Le 19 mars 1962: la fin de la guerre d'Algérie?
Pour la première fois cette année, le 19 mars est devenu la date de commémoration officielle de fin de la guerre d'Algérie. Cela grâce à Hollande et aux parlementaires de gauche qui ont donné droit à une vieille revendication des anciens appelés d'Algérie, regroupés principalement dans la FNACA, qui voulaient que cela soit la date de la fin des combats militaires et du début du retrait du contingent qui soit choisie: le 19 mars 1962, jour des accords d'Evian.
Le 19 mars, la France célèbre le retour à la paix après tant de sacrifices, tant de brutalités, tant de souffrances, de vies saccagées ou traumatisées.
Et c'est ce qui ne plaisait pas aux pieds noirs, pour qui le calvaire allait vraiment commencer, aux descendants de harkis, aux nostalgiques de l'Algérie française et à l'armée de métier, qui ne s'est pas remise d'avoir perdue politiquement une guerre qu'elle croyait avoir presque gagnée militairement, nouvelle humiliation après la défaite en Indochine après laquelle elle s'était jurée de prendre sa revanche.
Les Algériens célèbrent plutôt l'anniversaire du 1er juillet 1962, date effective de l'Indépendance, les pieds noirs et les descendants de harkis savent que pour eux la guerre n'étaient pas finie au 19 mars 1962 et que cette date a coïncidé avec un tournant fatal du conflit.
De fait, le 19 mars 1962, c'est surtout la date des appelés en Algérie, jeunes français nés entre 1932 et 1943 et effectuant de l'autre côté de la Méditérranée une conscription militaire très "spéciale" pendant deux ans environ, appelés du contingent qui ont été plus de 2 millions à combattre dans une guerre qui ne disait pas son nom, que l'on désignait pudiquement d'"évènements" en Métropole ou que l'on qualifiait de "pacification", mais qui a fait quand même 20000 tués (près de 30000 selon certaines sources, dont la FNACA) et 40000 blessés dans l'Armée Française en sept ans de 1955 à 1962, selon les recensements rendus officiels au moment des accords d'Evian. A la fin de la guerre, il y avait à peu près 500 000 appelés en Algérie.
C'est en 1956 que Guy Mollet a rappelé les disponibles, les garçons qui avaient déjà fait leur service militaire, et fait passer le service de 12 à 18 mois, puis à 24, en violation complète du mandat reçu par la majorité parlementaire de gauche en 1955, que la population avait plutôt missionné pour faire la paix en Algérie.
Le bilan de cette guerre est très lourd.
9000 français de souche ont été tués directement au combat par les résistants indépendantistes algériens, 4500 ont été tués dans des accidents (erreur de manipulations d'armes, tir à l'aveuglette, erreur de cible, accidents de la route...). Les autres tués de l'Armée Française au 19 mars 1962 sont les légionnaires (2000), les musulmans (plus de 2000). Les victimes civiles françaises du conflit au 19 mars 1962 représentent autour de 3600 morts, mais il y en aura beaucoup d'autres après le 19 mars.
Du côté de l'Armée de Libération Nationale Algérienne, il y a eu selon l'armée française autour de 141 000 rebelles tués.
Avec les civils musulmans tués par le FLN, le MNA ou par l'armée française, le total des Algériens Musulmans tués au 19 mars 1962 s'éleverait selon les chiffres français à 243 378 morts. Le FLN, à son congrès de Tripoli de juin 1962, livra une évaluation beaucoup plus haute qui longtemps fit force de loi: "Un million de martyrs sont tombés pour la cause de l'indépendance de l'Algérie", et près de 300 000 orphelins, trois millions de déplacés.
Le 19 mars, le cessez-le-feu est proclamé en Algérie avec la conclusion des accords d'Evian. Ceux-ci reconnaissent pour la première fois la réalité de la guerre au moment où l'on signe sa fin: "Un cessez-le-feu est conclu. Il sera mis fin aux opérations militaires et à la lutte armée sur l'ensemble du territoire algérien le 19 mars à 12 heures". Et encore: "Les citoyens français d'Algérie auront une juste et authentique participation aux affaires publiques. (...) Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l'octoi d'une indemnité équitable préalablement fixée". "A Evian, explique Benjamin Stora dans son Histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962 (Repères, La Découverte, 1993), les négociateurs du GPRA ont fait quelques concessions concernant le droit des Européens (double nationalité pendant trois ans, puis option pour la nationalité algérienne, ou un statut de résident étranger privilégié), le régime du Sahara (droit de préférence pour la distribution des permis de recherche et d'exploitation par les sociétés françaises pendant six ans, paiement des hydrocarbures algériens en francs français) et les bases militaires (Mers el Kebir reste à la France pour une période de quinze ans et les installations du Sahara pendant cinq ans). En contrepartie, la France se déclare disposée à apporter son aide économique et financière à l'Algérie indépendante"...
