Roger Vailland, un écrivain communiste du XXe siècle, comme Aragon, Eluard, Duras un bref moment, Antelme, Charlotte Delbo, Semprun, Neruda, et tant d'autres. Aujourd'hui, ce n'est pas celui dont on se souvient le plus et pourtant, ce fut un écrivain populaire à succès, plusieurs fois adapté au cinéma, doublé d'un journaliste aux multiples talents.
J'ai lu avec gourmandise un bel essai de Franck Delorieux découvert à l'espace librairie de l'Université d'été du PCF à Strasbourg: "Roger Vailland. Libertinage et lutte des classes". Épuisé depuis plusieurs années, le recueil d'essais de Franck Delorieux sur la vie et l’œuvre de Roger Vailland, initialement paru en 2008, reparaissait dans cette version à Manifeste! Editions en 2021. L'occasion de redécouvrir une page un peu oubliée de la littérature...
(Roger Vailland, Libertinage et lutte des classes de Franck Delorieux, Manifeste éditions, 2021, 12 euros).
J'ai connu Roger Vailland d'abord grâce à René Daumal, un jeune prodige néo-surréaliste, auteur de "Mugle", des " Mont Analogues", des "Pouvoirs de la Parole", de "L'évidence absurde", né en 1908 dans les Ardennes, comme Rimbaud, qui à dix-huit ans avaient déjà lu « Gide et Edgar Poe, Platon et Swedenborg, la Bhagavât Gita et le Tao Te King », et qui cramait sa jeunesse dans les expériences littéraires radicales à Reims avec Roger Vailland, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Meyrat.
Les écrits de jeunesse de Daumal, fortement spéculatifs, sont caractérisés par la séduction de la mort et de la folie, l'idée que la vie commune est illusion, que les valeurs traditionnelles sont des conventions superficielles, que la mystique orientale, l'ésotérisme et l'irrationnel nous rapprochaient davantage de la Vérité et de la progression spirituelle que le rationalisme cartésien.
Avec ses amis lycéens à Reims, Roger Vailland en tête, René Daumal créa le groupe des « Phrères simplistes », voulant retrouver les vertus de l'enfance, un groupe existentiel et littéraire inspiré de Jarry, de Rimbaud et des surréalistes. Ils travaillent d'abord autour de la revue « Apollo », "se révoltent contre la société et rêvent d'une vie hors-norme, loin de l'ennui bourgeois" (Roger Vailland, Libertinage et lutte des classes de Franck Delorieux, p.7).
Nés sous le signe d'un désespoir fondamental, issu de la Grande Guerre, ils ont seize ans, le groupe s'initie à l'alcool, au tabac, au noctambulisme, aux drogues. Ils cherchaient comme Rimbaud « le dérèglement de tous les sens », par la drogue, la roulette russe même), dans une recherche d'expérimentation radicale et auto-destructrice. Pour ses incursions psychiques ou par tendance auto-destructrice, Daumal manque plusieurs fois en 1925 de se tuer en utilisant le tétrachlorure de carbone dont il se sert pour tuer les coléoptères qu'il collectionne. Il a l’intuition qu’il pourra rencontrer un autre monde en se plongeant volontairement dans des intoxications proches d'états comateux (ressemblance avec ce que certains appelleront plus tard expériences de mort imminente). Daumal fume chez les opiomanes, se drogue même pendant ses cours.
