5) La critique du colonialisme.
Depuis 1900, l'entreprise coloniale ne suscite plus autant de polémiques en France et au Parlement que dans les années 1880 où elle était considérée comme dispendieuse pour la nation et contradictoire avec l'objectif d'une revanche ou d'une protection contre l'ennemi allemand, et majoritairement, les français voient dans la colonisation une entreprise profitable à la puissance économique et politique de la France et aux intérêts des indigènes à qui elle apporte prétendument la civilisation. Il faut dire que la grande presse capitaliste et les expositions universelles et coloniales se donnent beaucoup de mal pour imposer ces idées par leur propagande... Les parlementaires radicaux sont souvent très proches des milieux d'affaires et de la haute administration agissant dans les colonies et les parlementaires de droite s'inquiètent surtout de ne pas faire croître le coût du maintien de l'ordre et du développement économique pour la nation.
Certains socialistes, mais pas tous, dénoncent l'entreprise coloniale non pas tant comme illégitime en elle-même (en vertu d'un droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ou d'une égale dignité des cultures) mais comme dangereuse pour la paix et les droits des travailleurs occidentaux, représentative d'un système économique pervers, et injuste dans son application.
En 1898, au moment où, pendant l'affaire Dreyfus, la haine contre les juifs prend des proportions inquiétantes en Algérie, fédérant d'ailleurs dans une alliance contre nature une partie des arabes musulmans et des colons d'origine européenne, Jaurès ne craint pas de l'expliquer par les expropriations des terres des paysans arabes, en partie par des financiers juifs, en partie par d'autres intérêts financiers et l'administration, ainsi que par le régime de faveur discriminant dont bénéficient les juifs algériens grâce au décret Crémieux qui leur accorde la citoyenneté française là où les arabes musulmans en sont jugés indignes. Dans un article datant du 29 janvier 1898 publié dans La Dépêche, Jaurès regrette ainsi qu'on ait « dérobé sa civilisation à l'algérien », alors que la « haute culture musulmane » aurait méritée d'être fécondée par la science européenne plutôt que méprisée. Lors de son seul voyage hors de l'Europe en dehors de la tournée de conférences de trois mois qu'il a réalisé en Amérique Latine à l'été 1911 pour lever des fonds pour le journal L'Humanité, Jaurès fait un voyage en Algérie en 1895, invité par Viviani, lui-même pied noir, qui a modifié sa façon de percevoir la réalité coloniale et il est même devenu plus tard par ses lectures un admirateur d'Abd-el-Kader, le chef de l'insurrection nationaliste algérienne. Cette expérience l'amène à regretter que l'on tienne les 3 millions d'algériens dans la sujétion économique et sociale en les expropriant de leurs terres par des vols légaux et qu'on leur refuse des droits politiques, dont le droit de vote, que l'on accorde aux juifs. Mais Jaurès ne réclame pas vraiment l'indépendance ou le droit à l'auto-détermination pour les Algériens mais plutôt le bénéfice de ces droits sociaux et politiques qui sont l'œuvre de la civilisation de la France révolutionnaire et républicaine: l'émancipation sociale et politique des Algériens, inconcevable dans l' « exploitation patriarcale des grands chefs traditionnels » indigènes, pourra se faire « sous la noble tutelle de la France » à condition qu'elle rompe avec son égoïsme et ses préjugés raciaux à courte vue. « Je suis sûr, dit-il courageusement à la Chambre le 19 février 1898, que si la France voulait et savait apparaître comme le peuple de la justice, en accordant aux Arabes le droit de vote, elle ne pourrait qu'agrandir sans péril la puissance et le rayonnement de la France elle-même ». Un peu plus tôt, en mai 1896, Jaurès écrivait dans La Petite République que la colonisation n'est pas forcément exclusive d'une « sollicitude constante pour les races opprimées », qu'elle peut être porteuse de progrès pour les peuples qui y sont soumis.
Progressivement néanmoins, Jaurès, grâce à son ouverture d'esprit exceptionnelle et sa curiosité pour les autres cultures, va évoluer vers une reconnaissance de la pluralité des voies de civilisation incarnées par les différentes cultures et leur égale communication avec un universel humain qui ne saurait être identifié de manière restrictive avec la culture démocratique et rationaliste de l'Europe post-révolutionnaire. Il s'éloignera ainsi d'un universalisme républicain qui justifie le colonialisme au nom de notre devoir d'apporter la civilisation identifiée au projet émancipateur de la République et du rationalisme à des peuples arriérés.
Sans aller jusqu'à juger néfaste que la France cherche à exercer une influence culturelle, économique et politique au Maghreb, Jaurès défend ainsi en 1911 l'indépendance de plus en plus confisquée du Maroc et la souveraineté de son sultan menacée par les stratégies de pénétration tour à tour concurrentes et concertées des consortiums financiers et industriels allemands et français. L'aliénation des droits économiques et sociaux des peuples du sud par des entreprises capitalistes et des colons qui pillent leurs ressources, leurs terres, et exploitent leurs mains d'œuvre, paraît à Jaurès être un ressort autrement plus puissant de la colonisation que le projet philanthropique ou politique civilisateur prétendu et la rend inacceptable.
Pour exemple, Jaurès s'est engagé personnellement en 1908 et 1912 pour faire condamner un homme d'affaire d'origine grec naturalisé en 1901, Basilio Couitéas, qui après avoir collecté les impôts pour le compte du bey s'était spécialisé dans l'exploitation d'immenses domaines agricoles qu'il faisait arracher aux indigènes entre Sousse et Kairouan: à cette occasion, Jaurès est parvenu à faire rendre justice partiellement aux tribus arabes et surtout à dénoncer publiquement les lobbies pro-coloniaux et affairistes bien installés chez les radicaux, et même dans les milieux franc-maçons ou à la Ligue des droits de l'homme.