En réalité, la signature des accords d'Evian ne marque pas dans les faits la fin de la guerre en Algérie.
La guerre franco-française entre l'OAS, l'armée ou les représentants de l'Etat, guerre dont sont victimes aussi beaucoup de civils français ou musulmans favorables à l'indépendance algérienne, se poursuit: un peu en France mais surtout en Algérie.
Déjà, entre le 15 et le 28 janvier 1962, il y avait eu 73 attentats en France, puis l'attentat début février contre l'immeuble d'André Malraux qui avait coûté la vue à une petite fille de quatre ans, Delphine Renard, succédant à un attentat contre Jean-Paul Sartre, avait suscité en retour l'énorme manifestation de gauche contre l'OAS (500 000 manifestants) et le danger fasciste des radicaux de l'Algérie Française, qui s'était soldé à cause de la répression brutale de la police de Papon par les 9 victimes du métro Charonne: 8 morts le jour de la manifestation et 1 à l'hôpital des suites de ses blessures, dont 3 femmes. C'était le 8 février 1962. Tous étaient militants de la CGT et huit du Parti Communiste. 1 million de personnes se sont rassemblés pour leurs funérailles quelques jours après, dans une démonstration impressionnante de douleur et de sympathie.
Avant le 19 mars 1962 et après, des ratonnades et les exécutions de musulmans s'effectuent dans les grandes villes algériennes, dont les quartiers européens sont majoritairement acquis à l'OAS et en révolte contre l'armée loyaliste. Ainsi, l'écrivain et ami de Camus, Mouloud Feraoun, est tué le 15 mars 1962 par l'OAS ainsi que 5 autres dirigeants de centres sociaux éducatifs. Dans son journal, il écrivait le 28 février: "Depuis deux jours, je suis enfermé chez moi, pour échapper aux ratonnades..." (Benjamin Stora, opus cité, p. 75). En avril 1962, c'est la guerre civile franco-française dans les villes algériennes: les plasticages, mitraillages, enlèvements, exécutions prennent une cadence infernale. Les blindés et les avions attaquent des immeubles européens tandis que l'OAS et ses partisans organisent des chasses à l'homme contre les musulmans et des exécutions ciblées. "A la fin du mois d'avril, une voiture piégée explose dans un marché, très fréquenté par les Algériens, en ce moment du Ramadan. C'est une première du genre (le 2 mai, le même procédé, une voiture piégée, qui explose dans le port d'Alger, fait 62 morts et 110 blessés, tous musulmans). En mai, à Oran, quotidiennement, 10 à 50 Algériens sont abattus par l'OAS. La férocité est telle que ceux qui habitent encore des quartiers européens les quittent en hâte". Cette escalade de violence de l'OAS s'effectue dans un contexte desespéré pour les partisans de l'Algérie Française: Salan, Jouhaud sont arrêtés; à partir de la fin mai 1962, 8000 à 10000 pieds noirs quittent l'Algérie chaque jour.
En juin 1962, la plupart des pieds noirs cherchent à embarquer pour se refugier en France. Dans les semaines avant mais surtout après l'Indépendance de l'Algérie à partir d'août 1962, entérinée par rérérendum le 1er juillet 1962 (6 millions d'électeurs répondent "oui" à la question "Voulez-vous que l'Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par la déclaration du 19 mars 1962?", 16534 répondent "non"), des dizaines de milliers de supplétifs musulmans de l'armée française, les harkis, abandonnés par de Gaulle et l'Etat français qui s'est servi d'eux pour donner corps au mythe de la pacification et du soutien musulman, sont exterminés dans des conditions terribles. Mr Mesmer et Michel Debré, premier ministre, ordonnent la mise aux arrêts des officiers qui ont malgré les consignes permis à des compagnies de harkis de rentrer en France, où ils seront parqués dans des camps pendant des années.