Quand, à 18 ans, pendant l'hiver 1926, René Daumal écrit « Mugle », de la poésie en prose surréaliste hallucinée et philosophique dont les images ont une grande force évocatoire, vagabondage initiatique dans une ville d'apocalypse, gagnée par le désordre créateur des métamorphoses et confusions de la destruction, de la puissance du rêve et de l'absurde, "Roger Vaillant s'inscrit en hypokhâgne à Paris dans le but de préparer sa licence de Lettres à la Sorbonne. De provincial gauche et timide, il se transforme en dandy. Son condisciple Robert Brasillach le décrit ainsi: "Je me rappelle un garçon osseux, aux cheveux longs, volontiers porteur d'une pélerine qui lui donnait un air byronien (...) C'était Roger Vailland, à coup sûr un des personnages les plus extraordinaires de notre classe. Il nous apportait le Manifeste du surréalisme, Poisson soluble et les poèmes de Paul Eluard (...) Il nous chantait les mérites de l'acte gratuit - qu'il nommait acte pur - et l'écriture automatique. Il était le Lafcadio de Gide incarné pour nous, et bien qu'il soit rare d'admirer quelqu'un de son âge, il est exact que nous l'admirions" (cité par Franck Delorieux, p. 7-8)
Vailland sera hospitalisé en 1927 pour intoxication d'opium. En 1928, Daumal, réalisant la déchéance certaine à venir avec tous les intoxiqués autour de lui, décide de se reprendre en main. Il se met à un régime végétarien, s'abstient désormais de vin et mène une vie d'étude, d'écriture et de méditation plus saine. En 1928, Vailland, Daumal et Gilbert Lecomte fondent la revue "Le Grand Jeu" où dans un premier numéro ils dénoncent le colonialisme, consacrent un article à Rimbaud ("Arthur Rimbaud ou guerre à l'homme") et à "La bestialité de Montherlant".
Parallèlement, Vailland est engagé par Pierre Lazareff à Paris-Soir, grâce à son nouvel ami Pierre Desnos. Tout au long des années 30, il écrira avec talent et désinvolture pour Paris-Soir sur la vie mondaine, le sport, le cinéma, et la politique.
Breton et Aragon convoquent les jeunes écrivains du Grand Jeu et leur font un procès en bonne et due forme, s'attaquant tout particulièrement à Roger Vailland, lâché par ses camarades. La revue n'ira pas au-delà du troisième numéro. Daumal poursuit sa trajectoire mystique et Gilbert-Lecomte ne maîtrise plus sa consommation de drogue, sombrant dans une dépendance totale : « Lecomte était persuadé qu'une fatalité pesait sur lui, due à l'hérédité ; qu'il ne pouvait s'accepter tel qu'il était, se supporter, supporter la vie, sans la drogue », écrira Daumal en 1944.
Roger Gilbert-Lecomte est mort précocement du tétanos le 31 décembre 1943 à 36 ans. Il avait replongé dans la toxicomanie.
"En 1947, Vailland publiera aux Éditions sociales "Le Surréalisme contre la révolution", un pamphlet contre André Breton de retour de son exil new-yorkais. "Le dilettantisme de l'action ne résiste pas longtemps à la boue des champs de bataille ni, pour les clandestins, à la peur des tortures ou tout simplement aux attentes dans les gares ou les chambres d'hôtel pas chauffées. On peut jouer sa vie à pile ou face par humour, mais se demander jour et nuit, pendant des années, si la voiture qui freine devant sa porte n'amène pas les tortionnaires, hésiter en sachant les camarades pris les uns après les autres, implique qu'on attache du prix à sa cause. Ainsi de 39 à 44, à mesure que la charge se dérobait, la plupart des anciens surréalistes découvraient, en y prenant place, un monde dur, significatif et exaltant, exigeant et méritant que les hommes de cœur prissent part à ses luttes".
Entre-temps, Roger Vailland qui vient d'un milieu de moyenne bourgeoisie s'est engagé à gauche, d'abord timidement, au moment du Front populaire. En 1937, il écrit un roman-feuilleton pour un journal de la CGT, "Un homme du peuple sous la Révolution" racontant l'histoire de Drouet, l'homme qui reconnut Louis XVI à Varenne. En janvier 35, Vailland a fait la rencontre d'une chanteuse de cabaret, André Blavette, dite Boule, dont il tombe passionnément amoureux. Ils boivent, se droguent, sortent dans les bordels et les boîtes de nuit. Il finira par divorcer en 47 et mettra à mort symboliquement son amour dans ses romans "Drôle de jeu" et "Les mauvais coups". Dans ce roman autobiographique "Les mauvais coups", écrit en 1948, reclus dans une maison du Jura, Milan, au nom de prédateur, sensible aux charmes de la belle Hélène, institutrice, et Roberte se haïssent d'avoir fait usage, au sein de leur amour, d'une liberté destructrice. Ils boivent, se surveillent, et se jugent. Roger Vailland a également adapté ce roman pour le cinéma dans un film de François Leterrier avec Simone Signoret comme actrice principale en 1961.
