tous les coups sont permis
Dominique Noguères Vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme
Au printemps, pendant le premier confinement, nous avions déjà vu se dessiner un avenir bien sombre avec des reculs importants de nos droits. L’état d’urgence sanitaire, qui en suivait un autre, a continué de mettre la population sous le boisseau de décisions gouvernementales plus autoritaires les unes que les autres. Sans revenir sur la nécessité de nous protéger, force est de constater que la machine s’est emballée au point de nous mettre en cette fin d’année dans une situation inédite de recul de nos libertés. Les exemples ne manquent pas, hélas. Outre le fait que la vie associative, militante, syndicale est malmenée par les contraintes imposées par la circulation du virus, les imprécisions, les hésitations, les discours guerriers du gouvernement contribuent à générer au mieux un état de sidération, au pire une inquiétude entraînant un repli sur soi, la peur de l’autre, malgré des élans de solidarité inédits. Le travail de sape de certains médias, les discours haineux et provocateurs diffusés à longueur de journée par de soi-disant experts sur des chaînes d’information continue contribuent à alimenter une ambiance malsaine. Les difficultés rencontrées pendant cette période de pandémie ne doivent pas permettre que soient sacrifiés les principes fondamentaux d’un État de droit. On nous ressort l’immigration, cause de tous les maux, une antienne qui revient comme à chaque fois que la situation est tendue. Les affirmations les plus fantaisistes et nullement étayées se répandent, qui contribuent à maintenir une population sous la menace d’une invasion et pire encore sous celle de migrants qui viendraient prendre leurs droits.
Et c’est aussi la loi sur la sécurité globale qui, bien loin de protéger, mettra toute la population sous surveillance. Des journalistes ou tout simplement des citoyens qui veulent témoigner sur des violences policières sont menacés de fortes amendes ou de peines de prison. Les risques d’autocensure sont énormes. Une réforme profonde des missions des polices municipales et des entreprises de sécurité privées et le recours aux drones et aux caméras couronnent le tout. Plus récemment, c’est une ordonnance pénale du 18 novembre 2020 qui ne permettra pas à la justice d’être rendue sereinement et équitablement par le non-respect du contradictoire, par le recours au juge unique, par la visioconférence imposée. Alors que dans ces périodes si troublées c’est plutôt l’apaisement qui devrait être la priorité du gouvernement, c’est en fait une fuite en avant sécuritaire et autoritaire qui se met en place, dont on se demande où elle s’arrêtera. L’inquiétude est grande de voir un jour tomber toutes ces mesures liberticides en de mauvaises mains. Elles nous sont présentées comme des mesures de sécurité sanitaire, mais nous n’avons aucune certitude sur leur utilisation future. Pour exemple, après l’état d’urgence lié aux attentats terroristes, la plupart des mesures spéciales ont été intégrées dans le corpus législatif. En sera-t-il de même après la fin de l’état d’urgence sanitaire ? Si nous sommes tous demandeurs de sécurité, cela ne peut être au détriment de notre sûreté et de nos droits. L’État de droit et nos libertés sont trop importants pour qu’ils soient ainsi malmenés. Alors, pandémie ou pas, pour continuer à vivre au mieux malgré les difficultés quotidiennes, ne perdons ni nos valeurs ni nos convictions, faisons-les vivre par tous les moyens en notre possession, tous les jours sans répit.
Le projet de loi sécurité globale est un danger
Céline Verzeletti Secrétaire confédérale de la CGT
Les mesures prises durant la crise sanitaire ont eu un impact considérable sur l’organisation et les conditions de travail, sur les droits des travailleur·ses, leurs libertés individuelles et collectives, ainsi que sur leur situation sanitaire et sociale. Pendant les confinements, des salarié·es du secteur privé ou public ont travaillé dans des conditions extrêmement dégradées. Cela a parfois eu des conséquences sur leur santé : certains ont été contaminés, sont tombés malades, et parfois même en sont malheureusement décédés. D’autres ont perdu par la suite leur travail, ce qui a engendré une paupérisation intense des personnes et des familles. Ces situations ont eu un impact négatif direct ou indirect sur la santé mentale des salariés, des précaires, des intérimaires, des privés d’emploi, des autoentrepreneurs, des indépendants, des commerçants et des artisans. Certains d’entre eux n’ont pas pu bénéficier du chômage partiel. De nombreux étudiants salariés ont perdu leur travail et se sont retrouvés piégés dans un abîme social effrayant. La non-gestion de la crise sanitaire, les privations de libertés n’ont pas suffi au gouvernement. Ce dernier a adopté, par voie d’ordonnances et de décrets, une série de mesures dérogatoires au droit du travail pour une durée parfois indéterminée, via l’état d’urgence sanitaire. Les employeurs ont ainsi pu imposer ou modifier la prise de jours de congé ou de repos, déroger au repos hebdomadaire et dominical, allonger unilatéralement la durée du travail, différer le versement de certaines rémunérations, suspendre l’élection des représentants du personnel dans les entreprises, ou encore s’exonérer de certaines obligations de suivi médical.
