"Ioura marchait seul, dépassait les autres et s'arrêtait parfois pour les attendre. En réponse à la dévastation que la mort avait laissée dans ce groupe qui le suivait à pas lents, un mouvement impérieux comme celui de l'eau qui s'enfonce en creusant ses tourbillons le portait à rêver et à penser, à s'acharner sur des formes, à créer de la beauté. Plus clairement que jamais, il voyait maintenant que l'art, toujours et sans trêve, a deux préoccupations. Il médite inlassablement sur la mort et par là, inlassablement il crée la vie. Le grand art, l'art véritable, celui qui s'appelle l'Apocalypse et celui qui la complète".
(Le Docteur Jivago, fin de la troisième partie).
"Le langage, patrie et réceptacle de la beauté et du sens, se met lui-même à penser et à parler pour la résonance extérieure et sensible, mais par l'impétuosité de son mouvement intérieur. Pareil à la masse roulante d'un fleuve dont le courant polit les pierres du fond et actionne les roues des moulins, le flux du langage, de lui-même, et par ses propres lois, crée en chemin, et comme au passage, la mesure, la rime, et mille autres formes, mille autres figures encore plus importantes, mais jusqu'ici inconnues, inexplorées et sans nom"
(Le Docteur Jivago, quatorzième partie)
C'est l'histoire d'un roman fleuve embrassant et embrasant l'histoire russe de la première moitié du XXe siècle, une histoire à la fois grandiose, violente et tragique que l'auteur a vécu en témoin et acteur, publié une première fois en 1957, d'abord en Italie, qui vaudra à son auteur le Prix Nobel de littérature en 1958, deux ans avant sa mort, à 70 ans, et qui ne put paradoxalement n'être publié en URSS qu'en 1985 avec la pérestroïka. En novembre 1985, la publication du Docteur Jivago en URSS fut considérée comme l’un des premiers signes d’ouverture de Mikhaïl Gorbatchev. Le 23 octobre 1958, quand le prix Nobel de littérature est décerné par l’académie suédoise à Boris Pasternak, les autorités soviétiques dénoncent une nouvelle provocation de l’Occident. Radio Moscou qualifie l’attribution de la prestigieuse récompense d’acte politique dirigé contre l’État soviétique. La Russie krouchtchévienne n’a pas rompu complètement avec les pratiques de l’ère stalinienne. Krouchtchev dénonce sur le moment, inspiré par des écrivains, ennemis de Pasternak ou intrigants voulant apparaître comme orthodoxes, un des plus grands romans de l'extraordinaire lignée littéraire russe, consacrée par l'académie Nobel l'année suivante. Pourtant, plus tard, après avoir lu le Docteur Jivago en entier, Khrouchtchev déclara que ce roman n’était pas antisoviétique. Pasternak fait l’amère expérience de la mise à l'écart. Il se voit exclu de l’Union des écrivains; une campagne de presse d’une rare violence le conduit à refuser le prix. Les critiques reprochaient à Pasternak de présenter favorablement dans le "Docteur Jivago", même si des personnages bolcheviques nobles y sont aussi représentés, une intelligentsia bourgeoise et individualiste, d'ignorer le rôle du peuple, enfin de multiplier les références au Christ dans les poèmes qu'il attribuait à Jivago. Le « rejet de la révolution socialiste » était au cœur des accusations. Seule sa notoriété lui permet d’échapper à l’exil. Spolié de ses droits d’auteur et privé de toutes ressources matérielles, ses conditions de vie se détériorent sensiblement. L’arbitraire des mesures répressives s’étend à ses proches qui endureront la vindicte du régime bien après son décès. C’est un homme fatigué, littéralement usé par les épreuves, qui s’éteint en 1960 des suites d’un cancer. Boris Pasternak meurt en disgrâce. Pourtant la foule se presse à ses obsèques. Ils seront nombreux pour reprendre le flambeau de la résistance face à l’oppression, rendant ainsi hommage à l’exigence morale et au courage de l’écrivain. La figure du dissident était née. Les écrivains Andréï Siniavski et Iouli Daniel portent le cercueil de Pasternak, ils seront condamnés à 7 et 5 ans de camps de contration par Brejnev en 1966 et Aragon prendra leur défense dans "L'Humanité", avec l'accord de Waleck-Rochet. Aragon était celui qui avait le plus œuvré pour faire connaître en France la littérature soviétique. Il continuera d’ailleurs, dirigeant chez Gallimard une collection « Littérature soviétique », dans laquelle sont publiés des écrivains aux talents les plus divers : Pasternak, Cholokhov, Bek, Paoustovski…
On sort de la lecture du "Docteur Jivago" de Boris Pasternak bouleversé par la beauté et la puissance tragique d'une histoire d'amour et de souffrance d'un héros anachronique dans la violence de la Russie soviétique. C'est une fresque dont les personnages très contrastés et peints dans le clair-obscur d'une vérité moins réaliste et psychologique que poétique et spirituelle, même secondaires, malgré les effets mélodramatiques, sont représentés par une telle intensité humaine, de la noblesse à la bassesse grotesque, qu'on peut les sentir vivre à côté de soi, tandis que la Russie - européenne et sibérienne, son âme, sa géographie et sa culture - sont d'une certaine façon le personnage principal de cette fresque qui la met aux prises avec la violence de l'histoire, la guerre avec le Japon, la première révolution russe "libérale" de 1905, la première guerre mondiale vue du front, la révolution bolchevique vue de Moscou, puis de l'Oural, guerre civile entre les rouges et les blancs et son cortège d'horreurs, d'exécutions et de représailles, puis la période de la NEP et du stalinisme, qui sont parcourues beaucoup plus rapidement, jusqu'à la grande guerre patriotique contre l'invasion allemande et nazie, qui apparaît comme un soulagement, une libération d'énergie et d'espoir pour les personnages de Pasternak qui s'engagent dans la mêlée après avoir été contraints de vivre comme suspects, potentiels condamnés, ou carrément déportés au goulag.