Beaucoup d'entre eux ont combattu pour la France plus ou moins contraints par l'armée française, leurs chefs de village, ou par la nécessité de se protéger ou de prendre sa revanche après des violences du FLN. C'est souvent moins par patriotisme français ou algérien qu'à l'issue de micro-histoires locales et familiales marquées par l'engagement dans les régiments tirailleurs maghrébins pendant la guerre de 39-45 puis la guerre d'Indochine, par la conscription forcée, par la violence, la misère et la spoliation, que les paysans musulmans s'engagent aux côtés des fellaghas indépendantistes ou de l'armée française. Un rapport transmis à l'ONU estime à 263 000 hommes le nombre de musulmans ayant combattu dans les unités supplétives de l'armée ou groupes d'autodéfense, sachant que beaucoup ont aussi fait défection avant la fin de la guerre.
En tout cas, si de Gaulle, par lucidité et sous la pression internationale et intérieure, a pu engager l'Algérie sur la voie de la décolonisation après avoir promis de la maintenir dans le territoire français, c'est en grande partie grâce aux appelés qui n'ont pas suivi leurs officiers quand ceux-ci ont voulu désobéir au pouvoir civil de métropole et installer un pouvoir militaire en Algérie, pour pratiquer la guerre à outrance afin d'éliminer définitivement la résistance indépendantiste. C'est pourquoi, beaucoup d'appelés ont été choqués que l'on réintègre du temps de Mitterrand, en 1983, les officiers supérieurs félons et extrêmistes de l'OAS dans leur grade, droits et privilèges, après qu'ils aient déjà été grâciés, amnistiés. Cette même OAS qui, à la fin de la guerre d'Algérie, avait envisagé de prendre en otage les appelés pour établir un rapport de force avec la République.
Pourquoi cette escalade de violence?
Quand la Guerre d'Algérie éclate sans qu'on le réalise vraiment avec les attentats de la Toussaint, le 1er novembre 1954, la France vient de se faire humilier en Indochine (défaite de Diên-Biên-Phu en mai 1954).
Sur une guerre qui a fait au total 500 000 morts entre 1947 et 1954, l'armée française a perdu 60000 hommes en Indochine sur un corps expéditionnaire de 250000 hommes. La France n'est aucunement prête à accorder son indépendance à un territoire qui est constitué de 3 départements français, où vivent un million d'européens installés là souvent depuis des générations à côté et parmi neuf millions d'Algériens musulmans qui sont des citoyens de seconde zone, votant dans un collège électoral séparé, ayant des salaires vingt-huit fois inférieur aux Européens, un accès aux postes de la fonction publique très réduit (8 fonctionnaires musulmans sur 2000 du gouvernement général d'Algérie), un taux de scolarisation très faible (15% des enfants musulmans sont scolarisés: on compte un étudiant européen pour 227 habitants européens, un étudiant musulman pour 15342 habitants musulmans).
Malgré de nombreuses exemples de coexistences pacifiques et fraternelles entre communautés, la violence est déjà présente dans les relations sociales, les inégalités très importantes de statut et de condition entre arabes et kabyles d'un côté, pieds noirs européens de l'autre, même si, comme on le dit fréquemment et à juste titre, ces derniers étaient en majorité, non de riches exploitateurs, mais des travailleurs honnêtes aux revenus modestes.
La barbarie, le désir de libération et de revanche sont inscrits dans l'histoire de la colonie algérienne.
C'est en 1830 sous Charles X que l'armée française rentre à Alger mais les combats, féroces et déjà marqués par une dimension d'extermination des rebelles, se poursuivront jusqu'en 1844. Lamartine ne s'y trompait pas, qui disait dans un discours sur la colonisation d'Alger à la chambre des députés le 11 juin 1836: "La colonisation par soi-même consiste à exterminer un peuple pour y implanter un peuple nouveau... Ce système, la Chambre a jugé et jugera de jour en jour de ce qu'il coûte en hommes et en sang... Vous comprendrez que pour dix mille cultivateurs que vous aurez amené là, vous serez obligés d'avoir quarante mille hommes toujours sous les armes. Voilà la vérité: chaque épi vous coûterait un homme et du sang; la colonisation, de cette manière est impossible, je dis plus, elle serait atroce".
En 1871-1872 encore, la révolte d'El Mokrani est réprimée avec une violence terrible: les terres sont confisquées et distribuées à des milliers d'Alsaciens et Lorrains fuyant l'annexion prussienne.
Plus proche de nous, le péché originel de la quatrième République: le 8 mai 1945, à Sétif, des drapeaux algériens sont brandis lors du défilé célébrant la fin de la seconde guerre mondiale. La police tire: s'ensuit une émeute qui fait 103 morts chez les européens et une centaine de blessés et mutilés. La répression est odieuse: le général Duval qui l'organise parle de 7500 victimes algériennes, mais le consul américain et le parti populaire algérien parlent eux plutôt de 40000 victimes. Le général Duval prévint alors: "Je vous ai ramené la paix pour dix ans mais si vous ne changez pas le statut de l'Algérie ça recommencera".
