Retour en Syrie... 2010-2020...
Témoignage
(Épisode 1)
Dix ans, une révolution avortée et une guerre atroce sont passées sur ce pays dont la liberté et l'espoir ont été durablement confisqués, dont l'identité a été profondément chamboulée et altérée dans cette décennie de barbarie, de détresse et de deuil.
A l'été 2010, il y a bientôt dix ans, j'ai eu la chance de visiter pendant cinq semaines une partie de la Syrie avec ma famille. Damas, Bosra, Qanawat et le djebel druze, Tartous, Lattaquié, Hama, Apamée, le Krak des Chevaliers, les châteaux croisés de Marqab et de Saône, Alep, St Siméon, Serguilla, Maarat-al-Nouman, la frontière turque au nord, le monastère de Mar Moussa, la ville des Mille et une nuits de Raqqa, Palmyre, le village chrétien de Maaloula où l'on parle encore l'araméen, la langue de Jésus, Résafé, Ougarit, la ville du premier alphabet connu...
Un voyage touristique dans une dictature... C'est vrai … Mais faut-il s'interdire de rencontrer les peuples et les cultures d'une bonne moitié de la planète ?
Nous savions que le régime était dictatorial, policier, qu'il avait commis de nombreux crimes, notamment lors de l'occupation du Liban et contre les Frères Musulmans (en 82 à Hama, Alep, etc), les Kurdes et les opposants de gauche, notamment au début des années 1980 lors du règne de Hafez-al-Assad, mais nous voulions aussi découvrir un peuple, une histoire et une vieille culture métissée extrêmement riche du Proche-Orient, et il se disait à l'époque que Bachar-al-Assad avait à cette époque au moins partiellement « libéralisé » le régime, ce qui était évidemment une stratégie de communication éphémère, un leurre, la parenthèse d'ouverture n'ayant duré en réalité que quelques mois.
Nous avons trouvé là-bas des paysages et des villes antiques extraordinaires, une cuisine succulente, une histoire et une culture d'une extrême richesse et ancienneté, ouvertes à une grande diversité d'influences et d'héritages, et surtout des gens très accueillants, ouverts et chaleureux, dans un pays très jeune.
Nous avons été invités dans de nombreuses familles, à Tartous, Hama, Raqqa, Maraat al-Nouman, et eu des échanges amicaux avec plusieurs Syriens, sans doute plus que dans la plupart des autres pays que nous avons eu la chance de découvrir.
Bien sûr nous essayions de ne pas trop parler politique pour ne pas embarrasser nos interlocuteurs s'ils n'évoquaient pas eux-mêmes la question, conscients que c'était un sujet risqué pour eux, et où la liberté d'expression pouvait se payer cher. Nous avons sympathisé avec des gens qui ont certainement dû ensuite se retrouver, par contrainte, déterminisme ou choix, rattachés ou affiliés à des camps opposés dans la guerre civile. Pendant les premières années de la guerre, et toujours maintenant, même si on s'habitue au pire, nous avons eu honte de notre impuissance, et de l'inaction de la France et des démocraties, laissant Bachar-al-Assad commettre les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité les mieux renseignés, les fameuses "lignes rouges" étant franchies à de nombreuses reprises en toute impunité ...
En 2010, nous étions loin de nous imaginer que la révolte populaire et citoyenne, puis la révolution allait éclater 6 mois plus tard, ni qu'une guerre parmi les plus atroces de l'époque contemporaine, à rebondissements et renversements de fronts, une guerre qui dure déjà depuis 9 ans et qui n'est pas terminé, allait s'ensuivre, faisant, sur une population de départ de 24 millions, au moins 400 000 morts, 80 000 disparus, des dizaines de milliers de torturés dans les prisons de Bachar-al-Assad (un rapport d'Amnesty International en août 2016 établissait à 17 000 le nombre de prisonniers morts sous la torture dans les geôles inhumaines du régime entre mars 2011 et décembre 2015, plus 13 000 détenus victimes d'exécutions extra-judiciaires sur la même période), au moins 5,5 millions de réfugiés à l'étranger et 7 à 8 millions de personnes déplacées de l'intérieur en Syrie. Des centaines de milliers de personnes plongés dans l'extrême misère, dont les habitations et le cadre de vie ont été détruits, qui ont vu mourir de nombreux membres de leurs familles et des proches, et s'exiler de nombreux autres. Les millions de réfugiés syriens de l'intérieur et de l'extérieur, et ceux des villes aux habitations et infrastructures sanitaires en grande partie détruites, risquent encore de payer un prix exhorbitant avec l'épidémie du COVID-19. Quelques dizaines de médecins et de respirateurs artificiels pour les camps de réfugiés du nord de la Syrie, comment faire ?