Pasternak fait partie des sept grands poètes de la Russie communiste des années 20 et 30 avec Akhmatova, Tsvetaïeva, Maïakovski, Blok, Essenine, Mandelstam. Ce roman est écrit par un poète et cela se voit: on est loin du réalisme journalistique ou social même si l'ambition est de dire la "vérité" d'une époque à travers le point de vue d'un artiste et intellectuel d'abord enthousiasmé par la révolution, puis meurtri par elle et les puissances de destruction qu'elle a mises en branle. Le roman est habité par un souffle lyrique et romantique malgré la cruauté de la période représentée, révélée sans fard ni détours, avec un grand courage, par Pasternak: les descriptions qui sont faites des forêts et des arbres, de Moscou et des champs de la campagne russe, des ruisseaux et des routes, des paysages enneigés, des variations du climat, du jour et de la nuit, la présence muette des astres, de la lune et des étoiles, les odeurs, l'emprise charnelle de la vie et du monde, y sont pleines d'onirisme, de grâce et de sublime, faite d'images et de notations d'une précision surprenantes qui acquièrent leur propre nécessité.
Ioura Jivago est une sorte d'alter ego de Boris Pasternak.
Fils d'un peintre renommé et d'une musicienne, Boris Pasternak est né à Moscou en 1890 et mort à Peredelkino près de Moscou le 30 mai 1960. "Le Docteur Jivago", un roman embrassant 40 ans d'histoire russe marquée par les révolutions et les guerres, de 1903 à 1943, qui valut à son auteur le prix Nobel de littérature, est sa dernière grande œuvre. Boris Pasternak vient d'une famille juive moscovite aisée, passant ses étés à Odessa, sur la Mer Noire. Sa famille fréquente Tolstoï, Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, la muse de Nietzsche, alors que Boris est encore enfant. Jeune, Boris Pasternak est néanmoins victime de la discrimination qui frappe les juifs en Russie: malgré sa brillante réussite aux examens, il est refusé en deuxième année au lycée de Moscou en raison d'un numérus clausus qui limite le nombre de juifs à 10 pour 345. En dépit du soutien du maire de Moscou, la règle discriminatoire l'empêche de poursuivre ses études dans une voie d'excellence. Il a dix ans. C'est à peu près l'âge de Gordon, fils d'avocat et futur ami du docteur Ioura Jivago, qui est témoin du suicide du père de Jivago, industriel noceur et alcoolique, qui a abandonné sa mère, dans un train alors qu'ils rentraient à Moscou. Pasternak caractérise le sentiment d'étrangeté au monde de la condition d'un juif en Russie à cette époque:
" Dans les gares importantes, les voyageurs couraient au buffet comme des possédés, et le soleil couchant, derrière les arbres du jardin de la gare, éclairait leurs jambes et brillait sous les roues des wagons.
Pris à part, tous les mouvements de ce monde étaient froids et calculés; dans leur ensemble, ils étaient inconscients et enivrés par le vaste flux de la vie qui les unissait. Les gens peinaient et s'agitaient, mus par le mécanisme de leurs soucis particuliers. Mais ces mécanismes n'auraient pas fonctionné, s'ils n'avaient eu pour régulateur principal un sentiment d'insouciance suprême et fondamentale. Cette insouciance avait pour source la conscience d'une solidarité des existences humaines, la certitude qu'il existait entre elles une communication et le sentiment de bonheur que l'on éprouvait à pressentir que tout ce qui se passe ne s'accomplit pas seulement sur la terre où l'on ensevelit les morts, mais encore ailleurs, dans ce que les uns appellent le Royaume de Dieu, d'autres l'Histoire ou tout ce qu'on voudra.
A cette règle, le petit garçon était une amère et due exception. Son ressort ultime restait un sentiment de préoccupation; il n'avait pas pour le soulager ou le grandir, ce sentiment de sécurité. Il se connaissait ce trait héréditaire, il en guettait en lui-même les symptômes avec une vigilance pointilleuse. Ce trait le contrariait. Sa présence l'humiliait.
Aussi loin que remontaient ses souvenirs, il n'avait jamais cessé de se demander avec étonnement comment, avec les mêmes bras et les mêmes jambes, le même langage et les mêmes habitudes, on pouvait être autre chose que tous les autres et par-dessus le marché quelque chose qui ne plaisait guère et qu'on n'aimait pas? Il ne comprenait pas une situation où, si l'on était pire que les autres, on ne pouvait pas faire de son mieux pour se corriger ou s'améliorer. Que signifie être juif? Pourquoi cela existe t-il? Qu'est-ce qui récompense ou justifie ce défi désarmé, qui n'apporte que des chagrins?"
Pour autant, il semblerait, si l'on suit l'idée de ses personnages, Lara et Jivago lui-même, surtout inspiré par une vision du christianisme, que le rapport de Boris Pasternak au judaïsme est celui d'un regret de l'exception et de l'éloignement imposé qui renforce les spécificités d'une nation rejetée jointe à un désir d'assimilation et une vision universaliste, inspirée peut-être autant par le communisme que par un certain christianisme, même si c'est aussi le christianisme qui sert de prétexte à l'antisémitisme.