Cette action violente, meurtrière, criminelle, de la France en Algérie depuis 1830 n'est sans doute pas pour rien dans la forme extrêment sauvage et cruelle que va prendre la guerre d'Algérie, cette violence irriguant d'ailleurs ensuite également l'histoire contemporaine de l'Algérie.
Après les attentats de la Toussaint, dès novembre 1954, c'est la fuite en avant: des colonnes de blindés, des bataillons de paras déferlent sur les Aurès.
C'est déjà la guerre.
Le 31 mars 1955, à la demande du gouverneur Jacques Soustelle, l'Assemblée Nationale vote l'état d'urgence, qui renforce les pouvoirs de l'armée dans la zone des Aurès et autorise le regroupement des populations "contaminées" dans des "camps d'hébergement". Après le soulèvement du Constantinois en août 1955, la France rappelle 60000 réservistes et décrète le maintien sous les drapeaux de 180000 libérales. Le contingent s'ajoute désormais aux bataillons de CRS, de gendarmes, de légionnaires, pour mener une véritable guerre. Le 2 janvier 1956, c'est la victoire d'un Front républicain (socialistes et radicaux) aux élections législatives, où les communistes gagnent 50 sièges: ce n'est pas un plebiscite pour la fermeté en Algérie, loin de là. Et pourtant, Robert Lacoste, nommé résident en Algérie par Guy Mollet, dépose le 9 février 1956 un projet de loi "autorisant le gouvernement à mettre en oeuvre en algérie un programme d'expansion économique, de progrès social et de réforme administrative, et l'habilitant à prendre toutes mesures exceptionnelles en vue du rétablissement de l'ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire". Le 12 mars, est votée avec l'appui du PCF cette loi sur les "pouvoirs spéciaux" qui suspend la plupart des garanties de la liberté individuelle en Algérie. Pendant qu'il engage la décolonisation de l'Afrique Noire avec les lois cadre Deferre et qu'il instaure la troisème semaine de congés payés chez Renault, le gouvernement intensifie la guerre en Algérie peu après que l'indépendance ait été accordée au Maroc et à la Tunisie.
A partir de janvier 1957, Alger est livré aux paras de Massu et Bigeard qui quadrillent la casbah et ont tous les pouvoirs pour la vider des sympathisants et militants du FLN. La torture est pratiquée systématiquement: les prisonniers "suicidés" ou exécutés, pour nombre d'entre eux, une fois qu'ils ont parlé. 3000 personnes disparues à Alger en quelques mois: la ville est nettoyée avec les méthodes les plus inhumaines.
Le directeur de L'Alger Républicain, Henri Alleg, un communiste passé dans la clandestinité pour ne pas être arrêté par les paras, est arrêté le 12 juin 1957 et séquestré à El-Biar dans la banlieue d'Alger pendant un mois entier, où les paras et policiers lui infligeront toutes sortes de tortures sadiques. Henri Alleg tirera de cette expérience terrible un livre de témoignage à valeur universelle, La question, qui paraît en France aux éditions de Minuit en janvier 1958, révélant au grand public l'ampleur et la gravité du phénomène de la torture, dont sera aussi victime avant d'être exécuté un ami de Henri Alleg, communiste lui aussi, le mathématicien Maurice Audin.
Dès le printemps 1957, la CGT et les communistes deviennent très critiques en France par rapport à la guerre d'Algérie alors qu'en Algérie, beaucoup de communistes, notamment des juifs, soutiennent clandestinement la rebellion au risque de leur vie.
Benoît Frachon, au 37e Congrès de la CGT à Evry au printemps 1957, dit ainsi:
"... Depuis 1946, notre pays n'est pas sorti des guerres coloniales, sanglantes et ruineuses. Il y a actuellement, un million deux cent mille hommes sous les armes. La moitié est composée de soldats de métier. La guerre d4Algérie coûte un milliard et demi par jour. Elle n'est pas menée dans l'intérêt de la classe ouvrière, ni dans l'intérêt de la France. Nous la rencontrons sur notre route chaque fois que nous luttons pour nos revendications, chaque fois que des impôts nouveaux s'abattent sur nous...".