Le taux de profit des compagnies coloniales qui ne procèdent à aucun auto-investissement mais se gorgent d'une économie de traite et de pillage, se situe, entre 1903 et 1911, à des niveaux très élevés: entre 25% et 38% selon Madeleine Rebérioux. Spoliations bénies par les administrations et les parlementaires coloniaux, contraintes coloniales, exploitations intensives des ressources naturelles, expliquent ces profits fastueux.
Le plus grave, c'est que la diplomatie française se met au service des intérêts des groupes financiers et industriels, risquant d'envenimer nos relations avec l'Allemagne et de déclencher des guerres coloniales. Ainsi, utilisant une technique que l'Angleterre avait expérimentée avec le pacha d'Egypte, l'État radical fait tout pour encourager le sultan du Maroc à s'endetter à travers des dépenses somptuaires au bénéfice des industries européennes, profitant ensuite de sa position de faiblesse pour lui proposer, à l'initiative d'un consortium placé sous la direction de Paribas, un emprunt ruineux pour le Maroc qui sera signé le 12 juin 1904. Emprunt qui marque le progrès vers l'installation progressive d'un protectorat sur le Maroc impliquant des partenariats commerciaux obligatoires et extraordinairement avantageux avec les milieux d'affaires français. Or, l'Allemagne, qui avait aussi des intérêts depuis quelques années au Maroc, menace clairement la France par l'intermédiaire du discours de Fréderic II à Tanger le 31 mars 1905. Elle cherche l'appui de la Russie tsariste pour dénoncer la politique coloniale agressive de la France mais celle-ci, qui était liée à la France par un traité d'alliance et un emprunt finançant ses dettes très importantes, le lui refuse. L'Allemagne se résigne alors à participer à la conférence internationale d'Algésiras en 1906 qui donne à la France des droits particuliers au Maroc et admet que la Banque d'Etat qui y sera créée en 1907 soit placée sous le contrôle de Paribas. En février 1909 toutefois, les gouvernements allemands et les français signent un accord de collaboration économique pour piller le Maroc mais, quand le ministère radical Monis fait occuper Fès en avril 1911 (pour mater la révolte des tribus Berbères du Riff qui s'en prennent à un Sultan étranglé financièrement qui cherche à s'en sortir en accablant d'impôts son peuple) en violation flagrante de l'acte d'Algésiras, l'Allemagne réagit en envoyant le 1er juillet à Agadir une canonnière symbolique ayant valeur d'ultimatum. Les deux pays, au bord de la guerre, s'en sortent par une nouvelle réconciliation d'intérêts effectuée sur le dos de l'Afrique: l'Allemagne accepte d'avance le protectorat français et obtient en échange une part importante du Congo, entre le Cameroun et le Congo belge.
Jaurès analyse ainsi le 31 mars 1911, avant la prise de Fez, cette entreprise de désorganisation et d'affaiblissement de l'autorité du Sultan du Maroc qui vise à créer un climat d'anarchie et de révolte propice à l'annexion pure et simple, programmée par un plan secret franco-espagnol de 1904:
« c'est délibérément que les coloniaux ont mené le Maroc à l'état d'anarchie. C'est délibérément qu'ils ont ruiné le sultan, qu'ils lui ont imposé des combinaisons financières qui lui retirent toutes ressources. Il n'a plus ni le produit des douanes, ni les droits des ports, ni le revenu des domaines, ni le produit du monopole du tabac et l'Espagne, marchant sur nos pas, a mis hypothèque sur la plus grande partie du produit domanial futur des mines non encore concédées...Et le sultan, réduit à vivre au jour le jour des maigres avances de la Banque d'Etat, condamné à subir le pillage international des ressources marocaines, a perdu à la fois le prestige et les moyens d'action. Il a été réduit à imposer à des tribus jusque là exonérées de lourdes charges. Le mécontentement a grandi. Les attaques des tribus contre Fez se sont multipliées: et, au moment où j'écris, le sultan est obligé de faire lui-même le coup de feu, des jardins de son palais, pour repousser les Berbères révoltés. S'il sombre, ce sera l'anarchie totale. Et alors se posera la grave question du traité secret, du déplorable traité secret de 1904 qui prévoit le partage du Maroc entre la France et l'Espagne au cas où le pouvoir du sultan tomberait en dissolution » (Jaurès, La dépêche).
La lutte que mènent les Marocains en 1911 contre la conquête française conduit finalement Jaurès à penser que les peuples colonisés, lorsqu'ils témoignent d'une indéniable conscience nationale, ont droit au respect de leur indépendance (discours à la Chambre du 16 juin 1911) et le 1er juillet 1912, les socialistes votent contre le traité établissant le protectorat sur le Maroc.