Le pays que nous avons pu visiter en 2010 est aujourd'hui largement détruit, et pas simplement matériellement, on peut dire qu'il n'existe plus, et même si les bases de la société et de la culture sont toujours présentes sans doute, une partie des femmes et des hommes aussi, tous sont quelque part enfants de la guerre, modifiés par celle-ci, avec en plus pour ceux qui ont cru à la révolution et à une démocratisation la désillusion de l'espoir brisé, et du maintien au pouvoir d'un régime qui a fait la guerre à son peuple. Le pays, comme jadis le Liban, est aussi durablement clivé entre communautés, mémoires antagoniques, des procédés de déplacements forcés employés comme procédés de purification ethnique, confessionnel et politique, se sont multipliés et préparent de nouvelles tensions et drames à venir.
Ce n'est que trois semaines après notre voyage en Syrie, à l'occasion de la fête de l'Humanité, que nous avons rencontré et discuté avec un militant communiste syrien réfugié en France hostile au régime de Bachar-al-Assad (il y avait deux partis communistes au moins, l'un acceptant le simulacre de représentation légale dans une opposition compatible avec le régime, l'autre ayant complètement rompu avec le régime et étant persécuté, et les deux partis étaient présents à la fête de l'Humanité à quelques dizaines de mètres de distance), celui-ci nous ayant fait découvrir l'excellent essai de Caroline Donati « L'exception syrienne » sur la situation du régime syrien et de la société en 2009, et leur histoire proche et plus lointaine, que nous avons ouvert les yeux sur les violences et rapines de ce régime du temps de Bachar-al-Assad et sa fragilité due notamment à la fragilisation économique des classes moyennes avec la politique de libéralisation et de privatisation de secteurs clefs de l'économie, autrefois contrôlées démocratiquement, la politique de « modernisation », de « réformes structurelles », et de privatisation au profit d'un clan au pouvoir ayant marginalisé davantage le parti Ba’th et creusé les écarts entre une élite enrichie et « mondialisée » et une majorité appauvrie.
Bien sûr, si l'étincelle n'avait pas déclenché un soulèvement dans la Tunisie de Ben Ali, avec à peu près les mêmes causes et les mêmes revendications, ou sur la place Tahrir au Caire face au régime ploutocratique et policier de Hosni Moubarak, peut-être que le soulèvement de la société syrienne aurait été différé, ou pris d'autres formes. L'extrême violence de la répression des manifestations populaires laïques et multiconfessionnelles pour la dignité, le pain et la liberté, les snipers, l'emprisonnement, la torture et la mort pour mater des manifestants désarmés, a contribué à enclencher la militarisation du conflit en Syrie, les déserteurs de l'armée refusant de massacrer leur peuple n'ayant d'autre choix que celui de l'autodéfense et de prendre les armes contre le régime, les États du Golfe franchisant ensuite des groupes qu'ils armaient en fonction de leur propre agenda politique et de leurs intérêts idéologiques ou stratégiques.