Ce n'est pas encore une défense de l'indépendance pour elle-même... D'ailleurs, le PCF n'appelle pas à l'insoumission même si, de fait, les appelés qui refusent de combattre et diffusent de la propagande anti-guerre sont souvent communistes, notre ami Jean Dréan de Plouigneau en sait quelque chose, lui qui a payé son audace anti-guerre d'un emprisonnement de plusieurs mois.
En juillet 1957, une grenade est lancée sur le siège du Parti Communiste à Brest, qui prolonge la maison des syndicats, car le PCF fait désormais campagne contre les pouvoirs spéciaux et pour la paix en Algérie, par le biais de l'autodétermination. Il y avait chez les militants communistes une solide tradition anti-guerre coloniale puisque, en, dépit des évolutions et de l'ambiguïté de leur parti pendant la guerre d'Indochine, ils s'étaient largement engagé, en 1952 notamment, pour la libération d'Henri Martin et la paix au Vietnam.
L'Algérie va surtout faire l'objet d'une mobilisation de masse des communistes à partir de janvier 1960, pour réclamer la paix et la négociation et défendre la République contre les militaires factieux. Le 1er février 1960, 10 millions de travailleurs sont en grève sur le plan national pour la défense des libertés démocratiques et républicaines, pour qu'un terme soit mis à l'insurrection. Dans le Finistère, il y a des milliers de manifestants, et 90% des travailleurs font la grève à Brest!
En juillet 1960, un meeting pour la paix en Algérie organisé par les syndicats (CGT, CFTC, FO, FEN, SGEN...) regroupe à Brest 2000 personnes. On y réclame le cessez-le-feu et la garantie du droit à l'auto-détermination.
La guerre des appelés
Ils représentaient 80% des effectifs de l'Armée Française.
Ils sont arrivés en Algérie entre 1955 et 1962 après souvent une traversée mouvementée de la Méditerranée dans les cales des grands paquebots en direction de Philippeville, et une arrivée sans réelle préparation psychologique, à des moments très différents de la guerre, pour rejoindre des postes qui leur donnerait une vision de l'Algérie et de ce conflit différente de celle d'autres appelés. Ils étaient censés maintenir l'ordre, pacifier le pays, participer au développement du pays et l'arracher à la terreur qu'y installaient des nationalistes radicaux et barbares présentés comme minoritaires. Ils servaient de vaguemestres, de maçons, de chauffeurs, de gardes, d'instituteurs, de préposés "au maintien de l'ordre", participaient aux opérations contre les rebelles.
L'Algérie, c'était loin de la France, mais c'était tout de même un million d'européens au mode de vie proche de celui de la France méridionale, une mise en valeur agricole du territoire et une modernisation des villes attribuée à l'influence civilisatrice de la France.
Les appelés étaient partagés dans leurs opinions comme le montre le poignant documentaire précurseur de Patrick Rotman et Bertrand Tavernier à base de témoignages recueillis dans la région de Grenoble - La guerre sans nom (1992).
La plupart n'avaient pas envie de se battre, n'étaient nullement des inconditionnels de l'Algérie Française et ne décoléraient pas qu'on les envoie massivement s'engager après leur période d'instruction très dure souvent dans un conflit très loin de leurs préoccupations.
Certains étaient plutôt anti-colonialistes.
La majorité sans doute, quoique généralement écœurée de devoir partir et s'engager dans une aventure dangereuse, considérait crédible le discours politique et militaire dominant suivant lequel la majorité des arabes et kabyles musulmans aimaient la France républicaine mais était pris en otage par des cruels terroristes décidés à mener la politique du pire.
Les plus idéalistes se disaient qu'ils étaient là pour protéger les musulmans, les sortir de la misère où les avaient malheureusement laissé les pieds-noirs, les pouvoirs locaux indigènes et la République.
C'est ce qu'on peut notamment lire dans un très beau et émouvant journal d'Algérie réécrit après coup d'après des notes couchées au jour le jour à l'époque, Les larmes du djebel, du nantais Jacques Maisonneuve, qui a servi dans un fort de montagne perdu auprès d'un village de l'Algérois.
Jacques Maisonneuve raconte avec beaucoup de noblesse d'âme et de sincérité sa découverte de l'Algérie, qu'il aime immédiatement malgré, rapidement, la peine de voir des camarades tués ou affreusement mutilés par les mines posées sur la route par l'ALN, malgré le caractère insondable des populations rurales, en apparence soumises et alliées à l'Armée Française, avec qui ses chefs collaborent, mais qui travaille souvent en sous-main pour les fellaghas, malgré l'horreur des représailles du FLN contre les traîtres ou les rétifs, malgré la brutalité des inspections de l'armée dans les mechtas, de ses rapports avec la population après des attentats ou des attaques, malgré les tortures régulières de suspects au fort isolé où il est cantonné.