Pour Jaurès comme pour Engels, Rosa Luxemburg ou Lénine, la course des puissances européennes à la colonisation des pays du Sud ou de l'Orient traduit un besoin de nouveaux débouchés pour la production industrielle et les contradictions d'un système capitaliste occidental qui augmente les profits des actionnaires en exploitant des salariés qui ont dès lors de grande peine à consommer les produits de leur travail sur un marché intérieur. La colonisation est dangereuse pour la société du pays colonisateur dans la mesure où elle maintient la possibilité d'une économie d'exportation, de profits capitalistes sans partage des richesses et sans développement, alors même qu'elle augmente les tensions et prépare la guerre des impérialismes capitalistes concurrents:
« les nations devraient comprendre qu'au lieu de dépenser un effort immense à conquérir quelques clients lointains, il vaudrait mieux produire pour elles-mêmes. Le jour où la capacité de consommation et d'achat des classes ouvrières serait accrue, les producteurs trouveraient sur les marchés nationaux de l'Europe des débouchés bien plus vastes que ceux qu'ils tentent d'ouvrir au loin à coups de canon. Le véritable acheteur, c'est le peuple. C'est lui qui, par sa masse, constitue dès aujourd'hui le client le plus sérieux; que serait-ce le jour où, par une plus équitable répartition de la richesse sociale, il pourrait se hausser à des habitudes de vie, c'est à dire à des dépenses plus élevées...La fièvre colonisatrice est une maladie; c'est l'effet d'un organisme mal équilibré, qui ne peut faire un emploi normal de ses énergies et de ses forces de production. Le vrai moyen de la guérir et de permettre aux nations de produire largement pour elles-mêmes, c'est la justice sociale » (4 avril 1907, Jaurès dans La Dépêche).
Si la pression sur les salaires des producteurs et la tendance à la surproduction qui créent un besoin de colonies pour trouver des débouchés et des ressources nouvelles à exploiter est liée à la logique interne du capitalisme et si ce même capitalisme conduit à des stratégies diplomatiques aventureuses qui conduisent à la guerre à force d'exaspération des concurrences économiques, alors le fait colonial est un des lieux privilégiés qui confirme la fameuse tirade maintes fois citée de Jaurès à la Chambre le 7 mars 1895 contre le capitalisme fauteur de guerres:
« Toujours votre société violente et chaotique, même quand elle veut la paix, même quand elle est en état d'apparent repos, porte en elle la guerre comme la nuée dormante porte l'orage. Messieurs, il n'y a qu'un moyen d'abolir enfin la guerre entre les peuples, c'est d'abolir la guerre entre les individus, c'est d'abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c'est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle des champs de bataille, un régime de concorde sociale et d'unité ».
6) Concilier patriotisme, internationalisme et combat pour la paix.
Cette tirade associant capitalisme et menace de guerre permanente était précédée d'un argumentaire où Jaurès explicitait ce rapport afin d'expliquer en quoi les socialistes ne pouvaient voter le budget de la Guerre:
« Tant que, dans chaque nation, une classe restreinte d'hommes possédera les grands moyens de production et d'échange, tant qu'elle possédera ainsi et gouvernera les autres hommes...tant que cette classe pourra imposer aux sociétés qu'elle domine sa propre loi, qui est la concurrence illimitée...; tant que cette classe privilégiée, pour se préserver contre tous les sursauts de la masse s'appuiera ou sur les grandes dynasties militaires ou sur certaines armées de métier...; tant que cela sera, toujours cette guerre politique économique, et sociale des classes entre elles, des individus entre eux, dans chaque nation, suscitera les guerres armées entre les peuples ».
Jaurès ne sera pas toujours aussi tranché pour faire du système capitaliste une force de guerre puisqu'à l'été 1914, il veut croire, comme Kautsky et beaucoup d'économistes libéraux, que l'intrication des capitalismes européens, l'internationalisation du capital et l'enchevêtrement des intérêts liés aux échanges marchands peuvent donner quelques chances à une paix fondée sur les intérêts économiques des bourgeoisies européennes. Ainsi, il écrit dans L'Humanité le 20 juillet 1914 comme pour se donner des motifs rationnels d'espérer: «le capitalisme, en ce qu'il a de plus sain, de plus fécond, de plus universel, a intérêt à apaiser et prévenir les conflits ».
Mais si le capitalisme met en danger la paix internationale, c'est aussi et surtout parce que les capitalistes doivent choyer l'institution militaire pour qu'elle les préserve contre les révoltes populaires, c'est encore parce que les milieux d'affaires, dans un certain sens, ont tout intérêt à entretenir la fièvre nationaliste qui crée l'illusion d'une communauté idéale transcendant les contradictions d'intérêts entre classes, qui nourrit de rêve et remplit d'orgueil les petits et les humbles à l'énoncé des faits de gloire de l'armée de la nation, qui détourne l'attention des problèmes sociaux...Le patriotisme peut ainsi être considéré comme une autre forme d'opium du peuple, une religion de sortie de la religion adaptée à l'âge de la démocratie qui entretient d'illusions unanimistes un peuple exploité et constitue un instrument idéologique d'exploitation au service d'une bourgeoisie qui est parallèlement de plus en plus prompte à s'allier financièrement avec ses consœurs étrangères.
C'est le point de vue de Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste: « Les ouvriers n'ont pas de patrie ». Cette formule radicale que Jaurès qualifie de « boutade » dans L'Armée Nouvelle (1910) est justifiée théoriquement et pratiquement: comme le capital n'a pas de patrie et que sa domination est mondiale, comme il n'y a aucun sens à sacraliser un territoire et l'État qui le garantit, qui n'est rien d'autre qu'un instrument de domination de classe, la stratégie révolutionnaire des représentants du monde du travail doit être coordonnée internationalement et soumettre à la critique les lubies patriotiques qui désamorcent une lutte des classes qu'il faut au contraire pousser à l'exaspération en faisant en sorte que les prolétaires se reconnaissent subjectivement comme unis par des intérêts communs de prolétaires et non de français, d'anglais ou d'allemands...
