Purge à la française
Par Martine Bulard (Le Monde Diplomatique, septembre 2014)
« Mon véritable adversaire, c’est le salaire. » Bien sûr, ce type de conviction ne s’affiche pas publiquement, et le président de la République française ne s’exprime pas ainsi. Mieux vaut clamer son rejet de la finance pour gagner, à gauche, une élection. Mais, une fois les urnes vidées, le dogme du « coût du travail » trop élevé a dicté la conduite de M. François Hollande, quel que soit son premier ministre — tout en rondeur, comme M. Jean-Marc Ayrault, ou libéral décomplexé comme M. Manuel Valls.
Il ne lui a pas fallu un mois après son arrivée à l’Elysée pour en faire la démonstration. Sa première décision a porté sur le smic ; il a limité le « coup de pouce » rituel à... 0,56 centime brut de l’heure. Appliquer au salaire minimum une hausse supérieure à celle prévue par la loi : à part M. Nicolas Sarkozy, qui n’avait rien accordé du tout, aucun président n’avait encore dérogé à cette tradition. Sans même remonter en 1981, quand François Mitterrand avait relevé le smic de 6,1 % (au-dessus de l’inflation), on peut citer l’exemple de M. Jacques Chirac en 1995 (+ 2,9 %) ou en 2002 (+ 3 %).
Selon l’un de ces « visiteurs du soir » que semble priser l’hôte de l’Elysée, cette « hausse limitée » vise à « préserver les entreprises ». Car il va de soi que le smic menacerait leur pérennité, y compris celle des géants de la distribution comme Carrefour, Intermarché et autres champions des bas salaires. Dans ce cas, elles devraient être comblées : entre juillet 2012 et juillet 2014, le pouvoir d’achat du smic net (une fois les cotisations sociales payées) a baissé de 1,5 % (voir la « Synthèse des mesures économiques et sociales prises depuis juin 2012 »).
Mais l’attaque va bien au-delà. Pour la première fois depuis l’après-guerre, les employeurs ont obtenu d’avoir les mains libres pour baisser les salaires, augmenter les heures travaillées ou obliger l’employé à changer d’unité de production, quel que soit son contrat. Le gouvernement a appelé cela, sans rire, la « sécurisation de l’emploi », en se targuant d’avoir simplement mis en musique un accord signé par les trois organisations patronales, dont le Medef, et par trois syndicats de salariés, dont la CFDT. Seule limite à l'omnipotence patronale : il faut obtenir l'assentiment de syndicats représentant la moitié au moins des salariés. Avec le niveau de chômage actuel, cela ne doit pas être difficile.
Chez Renault, par exemple, l'accord a conduit à augmenter le temps de travail en réduisant le nombre de congés (de 16% en moyenne), à bloquer les salaires selon le mot d'ordre « travailler plus pour gagner moins » tout en entérinant une réduction des effectifs de 15%. Pas étonnant que le groupe ait multiplié ses profits par vingt – même si ce résultat ne tient pas qu'à la France.
Les expériences précédentes ne laissaient d'ailleurs planer aucun doute. Chez Bosh, à Vénissieux, les salariés avaient accepté en 2004 de travailler 36h payées 35 et de renoncer à une partie des majorations pour travail de nuit ; leurs sacrifices n'ont servi qu'à rendre la société plus présentable : leur usine a été vendue en 2010, et plus de cent emplois ont disparu. Même scénario chez Général Motors à Strasbourg, Continental à Clairvoix, Dunlop à Amiens...