C'est à l'été 2011 que commencent à se multiplier les désertions au sein de l'armée, sachant que le régime avait recours massivement à la conscription pour pouvoir contrôler les jeunes, les embrigader, et les enrôler dans son travail de police et de « pacification ». Les références et affiliations à différents groupes islamiques sunnites sont liées ensuite, pas forcément que à des projets idéologiques, mais à des besoins d'argent et d'armement pour pouvoir se battre, et donc à une logique de « franchise» et de communication à l'endroit des donateurs du monde arabe. La radicalisation sectaire et idéologique indéniable des groupes armés d'opposition, le développement du djihadisme islamiste, de la violence de chefs de guerre mafieux, l'arrivée de volontaires étrangers fanatisés, n'ont fait que croître au cours d'un conflit devenant de plus en plus brutal même si une grande partie des enrôlés dans la résistance armée se sont d'abord engagés pour défendre leur ville et leur quartier, se protéger ou se venger, eux et leurs proches, parvenir à destituer le tyran sanguinaire, l'enrôlement islamiste, plus ou moins superficiel, venant dans un second temps. Le devenir islamiste fondamentaliste d'une bonne partie de la résistance militaire à Bachar Al-Assad et ses alliés est également lié au manque de soutien effectif des « démocraties occidentales » vis-à-vis de la rébellion. Certes l'ASL a été armée en partie par les Français et les alliés des américains, et les milices kurdes par les Américains et les Français, mais il n'y a eu aucune protection militaire ou diplomatique efficace contre les bombardements, y compris aux armes chimiques, des villes et quartiers passés à la rébellion, aucune zone d'exclusion aérienne, aucune initiative probante pour stopper la puissance machine répressive et criminelle du régime et de ses Alliés. Du coup, la résistance a trouvé les alliés qu'elle a pu.
En France et en Europe, l'opinion a été relativement frileuse sur une intervention énergique (pas forcément une « invasion ») en Syrie pour protéger une population luttant à armes inégales contre une autocratie sanguinaire. Plusieurs facteurs : une tendance isolationniste et une indifférence teintée de fatalisme sur les conflits du reste du monde, la mise en doute des affirmations sur les crimes de guerre de Bachar al-Assad (tortures massives, attaques chimiques, populations civiles et hôpitaux ciblées spécifiquement), l'efficacité dans certains milieux de la thèse d'un régime particulièrement gênant pour l'impérialisme américain, voire pour les Israéliens, et aussi, une certaine acceptation culturaliste, « voire raciste », d'une violence qui ne concerne que les Arabes entre eux, voire de l'idée que la démocratie ne peut convenir aux Arabes et qu'une dictature laïque n'est qu'un moindre mal. Le fiasco des guerres d'ingérence en Libye, en Irak, en Afghanistan était aussi un argument sérieux.
La tactique de Bachar-al-Assad et de la garde rapprochée du régime, officiers de l'armée et des services de renseignement, élites économiques liées au clan alaouite au pouvoir, face à une révolte démocratique soutenue de par la majorité de la population, a été :
- La terreur militaire, policière, la fanatisation des chabbihas (délinquants souvent d'origine alaouite agissant comme milices au-dessus de toute loi civile et morale pour terroriser les populations supposées hostiles au régime), le viol comme arme de guerre, la torture systématique et la terreur carcérale pour éloigner les moins téméraires des manifestations et provoquer une radicalisation et une militarisation de l'opposition.
- Un discours se posant comme le garant du maintien d'une Syrie laïque et multiconfessionnelle face à la « menace » d'une prise de pouvoir des sunnites et des islamistes. Une politique visant à « communautariser » et « confessionnaliser » le conflit, et à maintenir pour le régime un bloc de soutien populaire chez les alaouites, les chrétiens, les druzes, au nom de la peur de l'Autre. La Syrie était composée en 2011 d'environ 75% à 80 % de Sunnites, de 10 % à 12 % d'Alaouites (entre 2 et 2,5 millions de personnes), moins de 8 % de Chrétiens rattachés à différentes églises (grecque orthodoxe, grecque catholique, syriaque, arménienne, etc), 5 à 10% de Druzes, 10 % de Kurdes (qui sont sunnites en majorité). L'image de propagande d'un régime protégeant les minorités, et tout particulièrement les Chrétiens, a un usage interne comme externe et aura une certaine efficacité persuasive sur les Occidentaux, notamment dans certains milieux chrétiens européens et à droite. Là encore, les horreurs de Daech en Syrie et en Irak vont servir à accréditer cette idée d'une dictature garante de la stabilité du pays et de la survie des minorités.