Cette négation comme illusion et simple instrument d'exploitation de l'idée de patrie au nom d'un internationalisme prolétarien rejoint aussi le point de vue de Gustave Hervé, futur rallié à l'union sacrée et pétainiste (à qui l'on doit le « notre patrie, c'est notre classe »), le directeur de la Guerre sociale (revue d'extrême-gauche lancée en 1906 et bientôt tirée à 50000 exemplaires, autant que L'Humanité) et de son courant, très influent à la CGT qui a ratifié une ligne anti-patriotique au congrès d'Amiens en 1906, davantage inspiré toutefois par l'idéologie libertaire et l'anti-militarisme. La CGT, minoritaire sur cette ligne dans le syndicalisme européen, prônera ainsi jusqu'en 1914 avant que Jouhaux ne se rallie à l'Union Sacrée après l'assassinat de Jaurès, non la défense de la nation menaçant d'être démantelée, mais la grève générale révolutionnaire en cas de guerre. Néanmoins,Victor Griffuehles, dirigeant de la CGT de 1901 à 1909, est sceptique sur la capacité des socialistes et syndicalistes français, plus pacifistes que beaucoup de leurs homologues européens, à opposer des mots d'ordre anti-militaristes aux allemands notamment. Pour lui, comme le rapporte Romain Ducoulombier dans son livre La naissance du parti communiste en France paru en 2010, « toute action de la social-démocratie allemande est compromise par la bureaucratisation de ses personnels et par son intégration à l'État social impérial. Les allemands, écrit-il en octobre 1905, « n'osent pas s'engager à fond dans la lutte quotidienne, parce qu'ils craignent (autant que le gouvernement allemand) de compromettre leur propre organisation et leurs puissantes mutualités » ». (p.36).
A l'inverse de la ligne majoritaire à la CGT, comme la majorité sans doute des dirigeants socialistes, Jaurès se montre partisan d'un patriotisme civique héritier de la Révolution française et de l'idée républicaine: bénéficier de droits politiques, être éduqué et pris en charge par une nation qui met au cœur de son projet émancipateur la liberté, l'égalité, la fraternité, nous donne le devoir de la défendre quand elle est menacée.
Ce que Jaurès ce supporte pas, c'est le militarisme, la suppression de l'état de droit et de l'esprit démocratique dans l'armée, son noyautage par une aristocratie d'argent et de tradition réactionnaire. Son but, inspiré de la révolution française et des soldats de l'an II, est de réintégrer l'armée dans la nation, de transformer le recrutement des officiers et de les placer sous le contrôle du vote des soldats, de rapprocher l'armée de la société civile en créant, sur les ruines d'une armée de métier figée dans ses habitudes hautaines et sa différence, des milices civiles effectuant régulièrement des périodes d'entraînements et de service militaire, et encore de casser les tribunaux d'exception militaires.
Jaurès est un homme des conciliations inaccoutumées qui entend concilier « le patriotisme le plus fervent et l'internationalisme le plus généreux », ce dernier consistant surtout en son sens en l'idéal d'une fédération de nations autonomes vivant en paix sous l'arbitrage d'un droit international (Jaurès a été un des promoteurs de l'idéal qui a donné naissance à la SDN en 1919 grâce au président américain Wilson notamment) et dans le refus de la realpolitik et de la politique de puissance (Jaurès réclame ainsi que le gouvernement français intervienne pour dénoncer les exactions contre les Arméniens en Turquie, malgré les intérêts du capitalisme français dans l'Empire Ottoman).
Son patriotisme est basé sur plusieurs traditions. La patrie à laquelle nous appartenons, ce n'est pas seulement la terre des ancêtres, mais la nation républicaine en rupture avec une histoire faite de servitudes et d'inégalités sanctifiées par la tradition et la religion. La défense de la patrie de la Révolution et des droits de l'homme est présentée, dans L'Histoire socialiste de la révolution française notamment (que Jaurès rédige en 1898-1899 après sa défaite aux législatives à Carmaux), comme une cause à valeur universelle, un moyen de défense de la liberté. Pour Jaurès, la seule guerre que les socialistes puissent envisager de soutenir est donc une guerre défensive de sauvegarde de la République. Jaurès se démarque de l'outrance de la formule de Marx et Engels « les ouvriers n'ont pas de patrie » en affirmant qu' « on ne peut donner un sens à la formule qu'en disant qu'elle a été écrite à une époque où partout en Europe, en Angleterre et en France comme en Allemagne, la classe ouvrière était exclue du droit de suffrage, frappée d'incapacité politique et rejetée par la bourgeoisie elle-même hors de la cité » (L'armée nouvelle, chapitre 10).
Toutefois, pour Jaurès, Marx et Engels ont eu tort de séparer l'émancipation sociale et l'idée nationale: ce que revendiquent les prolétaires au milieu des années 1850, c'est l'accès à la dignité pleine de citoyens, la reconnaissance de leur appartenance de plein droit à la nation qui ne va pas sans l'attribution de droits sociaux et un minimum d'égalité sociale sans laquelle le corps civique n'a plus aucune forme d'unité et qui est induite dans l'accès des masses laborieuses au suffrage universel. « L'indifférence prétendue du prolétariat pour la patrie, poursuit Jaurès au chapitre 10 de L'Armée nouvelle, était le pire des contresens à une époque où partout les peuples aspiraient à la fois à l'indépendance nationale et à la liberté politique, condition de l'évolution prolétarienne ». Il n'y a donc pas à opposer revendication civique et lutte des classes puisque le combat du peuple pour l'appartenance pleine et entière à la nation a été pour le prolétariat un moment de la prise de conscience d'intérêts de classe communs et d'une force autonome, ce que démontre notamment l'épisode sans-culotte de la Révolution française.