Jacques Maisonneuve est un humaniste, à l'époque convaincu de la possibilité de former une société multi-culturelle tolérante et pacifique en Algérie, sous l'égide la République. C'est un homme généreux, intelligent et ouvert, qui aime les arabes et souffre sincèrement de voir que c'est la population civile algérienne, déjà miséreuse dans les campagnes, vit un cauchemar, tiraillée entre FLN et armée française. Son plaisir, c'est de pouvoir enseigner aux jeunes arabes dans l'école improvisée du village, apparue avec la guerre et la pacification, les rudiments de calcul, de lecture et de géographie qui leur permettront d'échapper peut-être à la misère de leur bled.
Sa souffrance, avoir pilonné à l'obus depuis le fort de Sidi Simiane des positions civiles sur ordre et avoir été peut-être la cause de la mort d'innocents.
En même temps, Jacques Maisonneuve raconte très bien l'extraordinaire camaraderie entre les appelés également soumis à la peur, aux doutes moraux, à la souffrance d'être loin des êtres et des lieux chers à leur coeur, leur capacité à se faire des copains issus d'autres milieux sociaux que les leurs, leur sens du sacrifice pour les autres, qualités morales qui cohabitent chez certains avec un manque de respect des Algériens musulmans, une violence certaine dirigée contre eux, par stress, racisme, "devoir" ou par vengeance.
Il est vrai que le discours de propagande des militaires de carrière et l'expérience de la mort des camarades ou les récits sur les compatriotes tués par les nationalistes algériens avaient tendance à endurcir et parfois à fanatiser les appelés. La guerre d'Algérie, pour les appelés du contingent, ça été quelque chose d'ambivalent et de contradictoire: l'occasion de belles rencontres, de manifestation de fraternités qu'ils n'ont sans doute jamais retrouvées par la suite, mais en même temps l'expérience du mal, de la domination (les appelés découvrent des populations civiles qui les craignent, leur sont totalement soumis en apparence), de la souffrance irréparable, de la terreur causée à d'autres et subie ...
Le départ en Algérie était rarement gai, comme le suggère très bien Jacques Brel dans sa chanson déchirante, « La Colombe »:
Pourquoi l'heure que voilà
Où finit notre enfance
Où finit notre chance
Où notre train s'en va?
Pourquoi ce lourd convoi?
Chargé d'hommes en gris
Repeints en une nuit
Pour partir en soldats?
Pourquoi ce train de pluie
Pourquoi ce train de guerre
Pourquoi ce cimetière
En marche vers la nuit?
Nous n'irons plus au bois
La Colombe est blessée
Nous n'allons pas au bois
Nous allons la tuer...
Récemment, Isabelle Maury, rédactrice en chef à Elle, dans un excellent livre de journaliste, L'empreinte de la guerre Paroles d'appelés en Algérie (Jean-Claude Lattès, 2012), s'est intéressé au regard porté cinquante ans après par les anciens appelés sur leur expérience de la guerre en Algérie et ses prolongements dans leur existence.
Chacun, en fonction des tâches qu'il a eu à faire, de la région où il a été affecté en Algérie, de l'époque à laquelle il y a été envoyé, de ses opinions de départ et de son caractère, a un ressenti différent par rapport à cette guerre et a été différemment affecté par elle.