Gordon, l'ami de Jivago, sur le front pendant la première guerre mondiale, interrompt un cosaque qui humilie un vieux juif en biélorussie. Il commente ainsi devant Jivago, faisant du particularisme juif une conséquence malheureuse et pernicieuse du nationalisme et de l'antisémitisme :
" Maintenant, je vais te dire ce que je pense de la scène dont nous avons été témoins aujourd'hui. Ce cosaque, qui brimait ce pauvre patriarche, est un exemple entre mille de l'abjection pure et simple. La philosophie n'a rien à voir ici, tout ce que ça mérite, c'est des coups de poing sur la gueule. (...). Comment peut-il être question de peuples, depuis l'ère chrétienne? Quand l'Evangile dit que, dans le royaume de Dieu, il n'y a ni Hellènes ni Juifs, veut-il dire seulement que tous sont égaux? Certainement pas: les philosophes de la Grèce, les moralistes romains, les prophètes de l'Ancien Testament le savaient avant lui. Mais il dit: "Dans ce nouveau mode d'existence, dans ces nouveaux rapports entre les hommes que le cœur a conçus et qui s'appellent le royaume de Dieu, il n'y a plus de peuples, il y a des personnes. "(...) Nous avons avons déjà parlé des hommes politiques médiocres qui n'ont rien à dire à la vie et à l'univers, des forces historiques de second plan, dont l'intérêt est que tout soit mesquin et qu'il soit toujours question de quelque peuple, petit de préférence, et malheureux, et qui permette de faire la loi et d'exploiter la pitié. Leur victime désignée, c'est le peuple juif tout entier. L'idée nationale impose aux Juifs la nécessité étouffante d'être et de rester un peuple, et rien qu'un peuple, au cours des siècles où, grâce à une force sortie jadis de leur masse, le monde entier a été délivré de cette tâche humiliante" (Le Docteur Jivago, Quatrième Partie)
En 1905, Pasternak et une partie de sa famille vont s'installer en Allemagne, à Berlin. C'est en Allemagne que Boris Pasternak passe son baccalauréat et commence des études de musique, puis de philosophie. Il revient à Moscou en 1914 et, réformé, passe la première guerre mondiale en enseignant et travaillant dans une usine chimique de l'Oural, le décor du "Docteur Jivago" (Iouratine). Il écrit parallèlement plusieurs recueils de poésies: "Par-dessus les barrières" (1917), "Ma sœur, la vie", qui sera publié en 1922. C'est ce recueil qui le consacre auprès du grand public russe.
Pasternak appartient à ce moment là à un courant de poètes futuristes. Revenu à Moscou après 1917, il travaille dans une bibliothèque officielle et écrit, entre autres, un Essai d'aubiographie (1932). Il publie des traductions de poètes français, anglais et allemands, comme Ioura Jivago en avait aussi l'intention. Il acquiert une grande réputation, pour ses traductions de William Shakespeare, Mary Shelley, Paul Verlaine ou encore Johann Wolfgang von Goethe...
Pasternak avait entretenu dès février 1917 une relation ambiguë avec la révolution. Séduit par l'utopie de la création d'un monde entièrement nouveau, il n'entra pourtant jamais au parti communiste, préférant la réflexion sur l'écriture poétique et romanesque à l'engagement politique. Accueillie comme un « miracle de l’histoire », la révolution de 1917 se mue sous ses yeux en une « domination inhumaine de l’imaginaire », figeant l’idéologie révolutionnaire en tyrannie.
Encore médecin militaire dans un hôpital à l'arrière du front à la fin de la première guerre mondiale, à Méliouzéiev, Ioura Jivago dit à son amie et future amante Lara Antipova, ou Larissa Fiodorovna, tout en la regardant repasser au dernier étage de l'hôpital, c'est la scène où il lui laisse à entendre pour la première fois son amour :
"Songez-y, quel temps que le nôtre! Et vous et moi qui vivons ces jours. Mais ce n'est qu'une fois dans l'éternité qu'arrivent ces histoires de fous! Songez, la Russie tout entière a perdu un toit, et nous, avec tout un peuple, nous nous trouvons à ciel ouvert. Personne pour nous surveiller. La liberté! Pas celle des mots et des revendications, mais celle qui tombe du ciel, contre toute attente. La liberté par hasard, par malentendu.
(...) Hier, j'observais le meeting de nuit. Un spectacle stupéfiant. Elle s'est réveillée, notre petite mère la Russie, elle ne tient plus en place, elle va et vient sans se lasser, elle parle, parle, sans se lasser. et ce ce sont pas les hommes seulement. Les étoiles et les arbres se sont réunis et bavardent, les fleurs de nuit philosophent et les maisons de pierre tiennent des meetings. Ça a quelque chose d'évangélique, n'est-ce pas? Comme au temps des apôtres? ... La moitié de l'ouvrage a été fait par la guerre, le reste par la révolution. La guerre a été un arrêt artificiel de la vie, comme si on pouvait accorder des sursis à l'existence, quelle folie! La révolution a jailli malgré nous, comme un soupir trop longtemps retenu. Chaque homme est revenu à la vie, une nouvelle naissance, tout le monde est transformé, retourné. On pourrait croire que chacun a subi deux révolutions: la sienne, individuelle, et celle de tous. Il me semble que le socialisme est une mer dans laquelle, comme des ruisseaux, doivent se jeter toutes ces révolutions particulières, un océan de vie, d'indépendance. Un océan de vie, oui, de cette vie qu'on voit sur les tableaux, une vie génialisée, une vie enrichie, créatrice. Maintenant, les hommes ont décidé de l'éprouver, non dans les livres, mais en eux-mêmes, non dans l'abstraction, mais dans la pratique"
(Docteur Jivago, cinquième partie: "L'adieu au passé")
Gardant son quant-à-soi critique, restant prudent mais ne participant pas aux condamnations d'intellectuels tombés en disgrâce, Pasternak va néanmoins être intégré au système communiste. En août 1934, il participe au Congrès International des écrivains à Moscou dans salle des syndicats au côté d'Isaac Babel, d'Ilya Ehrenbourg, de Rafael Alberti, Anna Seghers, Malraux, Paul Nizan, Jean-Richard Bloch, Elsa Triolet et Aragon. De 1934 à 1945, Pasternak fait partie de la direction de l'Union des Écrivains.
La tension entre ces exigences et la résistance de Pasternak éclata dans la seconde moitié des années 1930. Violemment mis en cause pour son « individualisme » (il avait évité d’approuver les grands procès), cerné par les condamnations et les suicides de ses amis, il ne fut pourtant pas arrêté, sans doute sur intervention de Staline qui avait apprécié la lettre envoyée par l’écrivain lors du suicide, en 1932, de sa femme.