Jaurès considère que l'attachement à la patrie est un sentiment parfaitement légitime, quasi universel, y compris et même surtout dans les classes populaires (Jaurès reprendrait volontiers à son compte la formule d'historien Michelet: « En nationalité, c'est tout comme en géologie, la chaleur est en bas »), qui a des effets politiques puissants que Marx et Engels ont eu le tort de sous-estimer: l'ignorance ou la sous-estimation du fait identitaire ou national s'avère d'ailleurs, à l'aune des expériences historiques d'échec ou de dénaturation des projets de révolution marxiste, comme une des principales faiblesses de la pensée marxienne...
Le patriotisme est également un sentiment qui s'appuie sur une détermination réelle des habitudes de sentiment, de pensée et d'action individuelles et collectives, par l'histoire et la culture des différents peuples, lesquels continuent à vivre en chacun de nous et à créer des comportements communs et des solidarités spontanées au-delà des différences de classes. Ainsi, Jaurès écrit dans L'Armée nouvelle que la patrie tient pour ainsi dire à la « physiologie de l'homme »:
« A l'intérieur d'un même groupement régi par les mêmes institutions, exerçant contre les gouvernements voisins une action commune, il y a forcément chez les individus, même des classes les plus opposées ou des castes les plus distantes, un fonds indivisible d'impressions, d'images, de souvenirs, d'émotions. L'âme individuelle soupçonne à peine tout ce qui entre en elle de vie sociale, par les oreilles et par les yeux, par les habitudes collectives, par la communauté du langage, du travail et des fêtes, par les tours de pensée et ces passions communs à tous les individus d'un même groupe que les influences multiples de la nature et de l'histoire, du climat, de la religion, de la guerre et de l'art ont façonné ».
Cette adhésion affective à la patrie prend d'ailleurs racine dans un terroir bien particulier, une culture locale spécifique, et Jaurès, malgré son admiration pour la Convention, n'a jamais été de ces jacobins qui au nom de la sécheresse d'un idéal d'unification rationnelle sous la bannière d'une langue et de principes administratifs et idéologiques communs, méprisaient les identités régionales comme des archaïsmes: il a eu le goût du terroir et lisait d'ailleurs avec passion de la littérature occitane, langue qu'il parlait avec les paysans de la région de Carmaux. La force de l'adhésion patriotique puise d'abord, et Jaurès n'a jamais contredi Barrès qu'il estimait sur ce point, dans un amour charnel et irrationnel de la terre de l'enfance et de la culture des « anciens » qui a bercé cette enfance. C'est le patriotisme tranquille, nullement guerrier et xénophobe par nature, du paysan et de l'homme du peuple auquel se rattache aussi Jaurès, l'opposant de manière caricaturale (non sans peut-être reprendre sans le vouloir un préjugé antisémite) à l'absence de patriotisme ou au cosmopolitisme structurel du financier: « La propriété du paysan est un morceau de sa vie: elle a porté son berceau, elle est voisine du cimetière où dorment ses aïeux, où il dormira à son tour; et du figuier qui ombrage sa porte, il aperçoit le cyprès qui abritera son dernier sommeil. Sa propriété est un fragment de la patrie immédiate, de la patrie locale, un raccourci de la grande patrie. De l'actionnaire à sa propriété inconnue, tous ces liens sont brisés. Il ne sait pas en quel point de la patrie jaillit pour lui la source des dividendes, et c'est souvent de la terre étrangère que cette source jaillit. Que de valeurs étrangères sont mêlées dans le portefeuille capitaliste aux valeurs nationales, sans qu'aucun goût du terroir permette de les discerner » (Jaurès, 1901: Études socialistes. Cahiers de la Quinzaine).
Toutes ces considérations amènent Jaurès à s'opposer à toute attitude de défaitisme révolutionnaire, attitude qui, avant d'avoir été théorisée par Lénine, était la réponse à une guerre des États impérialistes et capitalistes que semblait aussi préconiser la mouvance anti-militariste de la CGT et Gustave Hervé: refuser de défendre la patrie en cas de déclaration de guerre et chercher à profiter de cette situation confuse fragilisant les institutions pour mener une révolution afin de subvertir les bases de la société. « La vérité est, écrit Jaurès, que partout où il y a des patries, c'est à dire des groupes historiques ayant conscience de leur continuité et de leur unité, toute atteinte à la liberté et à l'intégrité de ces patries est un attentat contre la civilisation, une rechute en barbarie ».
Cependant, en 1904, la défaite des troupes russes face aux japonais avait montré que la guerre et la défaite militaire pouvaient entraîner des bouleversements sociaux considérables (révolution russe de 1905) et accélérer le mouvement de destruction des bases inégalitaires de la société. Toutefois, dans un discours à la Chambre datant de juin 1905, Jaurès écrit que même si la guerre contient des potentialités révolutionnaires dont le prolétariat ne s'interdira pas de se saisir si la bourgeoisie l'envoie au feu pour servir ses intérêts, elle est plus probablement encore une remise cause durable de la civilisation et les socialistes doivent tout faire pour empêcher qu'elle advienne dans des conditions de développement technique et d'ententes internationales qui la rendraient infiniment destructrice et non la considérer comme un mal nécessaire à exploiter:
« Nous n'avons pas, nous socialistes, la peur de la guerre. Si elle éclate, nous saurons regarder les évènements en face, pour les faire tourner de notre mieux à l'indépendance des nations, à la liberté des peuples, à l'affranchissement des prolétaires. Le révolutionnaire se résigne aux souffrances des hommes quand elles sont la condition nécessaire d'un grand progrès humain, quand, par là, les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent. Mais maintenant, mais dans l'Europe d'aujourd'hui, ce n'est pas par les voies de la guerre internationale que l'œuvre de liberté et de justice s'accomplira et que les griefs de peuple à peuple seront redressés ».