Alain, jeune intellectuel parisien, a été envoyé en Kabylie en janvier 1960, il avait déjà un préjugé défavorable sur la légitimité et la nécessité de cette guerre. Il parle avec révolte des méthodes de l'armée française: « Sur les sept cent jours que j'ai passés là-bas, seulement douze ont dû être l'occasion d'échanges de tirs, de combats réels même si on ne voyait pas l'adversaire... Le danger n'a été que relativement lointain pour moi. Pour autant j'ai vu des Algériens morts, brûlés par le napalm, quand l'aviation bombardait. Tout flambait en même temps, c'était horrible, le napalm et ces types grillés dessous. Si quelque chose a changé en moi à ce moment-là et pour toujours c'est d'assister à cette barbarie. JAMAIS PLUS! Une fois, on été réunis à plusieurs compagnies par un colonel qui nous a expliqué qu'il y avait neuf millions d'Algériens et que, pour que la guerre finisse, six millions, c'était le maximum: « Vous avez compris, les gars, ce qui vous reste à faire... ». Ça voulait dire en clair « faut en liquider trois millions », pour lui, c'était de la guerre massacre, rien d'autre. La guerre, c'est le déshonneur permanent, il n'y a pas de guerre en dentelles, c'est l'irrespect constant des militaires, primitif, bestial, carnassier vis à vis de la population. Vous, vous êtes le guerrier, les autres sont des salauds, des traîtres, des menteurs, des « melons » comme ils les appelaient, des objets, pas des êtres humains . J'ai eu la « chance » de ne pas être confronté à la torture, mais j'ai vu des prisonniers emmenés, le boucher du village, par exemple. C'était un fellagha. On l'a mis dans un camion avec un sac sur la tête, ils l'ont sûrement exécuté. Ça arrivait souvent, ils appelaient ça: « aller ramasser les champignons », ils emmenaient les types, on ne les revoyait jamais... En Algérie, on nous a fait croire qu'on allait pacifier un pays en éliminant quelques assassins, résultat, on a parqué les populations, balancé du napalm! Il aurait fallu donner l'indépendance ou la citoyenneté française pleine et entière au peuple algérien. On ne l'a pas fait, le pas était franchi et leur guerre de libération avait un sens ».
Le témoignage de Victor Lavergne, appelé du Périgord Noir ayant lui-même résilié son sursis universitaire pour partir volontairement en Algérie en décembre 1960, concorde avec la vision très noire de cette guerre présentée par Alain, même si Victor Lavergne était lui, au départ, plutôt convaincu du bien fondé et de la moralité de la mission de l'armée française:
"J'ai donc résilié mon sursis universitaire pour partir en Algérie. Et du reste, je ne partais pas à la guerre mais en mission de pacification! Il faut le reconnaître, j'étais content de partir à l'aventure pour aider une population moins chanceuse que moi et qui, dans certains douars, mourait de faim. J'étais en Algérie française, à l'époque, je pensais qu'il n'y aurait aucun problème à ce que des gens qui n'ont pas la même culture, la même religion puissent s'entendre ensemble...".
Victor Lavergne est envoyé dans un petit village en Kabylie, entre Constantine et Djidjelli, perché sur un piton. "Le matin, à huit heures, on partait en opération, ratisser le bled, fouiller les mechtas à la recherche d'armes ou de fellaghas, contrôler les paysans, leur demander des papiers. Ou bien on partait en patrouille de jour comme de nuit... Et on continue les patrouilles. Voilà, je suis un soldat, le bon soldat, je pars en opération, je monte la garde. Et les chocs se succèdent. L'attitude des gradés d'abord. Nous avions un adjudant-chef qui, sans doute, avait été très frustré par l'échec de l'armée française en Indochine. Il traitait la population algérienne comme il avait traité la population vietnamienne, une sous-humanité à laquelle il ne fallait absolument pas faire confiance: tous des voleurs, des menteurs, des fainéants. Ce discours avait, malheureusement, un certain écho chez les appelés... Chez nous, quand il y avait des dégâts humains, on appelait la Légion qui venait ratisser, pour, soi-disant, nous aider. En réalité, ils méprisaient les appelés. Nous n'étions pas sur le terrain avec eux, mais on savait ce qu'il s'y passait. Un jour, pour trouver un pistolet automatique caché, ils ont tué cinquante hommes, indifféremment villageois et possibles fellaghas. Tout le monde était suspect... J'ai le souvenir d'un copain qui patruillait dans un oued, à la tombée de la nuit. Il a vu, soudain, une ombre se dresser devant lui, il a tiré par réflexe, c'est un gamin qui a pris la balle en pleine tête. Six mois après, cet homme était toujours hanté. Je l'ai perdu de vu, j'ignore ce qu'il est devenu".
Pour les appelés qui refusent les ordres ou sont négligents dans leur application, les sanctions peuvent être terribles: envoyés en camp de concentration dans le désert pour les insoumissions les plus graves et les plus "politiques", obligés de dormir à l'extérieur des camps, des barbelés, sous la menace d'une exécution ennemie, pendant une semaine ou quinze jours, ou envoyés en opération dangereuse plus fréquemment que de raison.