Le coup porté par le gouvernement et le patronat est un double coup de massue : une estocade ! Pourtant, l’état d’urgence dit sanitaire ne s’imposait pas, les mesures sanitaires pouvaient être prises par les dispositions du Code de la santé publique. Au lieu de déroger au Code du travail, il fallait, à l’inverse et dans l’urgence, renforcer les droits des travailleur·ses et de toute la population, accorder immédiatement des aides massives à toutes les personnes en grande précarité et revaloriser tous les métiers d’utilité sociale. Cette option ne fut pas celle du gouvernement. Au lieu de continuer à supprimer des lits d’hôpitaux, le gouvernement devait investir dans le service public de la santé, les services publics en général pour lutter contre toutes les paupérisations. L’ensemble des inégalités ont augmenté durant la crise. C’est inacceptable. Au lieu de profiter de la crise sociale et sanitaire pour nous évincer, toutes et tous, de nos droits les plus fondamentaux, le gouvernement a le devoir de nous assurer une qualité de vie sociale et démocratique. En portant atteinte aux libertés, dont celle de la presse, il assombrit la démocratie. Le projet de loi sécurité globale est un vrai danger et ne doit plus être, tout comme celui portant sur le séparatisme. Oui, le gouvernement assombrit les fondements mêmes de notre République, il divise et tente de nous réduire à l’état d’objet. Ne cédons rien, ne lâchons rien ! Nous sommes sujets, et c’est bien en tant que sujets libres et citoyens que nous pourrons vivre avec cette pandémie. C’est parce que nous resterons libres et solidaires que nous resterons vivants et dignes !
sortir le capitalisme et saisir l’alternative
Alain Bihr Sociologue, professeur honoraire de sociologie à l’université de Bourgogne-Franche-Comté
Comment notre société peut-elle vivre avec cette pandémie ? La réponse est en partie comprise dans la question, à condition d’inverser l’adjectif qui qualifie « notre » société. C’est précisément parce qu’elle est inhumaine qu’elle peut continuer à survivre (mais non pas vivre) avec cette pandémie. En contraignant bon nombre de ceux qui ont un emploi à continuer à se rendre sur leurs lieux de travail, au risque d’une contamination ; en en contraignant d’autres à transformer une partie de leur logement en annexe de « leur » entreprise. En précipitant des centaines de milliers de titulaires d’emplois précaires dans le chômage, source d’angoisse et menace d’appauvrissement. En interdisant aux uns et aux autres toute sortie qui ne soit pas strictement fonctionnelle. En nous privant tous et toutes de la joie de retrouver nos proches, parents et amis, d’échanger avec eux poignées de main et embrassades, repas et conversations. En nous tenant à l’écart des restaurants, cinémas, salles de concert, musées, terrains de sport, etc. En transformant l’espace public en cette scène où ne figurent plus que des visages masqués, anonymes, sans expression, fantomatiques. Mais, dans une société capitaliste, pour la dénommer proprement, l’essentiel n’est pas là. Il s’agit moins de sauver des vies humaines et encore moins ce qui rend la vie humaine que les conditions qui rendent possible la poursuite de la valorisation et de l’accumulation du capital, fût-ce à moindre échelle et à un rythme ralenti. Ce que « nos » gouvernants et les médias nomment « l’économie ». Et, sous ce rapport, la pandémie n’est pas une si mauvaise affaire : par la brusque montée du chômage, elle dégrade encore un peu plus le rapport de forces entre travail et capital en accroissant, demain plus encore qu’aujourd’hui, la concurrence entre celles et ceux qui ont un emploi et celles et ceux qui n’en ont pas. Quant au surcroît d’endettement public rendu nécessaire par le « sauvetage de l’économie », « nos » gouvernants comptent bien sur les contribuables pour en supporter la charge finale. Et, chacun·e ainsi confronté·e plus que jamais à la hantise du lendemain, les voix seront encore plus faibles pour rappeler que c’est cette même « économie » qui, par ses débordements inconsidérés sur des milieux naturels, engendre depuis quatre décennies ces zoonoses à répétition, dont la pandémie actuelle n’est que la dernière en date… en attendant les prochaines.