Bien que marié à sa deuxième femme, musicienne, il entretient à partir de 1947 une relation passionnée avec Olga Ivinskaïa, de 22 ans sa cadette, son amante et sa muse, secrétaire de rédaction à la revue "Novy Mir" et écrivaine elle aussi qui a déjà une fille (la petite Katia du "Docteur Jivago") qui lui inspire le personnage inoubliable de Lara, l'amante de Ioura Jivago et la femme du colonel et chef de guerre bolchevique, Pavel Férapontovich Antipov, qui mène une guerre impitoyable contre les Blancs dans l'Oural et en Extrême-Orient, un personnage chevaleresque et maudit, fils de cheminot, dont le pseudonyme de guerre est Strelnikov. Olga Ivinskaïa sera arrêtée et envoyée en camp en 1949 alors que Pasternak est toujours "protégé" en tant que très grand poète et écrivain russe emblématique par Staline. Enceinte, elle perd leur bébé. Dans le "Docteur Jivago", le bébé de Ioura Jivago et Lara survivra, mais Lara sera contrainte de l'abandonner et de le confier à un couple de garde-barrières de voie ferrée: on retrouvera à la toute fin du roman en lingère travaillant au front à Orel, et découverte et appelée à être protégée par le frère de Ioura Jivago, général communiste puissant. Pasternak, désespéré, s'occupe de sa famille, lui envoie colis sur colis, jusqu'à sa libération en 1953 due à la mort de Staline. Après la publication du "Docteur Jivago" (1957), Olga Ivinskaïa sera de nouveau expédiée en 1960 pour quatre ans au goulag, pour « trafic de devises », une manière de la punir d'avoir permis la publication du Docteur Jivago à l'étranger.
L'Affaire Pasternak - Gallimard: " C’est la guerre froide. Après la disparition de Staline, la radicalité de l’appareil répressif soviétique semble marquer le pas, même si ce relâchement demeure très relatif. En ce début d’année 1956, le poète russe Boris Pasternak soumet son manuscrit à la revue Novy Mir (Monde Nouveau) pour se voir finalement objecter une fin de non-recevoir par le comité de rédaction. Ce n’est pas tant la qualité intrinsèque de l’œuvre qui est mise en cause : la publication de l’ouvrage achoppe sur des considérations d’ordre idéologique. Une lettre rédigée collégialement par les membres du comité est remise à l’auteur, qui n’est pas invité à revoir sa copie ; d’évidence, coupures ou remaniements ne sauraient aboutir à rien de viable. C’est l’esprit même du livre qui est condamnable, découlant de la vision du monde de Pasternak, incompatible avec le réalisme socialiste. C’est l’écrivain et l’homme qui doivent s’amender.
La cheville ouvrière de l’entreprise chargée de réduire au silence Boris Pasternak n’est autre que le responsable administratif du Département de la Culture, Dimitri Polikarpov, ancien tchékiste au service de la redoutable police politique en charge de la sécurité d’État. Aussi puissant et nuisible qu’il soit, Polikarpov prend directement ses ordres auprès du comité central du PCUS, la moindre de ses actions devant impérativement recevoir l’aval des dirigeants de l’Union Soviétique.
Durant deux années, jusqu’à ce qu’éclate l’affaire du Prix Nobel attribué à Pasternak, la fameuse lettre collective l’informant du refus de son manuscrit demeura secrète. Sa publication sera successivement refusée aux militants soviétiques, puis italiens, et enfin à Aragon lui-même qui souhaitait reproduire le brûlot dans Les Lettres françaises. Cette lettre rédigée par la fine fleur de l’intelligentsia soviétique avait vocation à légitimer de façon circonstanciée le refus signifié à Pasternak. Le texte relève les manquements au dogme, pointe du doigt la dérive réactionnaire de l'auteur et constitue un élément à charge de tout premier ordre.
Et pourtant, Pasternak n’entend pas renoncer. Prenant un risque considérable, il passe outre le refus de la toute puissante Union des écrivains soviétiques. Il communique clandestinement son manuscrit à l’étranger, faisant fi du monopole de l’État sur l’édition. Un acte de défi lourd de conséquences, mais pris en conscience et pleinement assumé.
L’homme auquel Pasternak accorde sa confiance est l’éditeur italien Giangiacomo Feltrinelli. Sympathisant communiste, il met sa fortune familiale au service de la cause du prolétariat. Ce militant fervent aura l’audace de s’opposer frontalement aux directives émanant de Moscou ; la fascination qu’exerce le texte prend le pas sur les convictions politiques, d’autant que Feltrinelli n’y perçoit pas l’ombre d’un réquisitoire contre le régime socialiste. Il estime que la confrontation des idées est le socle d’une pratique saine établissant le rapport de la littérature au monde.
Malmené, en proie à des persécutions multiples, Pasternak se voit contraint d’intervenir directement auprès de son éditeur afin de sommer celui-ci de faire machine arrière. Il demande la restitution de son manuscrit. L’Italien n’ignore rien des pressions auxquelles l’écrivain est soumis, mais refuse obstinément de se soumettre au diktat imposé par la direction du PC soviétique. Le 22 novembre 1957, Le Docteur Jivago paraît dans sa traduction italienne à Milan, aux Éditions Feltrinelli. "
Le roman se déroule à plusieurs époques, dans plusieurs lieux:
- Sur la scène d'ouverture, la mère de Ioura Jivago meurt, son jeune fils assiste à l'enterrement avec son oncle, un prêtre philosophe, proche du tolstoïsme, Nikolaï Nikolaïevitch. Peu après, on assiste au suicide du père de Ioura Jivago qui se jette d'un train en marche. Le capitaliste ne cessait de s'alcooliser aux côtés de l'avocat véreux Komarovski, un vieux beau qui deviendra homme politique après la révolution et séduira Lara, Larissa Fiodorovna, avant la première guerre mondiale alors qu'il courtisait d'abord sa mère avant de jeter son dévolu sur la fille, qui n'avait pas 16 ans. C'est l'archétype du cynisme implacable et triomphant dans "Le Docteur Jivago". Il finira finalement par récupérer Lara à la fin du roman, pour son plus grand malheur. On fait connaissance de Larissa, fille d'Amélie Karlovna Guichard, une Française russifiée, "blonde potelée de trente-cinq ans environ, chez qui les crises cardiaques alternaient avec des crises de sottise", naïve avec les hommes et un peu perdue, la veuve d'un ingénieur belge qui a vécu dans l'Oural, puis s'est repliée sur Moscou après la mort de son mari, avec ses deux enfants, dans la deuxième partie, qui se passe à l'époque de la guerre contre le Japon, juste avant la révolution de 1905. On y suit la manière dont Komarovski piège et emprisonne la jeune Larissa, qui devient sa liaison cachée alors qu'ils ont une trentaine d'années de différence d'âge.