La grande majorité des appelés n'a pas participé aux tortures - celles-ci étant "du ressort" des parachutistes, du DOB, service spécial de renseignements, des SAS. En revanche, ils en ont été souvent les témoins ou ont entendu les cris des suppliciés, car sur le théâtre des opérations de ratissage et d'élimination des maquis de rebelles algériens, la torture sur les suspects fait partie des moyens ordinaires de collecte des renseignements. Victor Lavergne raconte ainsi: "Une seule fois j'ai été confronté à la torture. On rentrait d'opération. On trouve le lieutenant SAS devant le camp avec un adjudant, deux appelés et la fameuse gégène. J'ignorais qu'il en existait une dans le camp. Le gars était déjà très amoché. Des soldats regardaient, certains avaient les mains dans les poches, indifférents. Je réagis: "Putain, vous n'allez pas faire ça!" . "Lavergne, tu nous emmerdes, de quoi tu te mêles!" "Attendez, c'est lamentable ce que vous faîtes". "On pense que c'est un sympathisant, un passeur d'armes, il faut qu'il nous donne les caches et ses complices, tu crois que c'est pas plus lâche de fermer les yeux, de le laisser partir". "Vous me faites chier, les mecs". Et je tourne les talons, je m'en vais. J'ai protesté et je suis rentré en haussant les épaules. "Vous me faites tous chier, si c'est ça l'armée, j'en ai marre, quel avilissement!" Mais au fond, avoir protesté n'a servi à rien. Gueuler me donnait bonne conscience" (L'empreinte de la guerre, p.84).
Certains appelés ont pu recevoir l'ordre d'exécuter avec ou sans procès expéditif des prisonniers ou ont été amenés à participer à des actions de brutalisation de la population, des viols, des humiliations. Ce n'est pas la majorité cependant, la guerre la plus "sale" étant "conduite" par l'armée de métier et les légionnaires.
Pour certains appelés, une minorité d'individus ayant des forces exigences morales ou une conscience politique, les méthodes de l'armée sont plus insupportables encore que la peur de l'ennemi. "En Algérie, raconte Pierre Joxe, qui a surtout travaillé dans le renseignement en Algérie à partir de 1960 pour faire un travail de renseignement en prévention contre les officiers rebelles de l'OAS, ce n'est pas la peur de la guerre qui était la plus destabilisante, c'était la négation des valeurs fondamentales qu'on avait sucées avec le lait de nos mèresz, l'existence de la torture, des camps de regroupements comme si on faisait un remake de la gestapo et des camps de concentration. A petite échelle, le nombre était moindre, on n'a pas gazé d'Algériens mais cela restait incompréhensible que la France mette en oeuvre ce qu'elle avait farouchement combattu".
Ces appelés ont beaucoup souffert en Algérie et après, tout au long de leur vie, des conséquences de cette expérience bouleversante qu'il ont rarement pu raconter aux parents, épouses, enfants qui n'avaient pas connu la même histoire. Sur tous, cette guerre a laissé une trace indélibile.
Ce 19 mars 2013, nous saluons ces aînés qui ont perdu leur innocence et tutoyé l'horreur en Algérie, victimes de la raison d'Etat et de l'obstination coloniale et militaire. De retour à leur foyer, ils ont souvent eu beaucoup de difficultés à parler de leur guerre et ils n'ont pas vraiment non plus bénéficié d'un soutien et d'une écoute de la société. Beaucoup ont vu leur vie ravagée par ce qu'ils ont vu, ressenti, et fait en Algérie. Cela a marqué toute une génération, une génération sacrifiée. Faire le partage des bons et des mauvais, arbitrer le conflit de légitimités concurrentes dans ce conflit atroce était et reste complexe: avec le recul, cela apparaît comme une évidence que les Algériens, soumis par la force et relegués dans un statut de sous-citoyens, avaient le droit à leur auto-détermination et à leur indépendance, et qu'ils ne pouvaient probablement l'obtenir qu'en la conquérant d'abord par l'insoumission et la révolte, mais les pieds noirs étaient aussi dans leur patrie et les idées indépendantistes n'étaient pas forcément majoritaires au départ. La République avait aussi quelques raisons de s'accrocher à son département où vivait une forte communauté se sentant de plein pied dans la France et ses valeurs. Ce qui est sûr, c'est que la décision de l'escalade repressive et de la guerre d'éradication de la rebellion a eu des conséquences terribles pour la jeunesse française et pour l'histoire future de l'Algérie, ce pays frère et francophone, qui est toujours très marqué par les stigmates de cette barbarie.
Ismaël Dupont.
PS: je remercie Pierre Maugere, membre de la FNACA de Guerlesquin, de m'avoir sensibilisé à l'histoire des appelés d'Algérie et de m'avoir prêté plusieurs ouvrages, comme notre ami Paul Dagorn, ancien coopérant en Algérie.