sauver la République". Quand la session reprit au petit matin du 14, Pfimlin répondit de façon très directe: "Il faut, mes chers collègues, que vous sachiez que nous sommes peut-être au bord de la guerre civile. Or, de cette guerre civile, les bénéficiaires seraient sans aucun doute ceux-ci (désignant les députés communistes à l'extrême-gauche), desquels rien ne saurait me rapprocher". La menace d'une révolution communiste et celle de la guerre civile pesaient lourd dans les délibérations finales de la IVe République - les deux étant évidemment liés". (La guerre civile en France 1958-1962, Grey Anderson, p. 86).
A la mi-mai, l'armée et les forces Algérie française menacent de faire sécession et réclament à cor et à cri un gouvernement qui garantisse le maintien dans le giron de la France de l'Algérie. D'Algérie, des plans sont échafaudés pour une éventuelle intervention militaire en France. La Corse est aussi en proie à l'agitation. Pendant quinze jours la République vacille jusqu'au moment où une majorité de circonstance à l'Assemblée nationale se range, par nécessité et sous la pression et la contrainte, derrière De Gaulle. Le 1er juin, celui-ci s'exclame à la tribune: "L'unité française est immédiatement menacée (...) L'armée, logiquement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires, est scandalisée par la carence des pouvoirs.... (...) En ce temps même où tant de chances, à tant d'égards, s'offrent à la France, elle se trouve menacée de dislocation, et peut-être, de guerre civile". Puis de Gaulle pose ses conditions: pleins pouvoirs, révision de la Constitution, suspension du Parlement dans la période intermédiaire. De Gaulle est investi par 329 voix contre 224, le PCF vote contre comme la moitié des rangs de la gauche et du centre.
Le 4 juin 1958, c'est le fameux "Je vous ai compris", les bras en V, sur le balcon du Gouvernement général à Alger. Mais De Gaulle ne précise pas ce qu'il fallait comprendre, ni ce qu'il avait compris...
Pendant deux ans, en Algérie, De Gaulle va conjuguer une guerre à outrance sur le terrain, avec les opérations Challe, les déplacements de village, le recrutement massif de harkis, et des timides débuts de discussion avec le FLN, De Gaulle violant un tabou en faisant l'offre d'une "paix des braves en Algérie". La pression internationale sur la France est intense, celle des Etats-Unis notamment, en faveur de l'autodétermination de l'Algérie, et de Gaulle comprend qu'il peut peut-être mieux dans l'état de fait établi sur le terrain concilier les intérêts de long terme de la France en devenant une puissance nucléaire militaire et en lâchant la souveraineté politique sur l'Algérie tout en conservant des accords. De Gaulle commence à envisager une Algérie postcoloniale liée à la France par des traités diplomatiques, commerciaux, militaires.
C'est alors que va s'engager un nouveau bras-de-fer en Algérie, avec les ultras de l'Algérie française, avec la semaine des Barricades en janvier 1960. L'épreuve de force est engagée qui conduira à la sédition d'une partie des officiers supérieurs, le "quarteron des généraux en retraite" Challe, Jouhaud, Salan, Zeller, en avril 61 sympathisant avec le fascisme jusqu'au-boutiste des ultras de l'Algérie française et la mise en place de l'OAS. Grey Anderson raconte aussi dans cette époque d'ultra-violence le massacre sous les ordres du préfet Papon des manifestants algériens contre le couvre-feu à Paris à l'automne 1961 (des dizaines de cadavres furent repêchés dans la Seine, des centaines d'Algériens furent tués sous l'ordre de celui qui organisa les rafles de juifs pendant l'Occupation avant de d'organiser les équipes spéciales de fonctionnaires français et supplétifs chargés de réprimer les Algériens de Paris). Puis ce fut Charonne, un des derniers crimes de la guerre d'Algérie, et vu de France, sans doute un des plus frappants.
Un semblant de calme finalement revint finalement sur les braises encore fumantes de la guerre d'Algérie après 1962 et l'installation définitive de la 5e République. Mitterrand, qui s'est confortablement et jusqu'à l'extrême de l'arbitraire, du pouvoir personnel discrétionnaire, et des barbouzeries, installé dans les institutions de l'auteur "du coup d’État permanent", à partir de 1981, finit le travail de liquidation symbolique de cette mémoire traumatique en réintégrant les officiers rebelles et les proches de l'OAS dans les rangs de la réserve, bradant aussi l’impératif de justice face aux victimes innombrables de l'OAS, lui qui avait déjà bénéficié des reports de voix des partisans de l'Algérie Française à l'élection présidentielle de 1965, et du soutien de Tixier-Vignancour, tout à leur détestation de De Gaulle.
Recension du livre par Ismaël Dupont
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