- Jivago va tomber amoureux de Larissa à Mélioutsev où ils gèrent ensemble un hôpital militaire dans une propriété réquisitionnée d'une comtesse à la fin de la guerre. Les deux étaient déjà mariés, Lara-Larissa à Pavel Antipov, un brillant intellectuel qui a quitté l''Oural où il était professeur et vivait avec Lara et leur petite depuis trois ans, pour fuir un chagrin d'amour (l'ombre de la présence de Komarovski et le sentiment qu'il a de la "connaissance" supérieure de Lara) et s'engager sur le front, où il disparaît, pour réapparaître sous un autre nom à la tête de troupes bolcheviques, quelques mois plus tard, et Jivago à Tonia, une bourgeoise moscovite, pure et aimante, qui lui a déjà donné un enfant dont la guerre le prive, une jeune épouse vis-à-vis de laquelle il ne cesse d'éprouver un sentiment de culpabilité. Finalement ce n'est que plus tard que Ioura et Lara tomberont dans les bras l'un de l'autre, à Iouratine, dans l'Oural, après que Jivago et Tonia aient dû échapper avec leur fils à Moscou, quelques mois après la révolution bolchevique, pour fuir la faim et pouvoir cultiver des légumes à la campagne, dans la région de naissance du père de Tonia, qui était un grand propriétaire et industriel. Le voyage en train dans un contexte apocalyptique jusqu'en Oural est homérique. A l'arrivée, Ioura est accueilli par le colonel Strelnikov (en réalité Pavel Antipov, le jeune mari de Lara, qui a disparu) dans son wagon dans une Iouratine en pleine guerre civile, reprise par les rouges, et celui-ci, qui aurait pu le faire fusiller comme bourgeois contre-révolutionnaire ayant fui Moscou (il connaît la famille de sa femme, les plus gros capitalistes de la région), l'épargne. Lors de ce voyage vers la Sibérie, Ioura Jivago découvre la réalité sombre et violente de cette époque de révolution: "C'était la guerre, son sang et ses horreurs, son désarroi et sa sauvagerie. C'étaient les épreuves, et la sagesse concrète qu'elles avaient enseignée. C'étaient les villes perdues de province où le hasard l'avait égaré, et les hommes qui lui avait fait coudoyer. C'était la révolution, non pas la révolution idéalisée à l'étudiante comme en 1905, mais la révolution présente, sanglante, la révolution militaire qui faisait fi de tout et que dirigeaient les bolcheviks, seuls à saisir le sens de cette tempête" (Le Docteur Jivago, cinquième partie) Cette révolution n'est plus celle des romantiques, les héritiers des nihilistes de Dostoïevski, socialistes révolutionnaires, terroristes, déportés, bourgeois et aristocrates en rupture de ban, c'est la révolution des révolutionnaires professionnels rationnels, des militaires rompus à la violence, des ouvriers et des paysans pauvres surtout, face aux forces coalisées des anciens régimes aristocratiques et bourgeois, soutenues par les puissances étrangères capitalistes, anciens alliés de la Russie tsariste. A Moscou, Jivago était à la fois enthousiasmé par la venue des temps nouveaux et inquiet par leurs conséquences. Plus spiritualiste que marxiste, avec son mode de vie bourgeois d'intellectuel et de médecin reconnu, il n'appartenait pas par son milieu aux nouveaux maîtres et la vie, déjà désorganisée par la guerre, devenait de plus en plus dure. Dans l'Oural, Jivago découvre la cruauté de la guerre civile. Il s'installe pendant quelques mois dans une priorité de la famille de Tonia, sa femme, depuis occupée par un politicien socialiste révolutionnaire, ancien gérant du domaine du grand-père et père d'un partisan qui combat les armées contre-révolutionnaires du gouvernement sibérien, fidèle à l'Assemblée Constituante, pour le compte des bolchéviques, à la tête de "l'armée des bois". A la campagne, il cultive des légumes, écrit de la poésie, connaît un bonheur et une joie sereine à la Tolstoï avant de redécouvrir Lara à Iouratine, redevenue institutrice après avoir été infirmière au front, et de démarrer une histoire d'amour passionnée avec elle. Finalement, il est est enlevé par les partisans bolcheviques pour être médecin dans la forêt aux côtés des partisans, et pendant plusieurs années il va vivre au rythme de leurs mouvements, de leurs combats et de leurs retraites, faisant aussi parfois le feu avec eux contre les "blancs" sans partager leur idéologie et leurs illusions sur la révolution et la société future pour autant. Finalement, il réussit à fuir l'armée des partisans et à regagner Iouratine où il retrouve Lara et partage son appartement pendant plusieurs mois, jusqu'à ce que, suspects, ils soient contraints de quitter la ville, alors que Tonia et ses deux enfants qui ne le voyaient pas revenir pendant sa captivité au côté des rouges sont rentrés à Moscou, puis se sont exilés à Paris. La rigueur de l'Armée rouge est décrite autant que les atrocités des Blancs. Le souffle de l'épopée révolutionnaire est là, sans faux lyrisme. Les chefs de guerre bolchéviques, les vétérans révolutionnaires, sont impitoyables mais nobles parfois en même temps. Ioura Jivago et Lara reviennent à Varykino, la propriété de campagne abandonnée où Jivago avait vécu un été et un hiver avec sa famille, et c'est là que Jivago dit adieu à Lara, échappant à la répression avec son ancien séducteur Komarovski, sous la promesse de voir son amant les rejoindre en Mongolie. Strelnikov rejoint une nuit d'hiver Jivago à Varykino, entourée par les loups, et se suicide au petit matin. Puis Jivago, sans nouvelles de Lara, rejoint Moscou, pauvre et malade, hébergé par son ancien concierge, et s'y remet en ménage avec la fille de son concierge d'avant la révolution avant d'y mourir au début des années 30. Lara revient à Moscou et tombe par hasard sur son frère et protecteur pour la veillée funèbre de son amant dont elle aidera à trier les manuscrits que reliront ses anciens amis de lycée jusqu'au front pendant la seconde guerre mondiale.
