Effet dévastateur garanti. La publication, mercredi, d’un article du Canard enchaîné concernant des rumeurs de fermetures de sites chez Renault a déclenché une polémique qui n’est pas près de retomber. Selon l’hebdomadaire, dont les informations n’ont toujours pas été confirmées (ni infirmées), la direction envisagerait de liquider trois usines : Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), les Fonderies de Bretagne (Morbihan) et le site de Dieppe (Seine-Maritime). L’usine de Flins (Yvelines), employant 2 600 salariés en CDI, verrait son sort scellé plus tard, avec une hypothétique reconversion à la clé.
« Il fallait imposer des critères économiques contraignants »
Le timing est fâcheux. Renault vient juste de décrocher un prêt garanti par l’État d’un montant de 5 milliards d’euros qui doit l’aider à surmonter le plus gros de la crise sans y laisser trop de plumes. Accordée sans aucune contrepartie en matière de maintien de l’emploi, cette manne n’a pas empêché la marque au losange de confirmer un plan de réduction des coûts de 2 milliards d’euros, dont les détails doivent être présentés le 29 mai. Pour Fabien Gâche, délégué syndical central CGT, ce ne serait pas la première fois que le constructeur empocherait de l’argent public tout en poursuivant tranquillement son bonhomme de chemin : « En 2009 (en pleine crise financière), Renault s’était vu accorder un prêt de 3 milliards d’euros par l’État qui a en réalité servi à accélérer le processus de délocalisation. Regardez les chiffres : en 2004, Renault fabriquait en France 53 % de sa production de véhicules particuliers. En 2012, on était tombé à 30 %. Nous tournons actuellement à 17 %. À ce rythme, on va finir à 5 %… »
Renault serait-il un cas d’école ? La question se pose avec une acuité particulière depuis que l’État a ouvert en grand les vannes de l’aide publique, sur fond de déconfinement. Sur le terrain, les syndicats redoutent les effets pervers de cette pluie de milliards déversés sans contrepartie sociale. L’exemple d’Air France en dit long. En grande difficulté, la compagnie tricolore a décroché un prêt de 7 milliards d’euros, dont 4 milliards garantis par l’État à hauteur de 90 %. Seul impératif : la nécessité de ne pas verser de dividendes tant que l’argent ne sera pas remboursé. « Sur le papier, cela peut sembler très bien, indique un expert du secteur aérien. Mais en pratique, l’effet pervers est énorme. Puisque le versement de dividendes à venir est conditionné au remboursement du prêt, la compagnie va chercher à dégager du cash très vite. Et dans un contexte de faible activité, où trouvera-t-elle des marges ? En taillant dans ses coûts fixes, c’est-à-dire l’emploi. »
7 milliards d'euros accordés à Air France
Pour l’expert, ce n’est pas tant le bien-fondé de l’aide financière qui est en cause – le secteur aérien traverse un trou d’air historique – que son absence de conditionnalité : « Il fallait imposer des critères économiques et sociaux contraignants. La filière aérienne française est un outil de notre indépendance. Et un énorme gisement d’emploi : 1,5 million de salariés dépendent du secteur. » Personne ne sait combien de postes passeront à la trappe chez Air France, mais la direction a confirmé son intention de réduire la voilure. Hop !, filiale low cost court et moyen-courrier du groupe, est sur la sellette : « Le plan de Ben Smith (patron du groupe), c’est de nous couper les ailes, assure Joël Rondel, élu CGT de la filiale. Air France veut nous sacrifier au profit de Transavia. Hop !, c’est 2 700 salariés, 1 500 navigants et 1 200 au sol. » Au final, à quoi serviront les 7 milliards d’euros accordés à Air France ? Difficile à dire, au vu de l’omerta qui entoure traditionnellement l’utilisation des deniers publics.
Une chose est sûre : accorder des aides sans contrepartie dans la période risque d’accélérer les restructurations. Les salariés du tour-opérateur TUI France en font l’amère expérience. En mars, la maison mère allemande a obtenu un prêt de 1,8 milliard d’euros auprès de la KfW, la puissante banque publique germanique. Un prêt à rembourser dans un laps de temps très court… Le verdict ne s’est pas fait attendre : 8 000 emplois pourraient être supprimés, soit 10 % des effectifs totaux, et les salariés français attendent avec anxiété de connaître le montant de la douloureuse. « La direction a été très claire, raconte Lazare Razkallah, secrétaire général CGT du CSE. Ils nous ont dit que la maison mère voulait restructurer très vite pour rembourser les 1,8 milliard d’euros. En réalité, rien ne l’impose : nous avons les reins plus solides que la plupart de nos concurrents, qui n’ont pourtant pas annoncé de suppressions de postes. »
Chez Engie, 15 000 postes seraient menacés
Les aides publiques ne prennent pas seulement la forme de prêts garantis. En France, nombre de grosses boîtes ont utilisé le dispositif de chômage partiel, qui garantit aux travailleurs 84 % de leur salaire net, payé par l’État. Jusque-là, rien d’anormal. Ce qui ne passe pas en revanche, c’est quand ces mêmes groupes annoncent des restructurations « XXL » dans la foulée. Les syndicalistes d’Engie ont découvert que le groupe énergétique concoctait un plan de cessions qui pourrait menacer 15 000 postes dans le monde (dont 9 000 en France), malgré des résultats robustes (1,9 milliard d’euros de résultat opérationnel au premier trimestre).
Durant le confinement, le groupe a mis près de 20 % de ses effectifs en chômage partiel. Ce qui aurait coûté aux contribuables, selon nos informations, quelque 100 millions d’euros. « Je trouve très malvenu de lancer un tel programme dans la période, peste Yohan Thiebaux, coordinateur CGT. En un sens, la crise leur a permis de masquer le coût social de la restructuration : ça n’a pas fait beaucoup de bruit dans la presse. Nous avons interpellé le premier ministre, mais pour l’instant, le gouvernement ne bouge pas une oreille. »
Les ambiguïtés du discours patronal
Engie, Air France, Renault… Cette avalanche de restructurations très « ancien monde » n’augure rien de bon pour l’avenir, et tranche avec les professions de foi annoncées par le patronat. Depuis quelques semaines, les industriels produisent des notes en pagaille, dans lesquelles ils s’engagent à « relocaliser », promouvoir une croissance « décarbonée » et rebâtir la « souveraineté économique » du pays. C’était notamment le sens de l’intervention de Philippe Varin, président de France Industrie, devant le Sénat le 29 avril. Autant de promesses qui laissent de marbre Gabriel Colletis, économiste spécialiste de l’industrie. « Le patronat français a toujours su faire preuve d’une grande intelligence politique, ironise-t-il. Ses représentants prennent appui sur les attentes sociales pour les récupérer à leur avantage. » Et l’économiste de souligner les ambiguïtés du discours patronal : « Derrière un changement de façade, tous veulent continuer comme avant. Dans leur bouche, la transformation des entreprises passe nécessairement par une plus grande “agilité”, c’est-à-dire un accroissement de la flexibilité du travail. Quant aux relocalisations, elles s’entendent toujours au niveau européen. Lorsque Philippe Varin prend l’exemple de la fabrication de batteries pour les voitu res électriques, c’est ainsi qu’il faut le comprendre : les industriels vont regarder quels pays offrent les coûts de production les plus faibles – sans doute l’Europe de l’Est –, et y implanter les futures unités. » À ce rythme-là, le monde d’après risque de ressembler trait pour trait à l’ancien…