Le « toujours moins » salarial est devenue la doctrine officielle défendue par M.Hollande et sa majorité parlementaire. D'abord mezza voce, lors de la mise au point du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) – un vaste plan de réduction des cotisations sociales payées par le patronat, adopté en décembre 2012. L'affaire est loin d'être un détail : dès 2013, la masse salariale de toutes les entreprises (riches et pauvres, grandes et petites) diminue de 4% en moyenne, pour 6% prévus d'ici 2016. Toutefois, ce gigantesque cadeau sous forme de crédit d'impôt ne se matérialisera vraiment qu'en 2014. Pour l'heure, l'équipe Hollande peut donc se contenter de vanter ses « efforts pour l'emploi », sans revendiquer les dogmes libéraux. Et le patronat peut continuer à vilipender les « charges »insupportables et les impôts confiscatoires – chacun garde en mémoire la fronde des « pigeons » et les déclarations tonitruantes de M. Pierre Gattaz, le président du Medef.
Début 2014, le ton change. M. Hollande élargit les aides consenties, qu'il baptise du joli nom de « pacte de responsabilité ». Il abandonne alors tout cache-sexe idéologique et affirme, au cours de sa conférence de presse du 14 janvier 2014, que le pacte a un « principe simple : alléger les charges des entreprises, réduire leurs contraintes ». Du Gattaz dans le texte. Ou du Sarkozy – au choix. Au passage, le président socialiste oublie les fondements mêmes de la cotisation sociale, conçue, dès l'origine, comme une mise en commun d'une partie du salaire dû aux travailleurs au sein des organismes de la Sécurité Sociale ou dans l'assurance-chômage pour faire face aux aléas de la vie. Cette mutualisation n'a rien à voir avec la rémunération du capital (dividendes, taux d'intérêt), qui, lui, devient de plus en plus vorace. « Un salarié travaille aujourd'hui environ six semaines et demie pour les actionnaires, contre deux semaines il y a trente ans », a calculé l'économiste Michel Husson. Mais pour M. Hollande, il n'y a pas de charges liées au capital...
Le pouvoir s'est doc attelé à réduire, ou même à faire disparaître (pour le SMIC en janvier 2015 par exemple) les cotisations payées par l'employeur, et à baisser les impôts sur les sociétés de cinq points à l'horizon 2020. Contraint d'augmenter les cotisations retraite, il annonce une hausse qu'il promet équitable entre les salariés et les employeurs (+0,15 point chacun), mais assure tout aussitôt que ces derniers en seront exonérés, au moins en 2014. Le contribuable paiera à leur place...
Reconnaissons que le Parti socialiste possède un don particulier pour briser les « tabous » du modèle social français. Ainsi, en 1983, s'appuyant (déjà) sur la crise – monétaire, celle-là-, le ministre de l'économie Jacques Delors avait imposé la désindexation des salaires sur l'inflation. C'est ce que l'économiste Alain Cotta appela plus tard le « don Delors », le cadeau « le plus considérable que l'entreprise privée eût jamais reçu des pouvoirs publics » : 232 milliards de francs (l'équivalent de 76 milliards d'euros) entièrement prélevés sur les salaires entre 1983 et 1986. Pour le patronat, la victoire fut à la fois financière et idéologique : l'échelle mobile (l'indexation), qui existait depuis 1952, était morte.
Cette fois, le patronat reçoit une manne non négligeable en ces temps de disette budgétaire : 40 milliards d'euros. De plus, l'idée de faire disparaître progressivement les cotisations sociales, payées par les salariés et les employeurs, au profit de la CSG ? Acquittée en grande majorité par les travailleurs et les retraités, fait son chemin. Les entreprises sont progressivement déresponsabilisées de la protection sociale. Et elles refusent même de s'engager, en contrepartie, sur quelque création d'emploi que ce soit. Pis : elles continuent à licencier. En juin 2014, le nombre officiel des demandeurs d'emploi atteignait 3 398 300, soit une hausse de 4% en un an.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que l'Etat alimente les entreprises à fonds perdus. En témoigne le crédit d'impôt recherche (CIR) qui a représenté plus de 5 milliards d'euros en 2011 et atteindra sans doute 6 milliards en 2014, selon les estimations officielles. Les aides vont en priorité aux mastodontes ultrarentables, tels Sanofi, Total, L'Oréal, Dassault Aviation, Peugeot, Servier, etc. En outre, les effectifs consacrés à la recherche-développement dans les entreprises ont baissé de 1,8% entre 2008 et 2011 (derniers chiffres connus). La recherche publique, elle, voit ses crédits stagner, ou même baisser : -3% à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) par exemple.