En 1941, replié à Lyon avec son journal, domicilié à La Chavannes, Vailland suit une cure de désintoxication et décide de rejoindre la Résistance. Il entre dans un réseau gaulliste fin 1942-début 1943, fait une demande d'adhésion au Parti communiste clandestin quelques mois plus tard, mais on se méfie de lui, du fait de son comportement qui ne correspond pas forcément à la "saine morale révolutionnaire", et le PC ne donne pas suite, dans l'immédiat.
A la Libération, Vailland devient correspondant de guerre, participe comme observateur et journaliste à la bataille d'Alsace, assiste à la prise du château des collaborateurs français à Sigmaringen en avril 1945. Son premier vrai roman, "Drôle de Jeu", retrace une expérience de résistance. Il est couronné du prix Interallié, l'année où une autre résistante, Elsa Triolet obtient rétrospectivement le Goncourt pour "Le Premier Accroc coûte deux cents francs".
Vailland écrit dans la presse progressiste depuis 1944, il fait une nouvelle demande d'adhésion au PCF qui n'aura pas de suite avant, en 1952, en pleine guerre de Corée, lors des manifestations organisées par le PCF contre la visite à Paris du général Ridgway, d'envoyer sa pièce de théâtre sur la guerre, Le Colonel Forster plaidera coupable, à Jacques Duclos qui accepte son adhésion au PCF. Vailland déclare alors: "Dans la résistance, d'abord, puis aux combattants et aux partisans de la paix, j'avais eu l'occasion de travailler avec les communistes, d'apprendre à les estimer, à les aimer. Preuve m'avait été faite année par année que le Parti communiste constitue réellement l'avant-garde du combat pour la paix, pour la liberté et pour le bonheur des hommes (...) Je suis très heureux de commencer à militer dans le parti, dans la ville où j'habite, Ambérieu-en-Bugey, parmi les cheminots, les paysans, les cheminots-paysans et les paysans-cheminots qui sauront certainement s'unir contre le nouvel occupant, les nouveaux collabos comme ils l'ont fait dans la résistance". (Franck Delorieux, Roger Vailland Libertinage et Lutte de Classes, p.23)
Franck Delorieux poursuit: "Vailland se lance dans le militantisme avec joie et ferveur. Il colle les affiches, distribue les tracts, participe aux réunions de cellule, intervient dans les meetings et sert de chauffeur lors des élections législatives de 1955 au candidat communiste Henri Bourbon pour les réunions de sa campagne électorale qui aboutira à son élection au poste de député de l'Ain".
Roger Vailland milite contre les tentatives de saisies sur les fermes des paysans endettés. Il participe aux conférences fédérales du parti en tant que simple militant. A l'époque il forme un couple libre et fêtard avec Elisabeth Naldi, comédienne italienne de Bologne, ancienne résistante elle aussi. En 1950 paraît Bon pied bon œil. En 1951 Un jeune homme seul . Beau masque en 1954 et 325 000 francs en 1955. A chaque fois, des romans réalistes, sombres, nerveux, avec des héros prolétariens. Du réalisme-socialiste peut-être, mais avec des personnages qui sont réellement incarnés et qui ne sont pas que des icônes.