"C'est une soirée de printemps. L'air est tout piqué de sons. Les voix des enfants qui jouent sont éparpillés un peu partout comme pour montrer que l'espace est palpitant de vie. Et ce lointain, c'est la Russie, cette mère glorieuse, incomparable, dont la renommée s'étend au-delà des mers, cette martyre, têtue, extravagante, exaltée, adorée, aux éclats toujours imprévisibles, à jamais sublimes et tragiques! Oh! comme il est doux d'exister! Comme il est doux de vivre sur cette terre et d'aimer la vie! Oh! comme l'on voudrait dire merci à la vie même, à l'existence même, le leur dire à elles, et en face. Et oui, Lara, c'est tout cela. Puisqu'on ne peut communiquer par la parole avec les forces cachées, Lara est leur représentante, leur symbole. Elle est à la fois l'ouïe et la paroles offertes en dons aux principes muets de l'existence... Qu'elle était lointaine, froide et attirante, celle à qui il avait tout donné, qu'il avait préférée à tout, pour qui il avait déprécié tout le reste! ... Quelque chose de plus vaste que lui-même trouvait pour pleurer et sangloter en lui des mots tendres et lumineux, qui brillaient dans l'obscurité comme du phosphore".
I.D
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Lire aussi la recension de notre ami Valère Staraselski sur la biographie de Boris Pasternak par Dmitri Bykov dans "La faute à Diderot"
http://lafauteadiderot.net/Pasternak-l-invaincu de Dmitri Bykov.
Pasternak l’invaincu
A propos du livre "Boris Pasternak"
Par Valère Staraselski
« Il n’est de peine au monde que la neige ne puisse apaiser »
Que l’art trouve sa raison d’être dans la célébration de la vie, du vivant, voilà ce que la trajectoire et l’œuvre de Boris Pasternak (1890-1960), restituées avec maestria par Dmitri Bykov en une monumentale biographie, prouve de manière bouleversante. D’emblée, le biographe note : « L’oisiveté provoquait chez lui angoisse, malaise et peur de la mort. Seul le travail, même routinier, lui donnait le sentiment de maîtriser les circonstances. Et si les vers se mettaient à « venir », si s’établissait le lien avec des sphères supérieures génératrices de bonheur et de force, tout allait bien ».
Avec les 900 pages que Dmitri Bykov consacre à Pasternak, le lecteur est non seulement plongé dans la vie littéraire de plus de quarante années d’URSS, mais dans la vie soviétique elle-même avec une rare intensité. Le récit linéaire et très fouillé de l’existence de l’écrivain alterne avec la présentation des relations de ce dernier avec, par exemple, Maïakovski, Akhmatova, Mandelstam, Blok, Staline, mais également avec celle de commentaires analytiques des œuvres. C’est à un travail colossal que s’est livré Dmitri Bykov qui, ce faisant, remet en question bien des a priori voire la doxa sur cette période en Union Soviétique.
Non seulement Pasternak accepta la Révolution d’Octobre mais, comme la plupart de ses compatriotes artistes, il y crut : « Un dieu descendu sur terre », écrit-il en 1917. En dépit de son rejet progressif, il n’a pas émigré comme sa famille (suppliant même Khrouchtchev, en 1958, de ne pas l’exiler après l’obtention de son Nobel) ; il est rentré en 1935 après avoir été envoyé à un congrès antifasciste à Paris. Mieux, en 1934, il a été admis dans la direction (jusqu’en 1945) de la toute nouvelle Union des écrivains, rassemblant tous celles et ceux qui « souhaitent participer à l’édification socialiste », à qui elle donnait statut d’écrivain de métier. C’est ainsi qu’il pourra vivre, essentiellement de traductions tout au long de sa « carrière ». S’il demeure prudent, il ne porte jamais atteinte à sa propre dignité. On vînt lui demander de signer une pétition d’écrivains approuvant la condamnation à mort de dix-sept personnes jugées traîtres au pays. Malgré les supplications de sa femme, il refusa de signer. Les Izvestia imprimèrent tout de même son nom. Il exigea un rectificatif. En vain. Il protesta haut et fort. On le laissa pourtant en vie et on ne lui soumit plus, par la suite, ce genre d’approbations sanglantes [1]. Par ailleurs, son fils rapporte qu’en 1941, l’auteur de Ma sœur la vie, qui opposait le sentiment national et la culture russe, mais aussi le message chrétien au soviétisme, faisait grand cas de deux conquêtes soviétiques : « la liquidation du profit personnel et celle de l’humiliation de la femme »…
Quant à Bykov, il observe que « Pasternak ne fait pas l’apologie de la « poigne », il déteste le chaos, voilà tout ; et c’est ce principe ennemi du chaos et ami de l’ordre qu’il apprécie chez Staline ». Du reste, ce n’est pas Staline mais Khrouchtchev qui aura raison de celui qui avait écrit « Une vie désintéressée / Est un destin enviable ». Tardant puis finalement refusant de publier Le Docteur Jivago que Konstantin Simonov avait d’abord accepté – parce qu’il sera entretemps édité en Occident et que son auteur sera nobélisé -, le nouveau pouvoir « libéral » et l’Union des écrivains le poursuivront de leur vindicte haineuse jusqu’à demander son expulsion du pays, jusqu’à persécuter sa maîtresse Olga Ivinskaïa avant et après sa mort en l’envoyant en camp. Bykov rapporte que « deux heures durant, le procureur général Roudenko fit pression sur Pasternak de toute sa puissance et son autorité de magistrat, en le menaçant d’un procès criminel. Staline en son temps, n’avait pas interdit à Pasternak de divulguer leur conversation. Roudenko, lui, le prévint que, s’il parlait à qui que ce fût de sa convocation chez le procureur, il devrait en répondre au nom de l’article 96 du Code soviétique – « divulgation de données nécessaires à une enquête ». On donnait ainsi à entendre à Pasternak que l’affaire était en cours d’instruction, et que, s’il recevait une fois encore la visite de correspondants étrangers, ou si une interview paraissait dans la presse occidentale, il serait accusé du crime de trahison. Tous ses contacts devaient être rompus. « L’injonction est parfaitement claire et je m’y conformerai sans condition ». Telle fut la réponse de Pasternak, consignée dans le procès-verbal, lequel fut signé sans modifications ». Au stalinisme – tout un peuple mis en et sous tension -, succèdera selon le biographe, « une période de libéralisation où le pouvoir montre moins ses crocs que ses limites »,à savoir le soviétisme dont Bernard Guetta, correspondant au Monde de 1988 à 1990, dira « ce système donné, cette réalité concrète qu’il ne faut pas appeler ni communisme ni socialisme pour couper court à des débats idéologiques sans plus d’intérêts que de fin ».
En 1958, Boris Pasternak sera contraint par les autorités de refuser le prix Nobel et mourra deux ans plus tard, non sans avoir prévenu la fille de sa maîtresse, Irina, contre l’émigration à l’Ouest. « Tu as l’habitude de t’expliquer la sottise humaine par le contexte soviétique, mais là-bas, tu auras affaire à la sottise, à la bassesse et la vilenie tout court, et, voyant que rien ne les détermine, tu auras certainement un choc moral ». Sur cette période, le biographe rapporte encore : « Au temps du dégel, la principale mention de Staline se trouve dans une conversation de Pasternak avec Ivinskaïa en 1956 : « Longtemps un fou et un assassin a régné sur nous, et maintenant c’est un imbécile et un porc ; l’assassin avait parfois des élans, des intuitions en dépit de son ignorantisme à tous crins ; maintenant est venu le règne de la médiocrité ». Le fils aîné de Pasternak a aussi noté, à l’automne 1959, cette remarque de son père : « Avant on exécutait, le sang et les larmes coulaient, mais on ne se déculottait tout de même pas en public ».
Du rapport de Pasternak à l’histoire, Bykov écrit : « Pasternak considère que le rôle de l’individu n’est pas de faire l’histoire, mais de persévérer dans son être en dépit de celle-ci. Il ne s’agit pas de la fuir, de se dérober à ses défis, mais de les accepter en sachant qu’on perdra à tous les coups. Tout cela est formulé dans Jivago », continue-t-il. Oui, Jivago qui signifie du vivant en russe. Ce rapport à l’histoire, de fait mais surtout par choix, par réalisme et par volonté vitale, conditionnera son rapport à l’art, restant lui-même « au plus près de l’inattendu et du mystère qui font aimer la vie » (Lettre à Staline, 1935).
D’une famille appartenant à l’intelligentsia russe, son père était un célèbre peintre. Le jeune Pasternak se destinait à la musique ; il jouera du piano toute sa vie. Il avait été l’élève de Scriabine mais il abandonna parce qu’il jugeait qu’il n’avait pas « l’oreille absolue ». Il s’engagea par la suite dans des études de philosophie à quoi il préféra finalement la poésie. « La raison pour laquelle Pasternak se tourna vers la poésie, explique Bykov, est la suivante : c’était pour lui le moyen le plus accessible, sinon le seul, pour doter d’harmonie son monde intérieur ». Boris Pasternak est aujourd’hui reconnu comme le plus grand poète russe du vingtième siècle. La conduite de sa vie est faite d’extrême exigence artistique et morale. Sans doute, Dmitri Bykov résume, nous semble-t-il, le mieux la signification générale de l’existence de Boris Pasternak et sa place parmi les poètes russes de cette période, dans cet extrait : « Il y a dans une lettre de Pasternak de 1935 une phrase intéressante. « Je suis resté le même », assure-t-il, et il ajoute à la fin de sa lettre : « Saluez les Mandelstam pour moi. Ce sont des gens remarquables. Il m’est, comme artiste, infiniment supérieur. Mais il possède, comme Khlebnikov, une perfection abstraite, hors de portée, à laquelle je n’ai jamais prétendu. Jamais je n’ai été un enfant, même, je crois, dans mon enfance. Eux, si. Du reste, sans doute suis-je injuste ». On reconnaît Pasternak : « J’ai sans doute tort… Je n’aurais pas du dire cela… ». Et Bykov de désigner ce qu’il nomme « Paradoxe : tout le monde traite Pasternak d’enfant – Akhmatova (« Il possède une sorte d’enfance éternelle »), Mandelstam (« Un homme en pleine santé »)… Or, lui, les considère comme des enfants. « Je veux parler de quelque chose qu’ignorent les enfants et que j’ai envie de nommer sens du réel », a-t-il écrit dans Sauf-Conduit. Ce sens du réel est la définition secrète de la nature des choses ; il dit que la liberté idéale dont rêve Mandelstam, une liberté à la limite du caprice arbitraire, n’existe pas dans la nature, et qu’au fond des choses on trouve toujours « la bataille, la galère, l’enfer médiéval, le savoir-faire », autrement dit la soumission, la discipline assumée « de l’atelier et du chœur », « de l’inspiration et de l’exercice ». Mandelstam, comme Khlebnikov, est l’artiste de la « liberté abstraite » qui refuse de se soumettre aux diktats de la vie et, pour Pasternak, ce rejet du contexte est inadmissible. C’est pour lui, de l’irresponsabilité, de l’infantilisme ; alors que la soumission aux besoins de l’époque et l’autodiscipline artistique sont l’équivalent de l’entraînement inspiré du danseur classique ». Comprendre cela, c’est comprendre, nous semble-t-il, la grandeur de Pasternak pour qui le réel se confondra avec une terrible tragédie historique qu’il assumera comme telle.