- Une politique pragmatique vis-à-vis des Kurdes acceptant provisoirement le fait accompli de leur autonomisation au nord du pays (Afrin, Rojava) en échange d'un accord de non-agression avec le régime et d'une lutte pour empêcher la progression de l'Armée Syrienne Libre. « Dès l'été 2011, le PYD est ainsi parvenir à négocier avec Damas son retour progressif dans les trois poches de peuplement kurde, du contrôle de la frontière et de l 'éloignement de l'Armée Libre Syrienne de ces régions, marquant ainsi le retour implicite d'une logique communautaire en zone kurde... En échange, les forces de sécurité (du régime) ne sont plus intervenues dans les trois régions kurdes au nord de la Syrie, ce qui leur a permis de se redéployer dans les villes de la Syrie centrale au printemps 2012 » (Arthur Quesnay et Cyril Roussel, dans Pas de printemps pour la Syrie).
- Une diabolisation des opposants, des terroristes « instrumentalisés » par les islamistes, des infiltrés de l'étranger, l'impérialisme occidental (d'abord américain, avec ses alliés européens, israéliens, du Golfe) quand le pouvoir, fort de son soutien à l'Iran et au Hezbollah, se voulait officiellement un adversaire résolu du sionisme et de l'hégémonie américaine dans la région (même s'il collaborait depuis des années avec les Etats-Unis, notamment en externalisant la torture contre les Islamistes et en en livrant certains aux Américains après 2001 pour être envoyés à Guantanamo).
- Une consolidation d'alliances internationales : avec la Russie, dont Bachar garantissait l'accès à la Méditerranée par le port de Tartous et le maintien de sa base militaire, et qui voulait contrer le développement de l'influence de l'OTAN, turque et américaine, dans la région, mais surtout engager un bras de fer gagnant avec les États-Unis et leurs alliés, les États oligarchiques, réactionnaires et atlantistes du Golfe. La bataille de Syrie a été pour la Russie une revanche sur les engagements trahis par l'invasion en Libye, et une manière de renforcer son image de puissance internationale sur le retour, avec une force de frappe militaire et stratégique sur laquelle il faut compter.
- La libération et l'instrumentalisation des militants islamistes les plus radicaux pour qu'ils constituent un front d'opposition violente susceptible de venir combattre et éradiquer l'opposition démocratique et laïque et de servir de « repoussoir » pour la société syrienne et la communauté internationale. Le régime syrien avait déjà utiliser au Liban cette instrumentalisation d'éléments islamistes radicaux.
- Une guerre de propagande et de désinformation à l'échelle nationale et internationale pour servir cette tactique.
Contre toute morale de l'histoire, cette tactique a fonctionné, même si le régime n'aurait pas tenu sans le soutien militaire au sol de l'Iran et du Hezbollah et par les bombardements aériens de la Russie de Poutine. Elle a eu des effets différés avec l'émergence de Daech, que le régime a laissé se développer à l'est du pays, qu'il n'a quasiment jamais affronté, mais qui lui a permis ensuite, auprès des occidentaux, de se poser en « mal nécessaire » et seul rempart contre un « foyer de terrorisme » dans un pays livré au chaos. Aujourd'hui, Bachar al-Assad, avec le plus parfait cynisme, la plus grande impudence, peut cracher sur ses victimes avec des formules du type : « le tissu social syrien se porte mieux qu'avant la guerre », « nous avons gagné une société plus saine et plus homogène » (propos tenus le 1er novembre 2016, cités par les auteurs de Dans la tête de Bachar al-Assad).
Le régime de Bachar-al-Assad a aussi bénéficié des divisions et du manque de légitimité populaire et de leadership de l'opposition en exil, divisions et défaut de légitimité qui sont allés croissants au cours du conflit, cette opposition étant un patchwork de personnalités politiques et de notables parrainés par les puissances étrangères hostiles à Bachar-al-Assad aux plans divergents, sans toujours de lien véritable avec la résistance s'organisant sur le terrain, dont les leaders sont rapidement devenus des chefs de guerre et des groupes armés en concurrence, pour le pouvoir, l'argent, la reconnaissance internationale, voire l'idéologie, avec la militarisation du conflit.