Et Jaurès poursuit son discours en devinant avec un curieux sens de la prémonition, neuf ans avant le déclenchement de la grande Guerre, douze ans avant la révolution bolchevik russe, quatorze ans avant la répression de la révolution spartakiste et une vingtaine d'années avant la montée du fascisme en Italie et en Allemagne annonçant les carnages plus effroyables encore de la seconde guerre mondiale, ce que pourraient être les suites d'une guerre européenne prochaine:
« D'une guerre européenne peut jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d'y songer; mais il peut en sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas jouer à ce jeu de hasard barbare, nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dé sanglant, la certitude d'émancipation progressive des prolétaires, la certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de peuple, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie socialiste européenne...Car cette guerre irait contre la démocratie, elle irait contre le prolétariat, elle irait contre le droit des nations...».
Si l'on analyse ce discours de Jaurès, on s'aperçoit qu'il met trois finalités au centre du combat des socialistes, au regard desquels le combat pour la paix apparaît comme une condition essentielle: l'émancipation sociale des prolétaires, l'universalisation de la démocratie et le droit à l'auto-détermination et à l'autonomie politique des peuples.
Au-delà même de ces considérations, la Paix reste pour Jaurès une valeur primordiale, un impératif moral absolu, une condition de l'humanité préservée et développée de l'homme, qui n'a pas besoin d'être justifiée par autre chose qu'elle-même. Autant qu'un patriote républicain, Jaurès se situe sur un plan idéaliste inspiré par le christianisme et par le tolstoïsme ou du kantisme envisageant ces pis-allers que sont la paix armée nécessitant une défense nationale, un rapport de force construit, et des litiges réglés par des arbitrages internationaux, comme une simple étape transitoire qui doit conduire au règne des fins (pour reprendre une expression du grand philosophe et moraliste allemand du XVIIIème siècle, Emmanuel Kant, dont Jaurès était familier) de la paix définitive, qu'il faut croire possible pour ne pas désespérer de l'homme. Cette paix véritable sous l'égide d'un droit international accepté universellement exigerait une révolution culturelle et un perfectionnement moral qui peuvent paraître relever des doux rêves d'un utopiste mais Jaurès ne craint pas dire, échappant une nouvelle fois à une réduction des enjeux politiques à un prisme économique: « la race humaine ne sera sauvée que par une immense révolution morale » (l'Humanité, 11 mai 1913).

Sur quels terrains s'effectue le combat de Jaurès pour la paix entre 1905 et 1914?
a) Il y a d'abord dans ses rapports aux hommes politiques, ses discours à la Chambre et dans ses articles de l'Humanité un décryptage critique permanent des actes de la diplomatie française, une dénonciation publique des entreprises qui pourraient nuire à la précaire paix franco-allemande et une interpellation régulière des ministres avec cette même finalité, ainsi que tout un travail pour se rapprocher des radicaux influents qui, comme Joseph Caillaux, veulent sincèrement la paix.
Ainsi, Jaurès s'oppose vivement à l'alliance de la France avec la Russie tsariste qui est perçue comme une intention belliqueuse par les Allemands et sera finalement responsable de la contagion du contentieux entre les russes et l'Autriche au sujet de l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand par un nationaliste serbe. Jaurès soutient d'ailleurs la légitimité de l'influence turque dans les Balkans, lieu de rencontre des civilisations, contre la politique pro-slave belliqueuse des russes. Il condamne comme un facteur de déstabilisation la concurrence forcenée que se livre en Afrique du Nord et dans l'Empire Ottoman pour pénétrer les marchés et conquérir les marchés de modernisation des infrastructures les capitalismes français et allemands servis par des gouvernements mandatés par les milieux financiers. Le prolétariat est la vraie force nationale qui doit contraindre tout gouvernement belliqueux à renoncer à ses desseins guerriers au nom de la défense de la stabilité des institutions de la République et de la liberté comme au nom de l'humanité. On peut donc envisager pour Jaurès un droit d'insurrection contre les gouvernements qui voudraient mobiliser suite à une politique aventureuse et impérialiste sans avoir donné toutes ses chances à la paix, et Jaurès rappelle publiquement ce droit à l'insurrection des prolétaires contre la forfaiture d'une guerre évitable pour intimider les gouvernements qui se succèdent au début des années 1900.
Cela vaut au leader socialiste de faire l'objet d'une véritable haine dans les milieux nationalistes, dont son assassinat le 31 juillet 1914 par un nationaliste de l'ultra-droite détraqué, Raoul Villain, sera la conséquence. Lisons, parmi des centaines d'autres accusations de trahison et appels au meurtre contre Jaurès, ces tristes mots de Charles Péguy, le poète et pamphlétaire de talent, l'ancien protégé de Jaurès et dirigeant des étudiants socialistes dreyfusards converti récemment au patriotisme catholique: « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous ces traîtres nous poignarder dans le dos ». Dès le 23 juillet 1914, en point d'orgue, l'écrivain et journaliste d'extrême-droite Léon Daudet a signé noir sur blanc un « Tuer Jaurès! » dans L'Action française tandis que Maurras donne du « Herr Jaurès » quand il parle du tribun socialiste. Raoul Villain (qui sera acquitté le 29 mars 1919 sous la majorité de droite nationaliste de « la chambre bleu horizon ») écrit à son frère le 10 août 1914, emprisonné à la prison de la santé suite au meurtre de Jaurès: « J'ai abattu le porte-drapeau, le grand traître de l'époque de la loi de Trois ans, la grande gueule qui couvrait tous les appels de l'Alsace-Lorraine. Je l'ai puni » (Jean Jaurès, Jean-Pierre Rioux, Perrin, p. 254).