Le tableau précédent serait cependant désespérant s’il n’était unilatéral. Car, au cœur de la pandémie, quelques indices forts ont fait signe en direction d’un autre monde possible. Des solidarités locales ont permis, dans les banlieues urbaines aussi bien qu’au fin fond des campagnes, que les plus démuni·es et les plus isolé·es puissent ne pas succomber, matériellement ou psychiquement. La réduction de « l’économie » à la production des biens et services de première nécessité a mis en évidence l’inutilité, voire la nocivité d’une bonne partie de tout le reste, partant la possibilité mais aussi la nécessité d’une réduction substantielle du temps de travail, que l’emploi de tous et de toutes pourrait comprimer davantage encore. La pandémie a de même mis en évidence la priorité absolue d’assurer à chacun·e ces équipements collectifs et services publics que sont le logement, l’éducation, la santé, la culture, tous malmenés par des décennies d’austérité néolibérale. Sans compter l’accablant spectacle de l’incurie et du cynisme de la gestion de la pandémie et de ses suites par « nos » gouvernants. Alors, qu’attendons-nous pour les congédier et prendre nos affaires en main ?
De la démocratie sanitaire
Texte collectif
La santé est devenue un principe supérieur de nos sociétés, au point même que le président de la République, pourtant préoccupé par les enjeux économiques, a pu s’engager à la protéger, « quoi qu’il en coûte ». Mais de quelle santé parle-t-on ? Si l’on reprend en effet la définition de l’OMS, la santé « est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Elle s’inscrit donc dans un ensemble d’enjeux sociaux que la gestion de crise a réduit à la lutte contre l’épidémie sans autre considération. Et cette lutte contre l’épidémie s’est elle-même resserrée autour de la gestion des soins hospitaliers, et, plus encore, des lits de réanimation, au sein des services qui traitent les formes les plus sévères – mais minoritaires – de Covid-19. Tout est fait pour protéger les hôpitaux, présentés comme la dernière digue pour protéger le système de santé dans son ensemble, au risque d’oublier le rôle central de la prévention et de la promotion de la santé dans ses multiples dimensions. Mais, autant au printemps l’urgence et les incertitudes entourant la maladie pouvaient justifier une telle focale, autant celle-ci mérite d’être interrogée aujourd’hui dans la deuxième vague, alors que l’on en sait plus sur les effets délétères des mesures de gestion de crise, en particulier du confinement. Des associations de patients et des professionnels de santé alertent sur les conséquences sanitaires dramatiques des retards, voire des arrêts de dépistage et de prise en charge de certaines pathologies. Les hôpitaux connaissent des tensions internes beaucoup plus importantes, car les professionnels, dans un contexte de ressources contraintes, ne sont plus d’accord pour privilégier systématiquement les patients atteints du Covid au détriment des autres. Plus largement, les associations caritatives alertent sur l’augmentation de la pauvreté (dont on connaît les effets délétères sur la santé), la malnutrition ou encore l’augmentation des violences conjugales quand les psychologues et les psychiatres s’alarment de l’accroissement et de l’aggravation des troubles psychiques. Bref, si la pandémie de Covid-19 est à bien des égards une crise de la santé publique, mettant en lumière le poids considérable des inégalités sociales de santé, il est à craindre que les mesures prises aujourd’hui ne conduisent à d’autres crises de santé publique tout aussi graves. Pour faire ces choix politiques difficiles mettant en balance les malheurs d’aujourd’hui et ceux de demain, il est essentiel d’impliquer les forces démocratiques. Or, le gouvernement s’est enfermé dans une gestion élitaire et verticale de la crise, en donnant à un Conseil scientifique, créé ex nihilo, une place centrale dans la gestion de la première vague et aux délibérations secrètes du Conseil de défense le soin de gérer la deuxième vague. De nombreux parlementaires se sont émus récemment de l’absence de débat démocratique dans l’Hémicycle à propos des choix de société cruciaux que soulève cette pandémie. Nombreux sont également les acteurs de la santé communautaire, associations, professionnels de la santé publique et responsables de collectivités locales à se plaindre ne pas avoir été associés aux décisions malgré leur expertise et leurs réseaux d’acteurs de terrain. Ils jouent et pourraient jouer un rôle primordial dans la prévention, la promotion de la santé et la réduction des risques, autant de stratégies de santé publique plus efficaces que la communication archaïque fondée sur la peur et la stigmatisation qui nous est proposée aujourd’hui. Ce n’est pas d’une loi de « sécurité globale » que notre pays a besoin aujourd’hui, mais d’une politique de « santé globale ».
Signataires : Henri Bergeron, directeur de recherche au CNRS, Olivier Borraz, directeur de recherche au CNRS, Patrick Castel, chargé de recherche à la FNSP, coauteurs de Covid-19 : une crise organisationnelle (Presses de Sciences-Po), et Étienne Nouguez, chargé de recherche au CNRS. Tous travaillent au Centre de sociologie des organisations de Sciences-P