Mais revenons à 2011... Les quartiers qui se sont soulevés les premiers sont à la fois ceux où il y avait une visibilité de l'accaparement des richesses par une élite prédatrice, et ceux où la répression du régime a été immédiate et disproportionnée. Les quartiers mobilisés ont rapidement mis en place des coordinations locales organisant les manifestations, les rendez-vous et mots d'ordre, ce fut un espace d'invention et de première implication démocratique extraordinaire.
L'intellectuel de gauche, formé dans la culture communiste, Yassin al-Haj Saleh, esquissait une interprétation de classe de la révolution syrienne, valable aussi pour la Tunisie et l’Égypte, en y associant le poids de la mouvance islamiste, principale force d'opposition organisée à ces dictatures, même si ce n'était pas la force motrice et initiatrice du mouvement populaire en 2011, dans un article écrit à Damas en juin 2011 - « La révolution des gens ordinaires : questions morales, culturelles et politiques » : « Au final, on peut dire que la révolution syrienne a éclaté contre une modernisation économique libérale privilégiant les riches, contre une modernité sans contenu émancipateur, se limitant au secteur bancaire, aux universités privées et aux voitures de luxe. C'est une révolution contre un régime qui a fait de « modernisation et développement » une doctrine masquant la relation privilégiée et illégitime entre le pouvoir et l'argent. C'est une révolution contre les riches qui ont pillé le pays du temps du socialisme baathiste avant de devenir les seigneurs de l'économie libérale. Et contre les idéologues qui ont fait de la « modernité » une nouvelle religion... »
L'ensemble de l'article publié en France dans le recueil d'articles La Question Syrienne (Sindbad, Actes Sud, 2016, Yassin al-Haj Saleh), passionnant, mérite d'être cité plus largement:
« La révolution syrienne constitue une expérience hors du commun pour des centaines de milliers de Syriens, une épreuve aussi bien morale que politique, un renouvellement psychique autant qu'un changement social. C'est une insurrection contre soi et une révolution contre ce qui est.
Défiant les dangers de détention, de torture et de mort, des jeunes et des moins jeunes, des femmes et des hommes, bouleversent leurs vies et se renouvellent à travers la participation au mouvement de protestation. Ils sortent plus forts de cette expérience, plus courageux et plus entreprenants. Ainsi ils se respectent eux-mêmes davantage ».
« Aujourd'hui, il existe deux forces en Syrie : le régime et le soulèvement populaire, que j'appelle « intifada ».
La première possède les armes, l'argent et la peur mais est dépourvue de tout sens. La deuxième possède le défi et le goût de la liberté. L'intifada est l'incarnation de l'altruisme extrême : le sacrifice. Le régime est l'incarnation de l'égoïsme extrême qui pourrait mener à la destruction du pays pour faire survivre une clique médiocre aux plans intellectuel, politique et éthique. L'intifada est une révolte morale et politique, elle produit la plus grande rupture dans l'histoire contemporaine de la Syrie depuis l'indépendance. Le régime, lui, est en guerre contre la société syrienne ; pour qu'il survive, il faut que la société soit malade, divisée et dépourvue de confiance en elle-même ».
« Désormais, la Syrie n'est plus la Syrie d'Al-Assad ou du Baath. En nommant et ressuscitant les noms, l'intifada se fait créatrice de subjectivités, d'initiatives et d'actions libres, alors que le régime a tout fait pour réduire la Syrie et les Syriens à des objets soumis à une seule et unique subjectivité libre : Al-Assad. L'intifada dévoile la richesse longtemps occultée de la Syrie, sa richesse sociale, culturelle et politique, la richesse de ses enfants dont les traits ont été effacés. Elle leur donne la parole : ils crient, ils protestent, se moquent, chantent et reprennent l'espace public ou plutôt le libèrent d'une occupation quasi totalitaire ».