Le roman 325 000 francs de Roger Vailland était une commande du Parti Communiste Français (PCF), écrit pour les ouvriers mutilés d'Oyonnax, pour aborder les concepts centraux de la théorie marxiste : aliénation du travail, la course à la productivité, la parcellisation de l’action de l’ouvrier, augmentation des cadences, risque d’accident, exploitation à travers le salariat. Le roman fut lu en commun et discuté au sein des cercles de formation du PCF. 325 000 francs raconte l’histoire de Bernard Busard, un petit gars d'à peine dix-huit ans originaire de Bionnas, ville fictive. Bernard est manœuvre à l’usine Plastoform où il est chargé de déplacer les pièces entre les ateliers sur son vélo. Le roman s’ouvre sur la course cycliste régionale, à laquelle Bernard participe, mais qu’il ne remporte pas, chutant lourdement dans le final. Mais le cœur du roman, c’est l’histoire d’amour complexe entre Bernard et Marie-Jeanne, femme froide et distante, qui refuse de se donner facilement à lui, malgré sa cour assidue. Elle finit cependant par accepter, mais à une condition : qu’ils quittent Bionnas. Bernard trouve alors une opportunité : gérer un snack-bar à Mâcon, le long de l’autoroute de Paris à Marseille. Il se renseigne : il faut avancer une caution de 700 000 francs. Le couple a déjà 375 000 francs de côté. Il manque donc 325 000 francs. Pour trouver rapidement cette somme, Bernard va tenter l’impossible : assurer le service d’une presse à injection à deux pendant 187 jours en continu. Mais, pour cela, il lui faut un partenaire : ce sera le Bressan, son concurrent durant la course cycliste, un petit paysan de la plaine de Bresse, une vraie force de la nature. Le roman tient en suspens le lecteur : Bernard parviendra-t-il ou non à réaliser cet exploit physique ? Comme la chute finale à vélo, Bernard échouera lors du dernier roulement, et se fera broyer la main par la machine. La fin du roman est tragique : contraints d’abandonner leur rêve d’ouvrir un snack-bar, Bernard et Marie-Jeanne achètent le bar de la ville. Mais Bernard est persuadé que sa femme a couché avec le patron de l’usine Plastoform afin de gagner la différence qui leur manquait. Bernard devient irascible, aigri, violent et alcoolique, et passe sa journée à crier sur sa femme tout en buvant avec les clients. Criblé de dettes, il finira par être réintégré dans l’usine, travaillant d'une seule main. "325 000 francs" est adapté par Jean Prat au cinéma en 1961.
En 1957, Vailland obtient le prix Goncourt pour le roman "La Loi", inspiré de son amour pour Elisabeth Naldi. Le roman jugé trop esthétisant, dans un milieu aristocratique et décadent, est critiqué par la presse communiste mais Maurice Thorez le félicite.
Vailland voyage aussi, en Indonésie (1950), en Égypte (1952), où il sera emprisonné comme espion communiste, à la Réunion (1958) ou en Israël (1961) où il couvre le procès Eichmann. Il travaille pour le cinéma où il signe plusieurs scénarios, notamment une adaptation des "Liaisons dangereuses" pour Roger Vadim avec Jeanne Moreau et Gérard Philippe. Il s'intéresse aussi à l'art, écrit sur Pierre Soulages. Dans les années 50, il achète une Jaguar: Vailland aime les sensations fortes et la vitesse. Et il étude le libertinage et Laclos, Suétone.
En 1956, Vailland signe la pétition de Sartre contre l'intervention en Hongrie de l'URSS. Il regrettera. "La direction du PCF le convoque, lui somme de faire son autocritique. Il s'exécute et, tandis que ses anciens camarades changent de trottoir quand ils le croisent, finit, en 1959, par ne plus reprendre sa carte du Parti. Vailland est fou de douleur. Il pense qu'il ne pourra plus écrire. ll est tenté par le suicide. C'est la fin d'une saison dont il dira qu'elle fut la plus heureuse de sa vie". (Franck Delorieux, Roger Vailland. Libertinage et lutte des classes, p.36)
Dans une interview donnée au journal Le Monde en février 1963, suite à la parution du Regard Froid, Roger Vailland écrit: "Il n'y a eu ni démission, ni exclusion. Simple désengagement de ma part. Je me suis tourné vers d'autres activités".
Même après n'avoir pas repris sa carte au PCF, Roger Vailland continue à s'intéresser de prêt aux communistes, et à les soutenir, là où de nombreux ex-camarades retournèrent leur veste ou devinrent anticommunistes. Il meurt le 12 mai 1965.
Dans le recueil, "Un siècle d'Humanité 1904-2004" sous la direction de Roland Leroy, avec la coordination éditoriale de Valère Staraselski, paru au Cherche-Midi, deux beaux articles de Roger Vailland sont retenus pour illustrer l'année 1954 (celle de la fin de la guerre d'Indochine et du début de la guerre d'Algérie) et l'année 1956.