Il paraît incontestable que le classicisme de l’auteur des Voies aériennes, tant honni par Nabokov, le placera au rang des créateurs universels. Qu’on le lise aujourd’hui et l’on vivra profondément et du milieu, de l’intérieur, les événements de cette période historique exceptionnelle et leurs circonstances. A propos de la création littéraire, répondant aux écrivains prolétariens, Pasternak dira dans les années 30 : « Le lecteur-client est devenu le patron d’un nouveau type d’industrie. Dans ce contexte, la médiocrité est désormais, de l’avis général, l’unique forme que prenne le talent ».
Et Bykov de commenter très justement : « Tableau connu, Pasternak formulait d’ores et déjà ce que nous autres avons mis bien du temps à dire de notre littérature de marché ». Dans son prologue « Une vie réussie », Dmitri Bykov affirme que « Lire Pasternak c’est sentir la vive piqûre du bonheur ». Cette provocation n’en est pas une. Et tout le livre, qui ne donne pas des clés mais ouvre chaque porte et nous emmène dans chaque pièce, - chacune dans leur contexte historique -, de la maison Pasternak, est certainement le plus bel hommage qu’un auteur russe ait rendu à celui qui sera réintégré dans l’Union des écrivains en 1989, trente ans après en avoir été exclu comme un paria. En sortant de dix-sept ans de goulag, Varlam Chalamov vînt voir Pasternak, comme d’autres, nombreux, « juste pour se convaincre de sa réalité, dire « merci » à celui dont la poésie avait été le brin de paille auquel s’était raccrochée leur âme épuisée ». Que Dmitri Bykov soit ici salué pour cet ouvrage qui renouvelle la connaissance de ce siècle de feu et de sang. Mais, à y bien regarder, en est-il d’autres ? « J’aime ma vie et j’en suis satisfait. Je n’ai pas besoin qu’on lui plaque une couche d’or. Je ne peux concevoir une vie qui serait sans secret et sans discrétion, exposée dans une vitrine miroitante », écrivait Pasternak à Nina Tabidzé en 1946.
Evidemment, il faut lire le Pasternak de Dmitri Bykov.
Boris Pasternak de Dmitri Bykov, Fayard, 900 pages, 35 euros.
Notes :
[1] Sur ses rapports avec Staline, Bykov écrit : « Staline n’aimait ni la basse flatterie, ni la fronde démonstrative, ni la loyauté inconditionnelle, ni l’opposition. Il fallait tâtonner à la recherche d’on ne savait quoi. De tous les écrivains importants de l’ère stalinienne, Pasternak est celui qui eut le plus de chance ». Lorsqu’en 1934, Ossip Mandelstam sera arrêté pour avoir écrit une virulente et injurieuse épigramme contre Staline, Pasternak le sauvera. Bykov raconte : « Nous avons longuement parlé des démarches entreprises par Pasternak en faveur du poète arrêté. Staline avait fait un miracle en commuant sa peine et en l’envoyant à Tcherdyn. Mais cela n’avait pas guéri Mandelstam de la manie de la persécution, et, arrivé à Tcherdyn, il voulut se tuer en se jetant par la fenêtre de l’hôpital et se cassa le bras. Tout l’effet de la grâce accordée pouvait être perdu, il fallait mettre fin de façon frappante à l’affaire Mandelstam. Staline appela Pasternak au téléphone ». Et de retranscrire la conversation entre le poète et le premier dirigeant de l’URSS. Alors que Pasternak s’en veut de ne pas avoir été suffisamment convaincant, Bykov relate : « Certes, il se détesta longtemps après cette conversation, et resta, à ce qu’il dit à ses amis, un an sans pouvoir écrire ». Cependant, « un an plus tard, Pasternak s’adressait personnellement à Staline. Le compagnon d’Anna Akhmatova, Nikolaï Pounine, et Lev Goumiliov, le fils qu’elle avait eu de son premier mari, venaient d’être arrêtés à Leningrad, le 24 octobre 1935. La lettre de Pasternak, conservée dans les archives du Kremlin, a été publiée en 1991 : « Cher Iossif Vissarionovitch, ce 23 octobre à Leningrad, ont été arrêtés le mari d’Anna Andreïevna, Nikolaï Nikolaïevitch Pounine, et son fils Lev Nikolaïevitch Goumiliov. Un jour, vous m’avez reproché d’avoir fait preuve d’indifférence pour le sort d’un camarade. Par-delà même la valeur que revêt la vie d’Akhmatova pour nous tous et pour notre culture, tout ce que je sais de cette vie me la rend chère à l’égal de la mienne. Depuis mes débuts littéraires je suis témoin de cette existence toute de probité, de travail et d’humilité. Je vous en prie, Iossif Vissarionovitch, venez en aide à Akhmatova, faites en sorte que soient libérés son mari et son fils, dont le lien me paraît être le garant absolu de leur probité. Votre dévoué Pasternak ». La lettre parvint au Kremlin le 1er novembre. Le 3, Pounine et Goumiliov étaient libres. Le secrétaire de Staline a lui-même téléphoné chez Pasternak pour annoncer leur libération.