« La politique de Bachar-al-Assad, celle de la « modernisation et du développement » se base essentiellement sur le renouvellement des outils et appareils (nouvelles voitures, centres commerciaux, hôtels et restaurants luxueux, banques, écoles et universités privées pour l'élite du pays), mais sans contenu humain ou politique d'intérêt général. Rien en matière de droits politiques, de libertés publiques, de solidarité sociale, de culture. Bien au contraire, la solidarité sociale et nationale entre les Syriens s'est gravement délitée... Cette combinaison entre un régime politique suranné et inhumain d'un côté et une vitrine matérielle brillante de l'autre est la marque de fabrique du système en place. Cela fait de lui plus qu'un régime autoritaire : il s'agit d'un système social, politique et intellectuel basé sur la discrimination presque raciale par le monopole du pouvoir et de la richesse nationale. Ce monopole est une des raisons majeures de la protestation populaire et explique pourquoi celle-ci a débuté dans les régions périphériques et rurales du pays et les banlieues. La libéralisation économique qui a eu lieu il y a quelques années a engendré un modèle de développement favorable aux grandes villes au détriment de la province, aux centres au détriment des quartiers « périphériques » et à de nouvelles banlieues riches au détriment des anciennes banlieues populaires, vers lesquelles on a expulsé la population déclassée, qui a subi les conséquences désastreuse de ce « développement » libérale autoritaire.
Marginalisés, ces zones ont vu grimper le taux de chômage en raison du changement de la nature de l'offre (utilisation des nouvelles technologies, langues étrangères). Cela s'ajoute au recul du rôle social de l’État et à la transformation de ses représentants locaux en notables fortunés et arrogants, gouvernant la population tels des émissaires étrangers n'ayant ni respect ni sympathie à son égard. Le cousin germain du président, Atef Najib, qui avait arrêté puis torturé des enfants de Deraa juste avant le déclenchement de l'intifada, puis suggéré à leurs pères que ses hommes en fassent de nouveaux à leurs épouses s'ils étaient impuissants, est l'exemple type de l'homme de pouvoir brutal, inhumain et bénéficiant d'une impunité absolue.
Certains intellectuels ont contribué à entretenir cette situation en défendant une approche autoritaire de la laïcité qui se contente de réduire le rôle de la religion dans la vie publique sans se prononcer sur le système politique et les élites qui en tirent profit. Cette approche aristocratique et mensongère de la laïcité a justifié la conduite brutale et méprisante du pouvoir à l'égard des classes populaires et la suppression des garde-fous éthiques et intellectuels censés protéger la vie de la majorité. (…)
Au final, on peut dire que la révolution syrienne a éclaté contre une modernisation économique libérale privilégiant les riches, contre une modernité sans contenu émancipateur, se limitant au secteur bancaire, aux universités privées et aux voitures de luxe. C'est une révolution contre un régime qui a fait de « modernisation et développement » une doctrine masquant la relation privilégiée et illégitime entre le pouvoir et l'argent. C'est une révolution contre les riches qui ont pillé le pays du temps du socialisme baathiste avant de devenir les seigneurs de l'économie libérale. Et contre les idéologues qui ont fait de la « modernité » une nouvelle religion... »
« (...) La révolution syrienne rassemble divers milieux locaux qui se révoltent contre les privations et l'intrusion brutale des services de sécurité dans leurs vies et réseaux de solidarité. Elle mobilise aussi des individus modernes, éduqués et cultivés, des hommes et des femmes aspirant à la liberté et à l'autonomie individuelle. Ce qui relie ces deux catégories est leur attachement au travail comme moyen de subsistance, mais aussi comme boussole morale dans leur vision du monde. Elles constituent ensemble la société syrienne « publique » par opposition à celle, « privée », qui se définit par le pouvoir, l'argent ou par une prétendue distinction culturelle et intellectuelle.
La liberté que défendent et pour laquelle se sacrifient des jeunes, croyants et non croyants, de la classe moyenne éduquée et de ses franges les plus défavorisées, signifie pour eux la reconstruction politique et éthique autour de la valeur travail. Une valeur radicalement opposée à celle du pouvoir et de ses alliés... La primauté du mot d'ordre de « liberté » indique tout simplement que l'on est convaincu que la justice dépend de l'élimination de la tyrannie ».