Julien Bourdon est mort au Vietnam- Roger Vailland, Humanité Dimanche, 20 avril 1954
et "J'ai fait un mauvais rêve", L'Humanité Dimanche, 11 mars 1956
Julien Bourdon est mort au Vietnam-
Roger Vailland,
L'Humanité Dimanche, 20 avril 1954
Julien Bourdon, fils cadet de la veuve Bourdon, cultivatrice dans un village de Bresse, vient d'être tué en Indochine. "Sauté sur une mine", raconte la lettre que le capitaine a écrite à la mère.
Il y a tout juste six mois que Julien Bourdon est parti comme volontaire pour la guerre du Vietnam.
Quand j'ai appris son engagement, je suis allé voir la mère, que je connais bien, son fils aîné Bernard Bourdon ayant travaillé avec moi pour la Résistance dans le même village de Bresse.
Alors, ai-je demandé, Julien a estimé nécessaire d'aller défendre le Sud-Est contre quoi? ... Et puis vous savez bien que Julien n'a rien contre les communistes...
Elle nous a regardés, qui étions réunis dans la cuisine - salle commune de la toute petite ferme.
- Vous savez bien, a t-elle repris, que Julien n'a rien contre nous...
Il y avait là Bernard Bourdon, le fils aîné, communiste, Simone Bourdon, la sœur, fiancée à un sympathisant d'un village voisin, et deux cousins que je ne connaissais pas, mais j'avais déjà remarqué à leurs mouvements de tête qu'ils devaient être d'accord sur bien des choses avec Bernard et avec le fiancé de Simone. Pourquoi, en effet, le fils cadet de la veuve Bourdon en aurait voulu aux siens?
- Voyez plutôt, m'avait encore dit la mère... Et elle m'avait emmené dans la petite chambre de Julien, au-dessus de la grange. Sur le mur, en face du lit, était épinglé le portrait d'Henri Martin, découpé dans un journal.
- Voyez, m'avait dit la mère, il n'avait même pas pensé à le retirer, quand Henri Martin a été libéré.
Je le raconte, parce que c'est ainsi, aussi extravagant que cela puisse paraître: il y avait, il y a sûrement encore le portrait d'Henri Martin dans la chambre de ce jeune paysan qui s'est engagé volontaire pour l'Indochine et qui vient de sauter sur une mine.
Alors la mère s'est mise à pleurer.
- C'est ma faute, avait-elle dit. Julien voulait se marier avec une jeune fille qui possède encore moins que nous. Ils auraient dû vivre ici et nous sommes déjà tellement à l'étroit. J'ai dit non...
La vieille femme avait pleuré et je commençais à me reprocher ma brutalité, lorsque Simone, la sœur, était intervenue avec véhémence:
- Non, maman, avait-elle dit, ce n'est pas de ta faute. Julien est un salaud...
Je continue à répéter mot pour mot ce que j'ai entendu, parce que je pense que c'est utile - et que des scènes analogues se sont déroulées ou se déroulent aujourd'hui dans maintes maisons de France.
Et Simone avait montré la première lettre envoyée du Vietnam par son frère, et qui semblait provenir du delta tonkinois.
"Les gens d'ici, écrivait Julien Bourdon, ressemblent beaucoup aux gens de chez nous. En moyenne, ils ont encore moins de terre chacun pour vivre, mais elle est meilleure. La culture du riz, c'est comme du jardinage. Je ne parle pas leur langue, mais à les regarder vivre, je crois que ce sont de braves gens...
- Alors, s'était écriée Simone, de quel droit est-il parti tuer ces braves gens?...
Parce qu'on lui avait promis une bonne paie? Parce qu'on lui a dit que là-bas les Blancs n'ont qu'à lever le doigt pour avoir des filles? ... Et elle avait répété violemment: "C'est un salaud."
Là-dessus, Bernard, le frère aîné, celui qui avait été au maquis, est intervenu:
- Ce n'est pas si simple, avait-il dit. Certainement Julien a eu tort de s'engager. Il n'a même pas l'excuse de l'ignorance. Je lui avais assez expliqué que les paysans du Vietnam sont des travailleurs comme nous, comme qui dirait nos cousins, et qu'il serait forcément amené à se conduire là-bas comme les hitlériens se sont conduits ici. Mais il faut comprendre les circonstances.