b)Il y a l'action au sein des congrès de la seconde Internationale ouvrière, à Stuttgart en août 1907 et à Copenhague en septembre 1910, pour mobiliser les socialistes européens sur le principe du refus du vote des crédits de guerre et de l'organisation d'une grève générale transnationale et concertée en cas de déclenchement de la guerre. Depuis 1905, Jaurès est la voix de la SFIO avec Vaillant, le vieux communard, au Bureau de l'Internationale Socialiste (BSI). Le caractère simultané et concerté de l'action internationale contre la guerre est présenté par lui comme une nécessité pour contraindre les gouvernements à la négociation et les faire abandonner leurs projets belliqueux. Le Parti Socialiste se refusera donc à prendre des engagements unilatéraux, si le socialisme allemand choisit d'accepter la conscription et de voter les crédits de guerre... En septembre 1910, à Copenhague, est votée la motion Keir-Hardie-Vaillant qui prévoit la possibilité de grèves générales coordonnées dans les pays s'apprêtant à rentrer en guerre les uns contre les autres.
En 1912, dans une atmosphère d'émotion collective contagieuse et de solennité dramatique qu'Aragon a magnifié dans son magnifique roman Les cloches de Bâle, six mille militants de l'Internationale vibrent avec Jaurès lorsqu'il présente aux délégués la résolution qui « déclare la guerre à la guerre » dont il est un des auteurs et qu'il les appelle à empêcher l'extension de la guerre des Balkans par le mécanisme diabolique des alliances européennes et qu'il invoque l'inscription en latin qui ornait la cloche de l'écrivain romantique allemand Schiller:
« Vicos voco, j'appelle les vivants; Mortuos plango, je pleure les morts; Fulgura frango, je briserai les foudres de la guerre... ».
A l'intérieur des rangs socialistes, on observe beaucoup de scepticisme sur la volonté réelle dont pourrait faire preuve, le moment venu, la social-démocratie allemande pour s'opposer à la guerre. Ainsi, l'historien Romain Ducoulombier rapporte qu' « à la fin de 1912, alors même que les socialistes français et allemands s'apprêtent à s'accorder sur un manifeste de désarmement, le socialiste Charles Andler, brillant universitaire germanophone et fin connaisseur de Marx, publie dans L'Action nationale un article sur les progrès du socialisme impérialiste en Allemagne dont la teneur provoque bientôt une violente polémique. « Je crois les socialistes allemands très patriotes, écrit-il...La philosophie industrialiste les domine. Or, il n'y a pas de défaite salutaire pour un État industriel ». Dans une réplique d'une agressivité inaccoutumée, publiée par L'Humanité le 4 mars 1913, Jaurès l'accuse d'être un « faussaire »... Si Jaurès assène de si fortes critiques à Andler, c'est qu'en effet son attitude disqualifie par avance toute action internationale contre la guerre ». De fait, l'évènement allait confirmer les craintes d'une partie des socialistes français puisque, début août 1914, à la grande indignation de Rosa Luxemburg qui avait été emprisonnée en février 1914 pour incitation de militaires à la désobéissance, tous les députés du SPD au Reichstag votent les crédits de guerre.
c)Il y a enfin la bataille contre la loi des Trois ans. Le 6 mars 1913, Briand présente à la Chambre le projet de loi faisant passer la durée du service militaire de 2 à 3 ans, alors que les radicaux étaient parvenus avec l'appui des socialistes à la faire passer de 3 à 2 ans en 1905. Jaurès présente ce projet de loi comme « un crime contre la République et contre la France » qui menace la paix en donnant des signes de volonté belliqueuse aux Allemands et au peuple français et et qui affaiblit la défense nationale. Jaurès présente un contre-projet à la Chambre les 17-18 juin où il reprend les propositions de création d'une armée populaire démocratique développées dans L'Armée nouvelle. La SFIO et la CGT, y compris sa tendance syndicaliste-révolutionnaire, décident de taire leurs différences d'appréciation sur les principes de la défense nationale et de la grève révolutionnaire en cas de guerre pour lutter ensemble contre la loi des 3 ans en organisant une campagne de sensibilisation et des meetings dans toute la France: Jouhaux, le secrétaire national de la CGT, vient au grand meeting du Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913 où Jaurès parle devant 150000 personnes. Les radicaux, de leur côté, se dotent d'un nouveau leader, Caillaux, hostile comme les socialistes à la loi des 3 ans. La loi est néanmoins votée grâce à une coalition du centre-gauche nationaliste conduit par Briand et Clémenceau, du centre-droit dirigé par Poincaré et de la droite et l'extrême droite.

7) La fin d'un monde.
Est-ce l'effet du rejet populaire de la loi des trois ans? Aux élections législatives de mai 1914, les nationalistes reculent et la coalition radicale de droite militariste de Barthou et Briand aussi. Le grand vainqueur, c'est la SFIO, parti qui compte désormais 72000 adhérents (à titre de comparaison, le parti socialiste comptait 44000 adhérents en 1906, 63000 en 1912, soit une progression continue assez remarquable, même si les bataillons restent légèrement garnis comparés au mastodonte de la social-démocratie allemande) et est parvenu à séduire sur son programme de conquête sociale et de défense de la paix un million et demi d'électeurs, ce qui lui permet d'étendre son influence dans les campagnes et de remporter 103 sièges à la Chambre, un record. Les « radicaux unifiés » du parti dont Caillaux a été élu président ont 136 sièges tandis que les « radicaux et républicains de gauche » en plus de 100 sièges. Les désistements entre socialistes et radicaux ont utilement joué. On a même vu s'esquisser une forme de « programme commun » pour la réforme fiscale et contre la loi des trois ans. Le président Poincaré, après un court intermède peu concluant de gouvernement Ribot, nomme président du conseil Viviani, qui malgré sa dérive continue à droite vers le centre-gauche garde la sympathie de quelques socialistes, dont Jaurès. Cette victoire électorale pleine d'espoir va toutefois se révéler un leurre.