Subhi Hadidi, Ziad Majed, Farouk Mardam-Bey, trois intellectuels de gauche syriens et libanais vivant aujourd'hui en Europe, dressent aussi une analyse de classe des facteurs socio-économiques qui ont favorisé l'insurrection syrienne en 2011 dans leur essai paru en 2018, Dans la tête de Bachar Al-Assad (Actes Sud) :
« La « marche du développement et de la modernisation » entamée par (Bachar Al-Assad) aboutit en 2005 à l'adoption officielle d'une politique économique néo-libérale dissimulée sous le label « économie sociale de marché »... La Syrie adhéra en 2005 à la grande zone arabe de libre-échange ; un accord de libre-échange signé avec la Turquie entra en application début 2007 ; une bourse des valeurs ouvrit à Damas en 2009 ; les capitaux affluaient de partout en provenance surtout des pays du Golfe. Le résultat fut catastrophique malgré un taux de croissance flatteur de 5 %: le nouveau cours renforça en effet le caractère monopolistique du capitalisme syrien désormais mondialisé au détriment des petites et moyennes entreprises soumises à une forte concurrence étrangère, et les classes populaires pâtirent de l'inflation galopante et de la suppression ou de la réduction de la subvention aux produits de première nécessité. Les plus affectés furent les paysans dont était naguère issue la majeure partie des cadres du Baath et que Hafez-al-Hassad considérait comme la principale base sociale de son régime. En plus de la disparition des aides multiformes qui leur étaient accordées par l’État, une loi promulguée en 2004 portant sur les relations agraires laissant les plus démunis d'entre eux à la merci des investisseurs privés. Conjuguée avec une sécheresse de quatre ans, la crise sociale dans les campagnes eut pour conséquence un exode d'une ampleur sans précédent vers les grandes villes. Entre 2004 et 2008, la population rurale active se réduisit de moitié, et la part de l'agriculture dans le PIB passa de 40 % à 17,6 %.
En revanche, la bourgeoisie affairiste accumulait les fortunes en milliards de dollars, placées en grande partie dans les paradis fiscaux, et creusait davantage le fossé entre elle et les 33 % de la population qui vivaient en-dessous du seuil de pauvreté, dont près d'un tiers dans un état d'extrême pauvreté. Le nom qui a longtemps illustré la fulgurante ascension de cette classe est celui de Rami Makhlouf, le cousin maternel de Bachar, dont on disait qu'il contrôlait 60 % de l'économie syrienne, aucun secteur n'échappant à sa rapine, de la téléphonie mobile aux boutiques hors taxes en passant par la banque, le pétrole, le BTP, le transport et le tourisme. Il fonda en 2006 avec 70 hommes d'affaires un holding tentaculaire, le premier en Syrie, en se réservant 51 % des actions. Comme lui, d'autres cousins et proches de Cachar, et avec eux les enfants et les neveux des hommes de confiance de son père, ont été, dans ces années 2000, les agents les plus actifs de la transition du « socialisme » au néo-libéralisme. Si la bourgeoisie d’État du temps de Hafez offrait sa protection à la bourgeoisie d'affaires et lui soutirait en échange un généreux pourcentage de ses bénéfices, il s'agissait désormais d'une fusion des deux dans une même classe sociale dominante, soudée par les mêmes intérêts, les mêmes convictions et le même mode de vie. Cette classe étant née et ayant grandi et prospéré à l'ombre du pouvoir absolu des Assad, il était illusoire d'imaginer que la libéralisation économique puisse la conduire à revendiquer des réformes démocratiques, même mineures... Ceux qui se demandent pourquoi les Syriens se sont révoltés en 2011 devraient ne pas oublier, entre beaucoup d'autres raisons, l'insupportable insolence de la nouvelle classe dominante ».
Publié en 2013 aux éditions La Découverte, l'essai collectif Pas de printemps pour la Syrie, sous la direction de François Burgat et Bruno Paoli, donne aussi des clefs pour comprendre l'enchaînement qui a conduit d'une révolte populaire demandant une inflexion démocratique du régime, la justice sociale, la fin de la corruption et du clientélisme, à une guerre civile à tendance communautaire et attisée, exploitée, instrumentalisée par des forces extérieures livrant une concurrence pour l'hégémonie politique et économique dans la région.