Bernard avait expliqué. Les Bourdon sont propriétaires de deux hectares de terre et en louent trois à quatre selon les années; ce n'est pas assez pour faire vivre la veuve, les deux fils et la fille. Et tout à fait impossible d'amener une bru à la maison. Julien avait donc cherché du travail ailleurs. Il avait voulu entrer sur un chantier hydroélectrique, mais les nouveaux chantiers prévus n'ont pas été ouverts. Il a fait des remplacement aux postes: ce qui lui a rapporté dans les 12 000 francs par mois et pour devenir facteur titulaire à 24 000 francs, il faut attendre des années. Enfin, il avait trouvé de l'embauche dans une entreprise de travaux publics, comme terrassier: il avait gagné 750 francs par jour, exactement le prix de la pension que lui réclamait l'hôtelier de la petite ville où il travaillait; il devait emprunter de l'argent à son frère pour payer le voyage qui lui permettait de passer le dimanche au village.
Là-dessus était venu le temps du service militaire. Les dix-huit mois avaient approché à leur fin mais pas davantage d'espoir qu'auparavant. La fiancée, au demeurant, s'était montrée un peu garce; elle ne voulait plus attendre. Le garçon avait accepté le seul moyen d'"évasion" qu'on lui avait offert..
- Il a pensé faire un beau voyage, avait dit amèrement Bernard...
- C'est vrai, s'était écriée la mère, qui cherchait désespérément une excuse à son cadet. Quand il allait à l'école, il aimait tellement la géographie... Il savait par cœur les colonies...
- Mon frère est une petite tête avait dit Bernard. Il ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Mais les salauds ce sont ceux qui ferment les chantiers d'électrification, pour en consacrer l'argent à une guerre où la France comme ils osent s'en vanter, n'a plus aucun intérêt.
Les salauds ce sont ceux qui ont envoyé mon frère au casse-pipe, pour pouvoir continuer à trafiquer sur les piastres ou à toucher des commissions sur les fournitures d'armes américaines; les salauds ce sont ceux qui ont acculé mon frère au désespoir et au crime...
Il y a trois mois, repassant par le même village, j'ai vu une nouvelle lettre que Julien Bourdon avait écrite à son frère: "J'ai honte, disait-il, parce que je fais le contraire de ce que tu faisais pendant la guerre".
... Après l'Indochine, l'Algérie, le combat contre les guerres coloniales continue.
"Tu me comprends, je pense souvent au train allemand que tu as fait sauter. Moi aussi je sauterai un de ces jours."
Il vient de sauter sur une mine en protégeant la voie ferrée, dans le delta tonkinois, entre Hanoï et Haïphong.
La veuve a appris la mort de son fils dans le même temps qu'elle venait de vendre les deux hectares qui lui appartenaient et de liquider le fermage des trois autres.
C'est qu'avec l'écroulement du prix du bétail, des œufs et du lait, les toutes petites exploitations ne peuvent plus vivre. Simone s'est mariée. Bernard s'est placé, la mère tiendra comme elle pourra avec son jardin et en promenant sa dernière vache le long des routes.
Je n'ai eu aucun besoin de signifier à mes amis Bourdon que cela se tenait étroitement: leur fils et frère tué dans une guerre à laquelle le gouvernement refuse de mettre fin, et leur ferme ruinée, premier résultat des accords européens conclus par le gouvernement: "Aucune exploitation agricole de moins de 30 hectares ne sera plus viable en France, reconnaissent volontiers les "Européens".
Ils savent exactement à quel point et de quelle manière tout cela est lié. Le peuple de France, après tant de luttes, pendant tant de siècles, et après la dure leçon de la libération trahie, est extraordinairement éduqué à la compréhension des problèmes politiques. Mais nos gouvernements sont-ils donc tellement incompréhensifs aux questions politiques qu'ils ne sentent pas la terrible colère qui est en train de s'amasser dans les campagnes et dans les villes de France?
(Roger Vailland, Humanité Dimanche, 20 avril)