Le 28 juin 1914, l'archiduc François Ferdinand est assassiné à Sarajevo, sanq que cela inquiète vraiment dans les premiers jours les médias et les opinions occidentales.
« Jaurès, tout en prenant la parole le 7 juillet contre les crédits demandés pour le voyage de Poincaré en Russie, ne semble pas obsédé par le risque de guerre », écrit Madeleine Rebérioux (Jean Jaurès, l'époque et l'Histoire, ouvrage édité par le Musée National Jean Jaurès à Castres. p. 126). Il déploie son énergie surtout pour empêcher le Sénat et la Chambre de dénaturer le projet d'impôt sur le revenu en exemptant notamment la rente de la réforme fiscale: « Il n'y a plus d'impôt sur le revenu », s'écrie t-il à la Chambre le 15 juillet 1914.
En juillet 1914, la presse est quant à elle surtout occupée par la couverture du procès d'Henriette Caillaux qui a tué d'un coup de révolver le directeur du Figaro, Calmette, qui menait depuis plusieurs semaines une campagne très dure contre son mari, divulguant les liaisons amoureuses du leader radical et l'accusant d'avoir mené des tractations secrètes et intéressées avec l'Allemagne au moment de la crise marocaine de 1911.
La dernière semaine de la vie de Jaurès commence le 25 juillet quand il apprend l'ultimatum autrichien. A Vaise, le soir même, dans son dernier grand discours, il évoque la responsabilité de tous les pays, de tous les peuples dans le massacre dont il entrevoit l'horreur:
Discours de Vaise: « Je veux vous dire ce soir que jamais nous n'avons été, que jamais depuis quarante ans, l'Europe n'a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l'heure où j'ai la responsabilité de vous adresser la parole. Ah! Citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l'Autriche et la Serbie signifie nécessairement qu'une guerre entre l'Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l'Autriche que le conflit s'étendra nécessairement au reste de l'Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes, à l'heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l'Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu'ils pourront tenter....Chaque peuple paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l'incendie...La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes. L'Europe se débat comme dans un cauchemar. Et bien! Citoyens, dans l'obscurité qui nous environne, dans l'incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j'espère encore malgré tout qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute les gouvernements se ressaisiront et que nous n'aurons pas à frémir d'horreur à la pensée du désastre qu'entraînerait aujourd'hui pour les hommes une guerre européenne. Vous avez vu la guerre des Balkans, une armée presque entière a succombé...une armé est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d'hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille. Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe: ce ne serait plus comme dans les Balkans, une armée de 300000 hommes, mais quatre, mais cinq et six armées de 2.000.000 d'hommes. Quel désastre, quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage est déjà sur nous, je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis... Quoiqu'il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n'y a plus au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la paix et de la civilisation, c'est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères et que tous les prolétaires, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, et nous, demandions à ces milliers d'hommes de s'unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l'horrible cauchemar... ».
Ce discours de Jaurès montre que contrairement à la plupart des responsables politiques français qui se sont résigné à la guerre ou l'ont voulu, et contrairement aussi à beaucoup de ses camarades qui se sont rallié à l'Union Sacrée, Jaurès sentait que la guerre imminente serait mondiale, ferait des millions de morts, et durerait longtemps, avec des conséquences humaines et sociales effroyables. Il montre aussi qu'à la veille de la guerre probable, Jaurès appelle les socialistes français à ne pas s'en rendre complices, à refuser leur soutien et sans doute aussi leur mobilisation au gouvernement, en même temps, mais sans que la première chose soit explicitement conditionnée par la seconde, qu'il appelle tous les travailleurs socialistes européens des pays belligérants à préférer la solidarité humaine et prolétarienne internationale aux devoirs légaux et patriotiques en faisant tout ce qu'ils peuvent pour empêcher que cette guerre se déclenche.
Et Jaurès d'interpeller le gouvernement français pour qu'il sollicite un arbitrage international et enraye la pente fatale du mécanisme des alliances entre la France et la Russie d'un côté, l'Autriche et l'Allemagne de l'autre, mais il ne croit plus forcément qu'il sera entendu.
Le 28 juillet, jour de l'acquittement de Mme Caillaux bien défendue par l'avocat dreyfusard Labori, l'Autriche déclare la guerre à la Serbie.
Le 29 au soir, quand Jaurès prend la parole à un grand meeting à Bruxelles, il garde encore un espoir, s'exclamant même « Atila trébuche », pensant que l'état de tension peut se prolonger encore quelques semaines, sans que la guerre soit déclarée immédiatement. C'est pourquoi, de retour à Paris le soir, il demande à la délégation de la CGT qu'il reçoit dans les locaux de l'Humanité de reculer la manifestation monstre contre la guerre qu'ils avaient prévu le 2 août au 9 août, date d'ouverture à Paris du congrès de l'Internationale, afin d'y voir plus clair.
Le 30, le tsar, apprenant que l'artillerie austro-hongroise a bombardé Belgrade, ordonne la mobilisation de l'armée russe. Le 31, le gouvernement allemand décrète « l'état de danger de guerre » et le soir même Villain abat Jaurès au café du Croissant, près du siège de l'Humanité dans le quartier du Sentier, de deux coups de révolver.
Dès le 4 août, l'union sacrée se manifeste autour du cercueil de Jaurès dont la mort est interprétée comme le martyre qui scelle l'alliance de tous les républicains pour défendre la pa
trie en danger.
Ismaël Dupont.