Dans ce livre, la militante communiste Nahed Badawie, membre du parti de l'action communiste syrien, emprisonnée de 1987 à 1991, puis une deuxième fois lors du premier « printemps de Damas » de 2000, consécutif à la mort d'Hafez-al-Assad, témoignait devant François Burgat depuis son exil à Beyrouth :
« Le plus important, c'est de bien comprendre que le régime savait que sa seule chance de l'emporter face à une protestation démocratique dépassant toutes les divisions confessionnelles était de restaurer ces divisions et de faire prendre à la révolte la tournure d'un affrontement interconfessionnel. La grande différence entre cette révolte de 2011 et celles des années 1980, c'est en effet que, lorsque les Frères musulmans s'étaient révoltés à Hama (et dans de nombreuses autres villes du pays), seuls les sunnites les avaient soutenus. Alors qu'en 2011, dès le début, la mobilisation, au moins chez les intellectuels, avait une assise dans absolument tous les compartiments de la société. Cela dit, il n'est pas faux pour autant de reconnaître que les sunnites étaient majoritaires. Il y a à cela deux explications.
D'abord le fait que le mouvement a pris plus largement dans les quartiers défavorisés. Or, si les défavorisés n'étaient pas tous sunnites, les sunnites défavorisés l'étaient en quelque sorte doublement : au même titre que tous les autres, mais aussi en tant que sunnites ; les chrétiens ou les Druzes défavorisés, et plus encore, les alaouites entrevoyaient, pour améliorer leur condition, des possibilités de passe-droits, des chances d'accéder à l'appareil d’État ou à des emplois. Rien de tel pour les sunnites. Ensuite, si la mobilisation a mobilisé à parts égales les intellectuels de toutes les confessions, il n'en a pas été vraiment de même dans les couches populaires : au sein des minorités chrétienne, druze ou alaouite, à la différence des intellectuels, ces composantes dévalorisées de la société se sont malheureusement montrées bien plus réceptives à la propagande destinée à les couper de la majorité sunnite.
S'agissant des groupes islamistes radicaux comme Jabhat al-Nosra, … leur légitimité est forte car ils luttent contre – et donc protègent de – la terrible violence de l’État (…).
Nahed Badawie toujours :
« Parmi les procédés employés par le régime dès le début pour instiller la peur et la haine sectaire, je me souviens de cette petite vidéo terrifiante que nombre de mes amis avaient reçue sur leur téléphone et qui leur avait été communiquée très officiellement sur leur lieu de travail – alors qu'il était très dangereux d'avoir sur son portable des vidéos de la révolution. On y voyait un supposé révolutionnaire, clairement identifié comme un « salafi », brandir plusieurs secondes une tête qu'il tenait par les cheveux et dont s'écoulait encore du sang. Cette propagande, si grossière soit-elle, avait malheureusement un réel impact sur les gens de condition modeste. Cela ne prenait pas sur les intellectuels et tous ceux qui avaient une réelle capacité d'analyse. Mais je me souviens que même un ami ingénieur, malgré son bagage scientifique, ne mettait pas en doute les plus grossières de ces « preuves ».
Un des moments forts de mon expérience militante, c'est peut-être la première fois où j'ai crié moi-même : « Le peuple veut la chute du régime ! ». Il faut rappeler que les autorités ont tué des manifestants dès les premières semaines. Chaque vendredi était donc inévitablement suivi d'une cérémonie d'enterrement qui regroupait dix fois plus de gens que ceux qui avaient participé à la manifestation. Alors le régime s'est mis à ouvrir le feu sur ces cortèges qui prenaient des allures de manifestations... Ce qui était émouvant dans ce genre de circonstances, c'est cette sensation que les Syriens de confession et de quartiers divers se découvraient les uns les autres pour la première fois. Des gens qui ne se seraient jamais parlé apprenaient à se connaître ».
Ismaël Dupont - 10 avril 2020