Comme le souligne l'hebdomadaire économique L'Usine nouvelle, « les entreprises ont du cash, mais pas l'envie d'investir » . Pas assez rentable. D'autant que les débouchés se restreignent en Europe, premier marché de la France, comme sur le marché intérieur. Et pour cause, ce qui est donné aux uns doit être pris aux autres. Il faut non seulement compenser les cadeaux sociaux et fiscaux, mais aussi réduire le déficit public, conformément à la doxa européenne. Du coup, l'équipe Hollande-Ayrault-Valls a augmenté les impôts, en créant une nouvelle tranche sur les plus hauts revenus – une première depuis deux décennies-, mais surtout en matraquant tous les autres. Deux millions de ménages qui ne payaient pas d'impôts sont devenus imposables en 2013. Ce n'est qu'en juillet dernier que le gouvernement a redressé la barre pour les personnes touchant moins de 1200 euros. Et les bas revenus sont devenus si nombreux que cette seule mesure a entraîné une baisse du nombre de foyers imposés, qui est passé de 53% des familles l'an dernier à 48,5% cette année. Par ailleurs, M. Hollande a promis de fusionner la prime pour l'emploi et le RSA accordés aux très bas salaires et ainsi « d'améliorer le pouvoir d'achat des salariés les plus modestes ». Sans autre précision.
D'ores et déjà, tous les salariés, modestes ou non, financent la baisse des cotisations employeurs chaque fois qu'ils consomment, par le biais de la TVA dont les taux ont grimpé depuis le 1er janvier 2014 La TVA « sociale » concoctée par M. Sarkozy est ainsi remise au goût du jour. Tout comme la révision générale des politiques publiques (RGPP), réapparue sous le vocable de « modernisation de l'action publique ». Certes, le gouvernement a créé 24600 postes d'enseignant, mais ces créations doivent être compensées par des réductions dans d'autres secteurs.
Les objectifs n'ont pas varié : dégraisser le « mammouth », désigné comme la cause première, sinon unique, du déficit public. Pourtant, contrairement à ce que prétendent les dirigeants, la part des dépenses de l'Etat rapportée au Produit Intérieur Brut (PIB) a baissé de deux points entre 1978 et 2012. Le déficit vient essentiellement de la réduction du niveau d'imposition des familles les plus fortunées et des intérêts accordés aux riches prêteurs, deux choix assumés par les gouvernements successifs – de droite comme de gauche.
Socialement injuste, cette politique conduit tout droit à la récession, dont on voit poindre les premiers signes. En effet, l'austérité salariale entraîne dans sa chute la consommation (-0,5% au premier trimestre), qui conduit à la réduction de la production (-1,2% au second trimestre), à un report des investissements et à une pression à la baisse sur les prix : ce qu'on appelle la déflation. Dès lors, les rentrées fiscales dégringolent, et, mécaniquement, le poids de la dette augmente, incitant les idéologues du marché à exiger une baisse supplémentaire des dépenses publiques et des salaires... La spirale est connue. Le Japon tente sans succès de s'en extraire depuis quinze ans.
Le raisonnement simpliste selon lequel la baisse des dépenses salariales assure une plus grande compétitivité, laquelle permet d'exporter plus et de booster la croissance, est inopérant. Pour au moins trois raisons : d'abord, nos clients subissent eux aussi l'austérité – même l'Allemagne, qui a misé sur le « tout export », à la manière chinoise, s'affaisse. Ensuite, l'euro fort dévore es baisses de coûts intérieurs. Enfin, la compétitivité dépend moins du niveau des salaires que de l'innovation et de la qualité des produits – et, dans ces deux domaines, la France accuse un retard que l'on ne pourra combler que par une haute qualification des salariés (et donc par de hauts salaires)...
Martine Bulard