Motion de censure : l'intervention d'André Chassaigne à l'Assemblée nationale
JEUDI, 12 MAI, 2016
HUMANITE.FR
Monsieur le Président,
Monsieur le Premier ministre, Mesdames et Messieurs les ministres,
Chers collègues,
Ainsi, le gouvernement ne veut pas débattre de l’un des textes phares de son quinquennat.
Malgré l’absence de majorité parlementaire et de soutien populaire, le gouvernement opte pour le passage en force, alors que la sagesse politique aurait dû le conduire à retirer un texte rejeté de toute part.
Faute d’arguments, c’est à l’article 49-3 que le gouvernement s’en remet donc, dans un geste d’impuissance et de faiblesse qui symbolise bel et bien l’état de déliquescence dans lequel l’exécutif se trouve aujourd’hui.
L’usage du 49-3, est un triple coup de force.
Un coup de force contre le monde du travail et le droit du travail.
Un coup de force, également, contre nos concitoyens qui, à 75%, se prononcent contre le recours à l’article le plus rétrograde de notre Constitution.
Coup de force, enfin, contre la représentation nationale qui s’apprêtait à voter majoritairement contre ce texte.
Il faut le dire, céder à la tentation de l’article 49-3 constitue un acte foncièrement antidémocratique, qui affecte la dignité de la représentation nationale, dépossédée de sa fonction de législateur. Vous tentez, en effet, de bâillonner l’expression de la volonté générale, celle d’un peuple qui ne veut pas de votre texte. C’est donc le peuple souverain lui-même que vous espérez condamner au silence. C’est mal connaître nos concitoyens, M. le Premier ministre.
Pour reprendre Bertolt BRECHT : « Ne serait-il pas plus simple que le Gouvernement dissolve le peuple pour en élire un autre ? »
D’ailleurs, l’humiliation, le choc dans vos propres rangs, ont été tels, que nous avons été à deux doigts, à deux voix près, de pouvoir déposer une motion de censure réunissant des députés de toutes les formations de gauche de cet hémicycle. 56 signataires sur les 58 requis. « Le coup passa si près que le chapeau tomba ». Ce célèbre vers de Victor Hugo a du raisonner dans toutes les têtes.
C’est une première victoire, une belle victoire, pour tous les opposants à ce texte qui en souhaitent le retrait. C’est aussi la victoire des 71% des Françaises et des Français opposés à ce projet de loi. C’est aussi à eux, désormais, de continuer à exprimer leur opposition en vue d’obtenir le rejet définitif de ce texte inique. Souvenons-nous du CPE qui fût abrogé deux semaines après sa promulgation grâce à la mobilisation populaire…
Derrière le recours à cet artifice constitutionnel, il y a aussi l’aveu d’un double échec.
L’échec d’un gouvernement qui n’a pas réussi à convaincre les Français, les députés, et même sa propre majorité quant au bien-fondé de sa réforme.
Mais, au-delà de ce texte, c’est aussi la politique gouvernementale dans son ensemble qui est contestée. Il vient ponctuer un quinquennat frappé du sceau du renoncement aux principes et valeurs de la gauche et de la trahison des engagements de la campagne présidentielle. Nous n’assistons pas à un tournant, mais à la conclusion d’un long processus émaillé de décisions qui ont placé le pouvoir sur la voie d’un irrémédiable dévoiement. Ce projet de loi le prouve : la politique économique et sociale du pouvoir actuel et sa conception du marché du travail sont bels et bien inspirées par les recettes libérales éculées des années 80.
Ce dévoiement prend sa source dans la ratification du « pacte austéritaire » négocié par Merkel et Sarkozy, acte fondateur de la présidence de François Hollande et péché originel de son mandat. Une fois inscrite sa politique dans le marbre de l’austérité financière, le « changement » promis n’était plus permis.
C’est dans ce cadre que l’éxecutif a assené au peuple une série de mauvais coups incarnés par la doctrine néo-libérale, par la loi dite de sécurisation de l’emploi, par le mal nommé « pacte de responsabilité » et par ses dizaines de milliards du CICE distribués généreusement au patronat, ou encore par la fameuse « loi Macron ». Aucun de ces dispositifs « eurocompatibles », ou plutôt « eurotéléguidés », n’ont permis que cela « aille mieux ».
Avec ce nouveau projet de loi, vous avez confirmé votre incapacité à entendre la voix du peuple et de sa représentation pour succomber aux sirènes du MEDEF et de Bruxelles, les deux timoniers de votre politique.
C’est ainsi que le vice-président de la Commission européenne, Valdis Dombrovskis, connu pour ses positions libérales, s’est réjoui de ce projet. Et pour cause : il est la réponse de ce Gouvernement aux demandes incessantes de Bruxelles. Le manque de création d’emploi et la faible croissance seraient, selon les experts de l’exécutif européen, liés aux rigidités structurelles de l’économie de l’Hexagone, et notamment aux difficultés de licencier des salariés.
Ces prétendus experts ne sont que de piètres idéologues. Aucune étude empirique n’a jamais démontré que le niveau de la protection accordée aux salariés par le droit du travail avait un effet sur le niveau du chômage.
Pourquoi alors mettre tant de soin et de zèle à satisfaire la Commission européenne ? Qui décide et au nom de quels intérêts ?
A Bruxelles comme à̀ Paris, réformer c’est libéraliser. A Paris comme à Bruxelles réformer c’est regresser. Pourtant nous connaissons tous les résultats auxquels ont abouti les politiques de Thatcher, Blair ou Schröder. Nous n’échapperons pas à la règle : déréglementation tous azimuts, concurrence sauvage et régression sociale, sont synonymes de pauvreté et de précarité.
Rédigé conformément aux désidératas du MEDEF – qui n’a d’ailleurs pas caché sa satisfaction –, ce projet de loi marque une rupture historique avec la vocation première du Code du travail : la protection des droits des salariés.
Notre code, fruit d’années de luttes et de conquêtes sociales, s’est d’abord construit pour préserver la santé des travailleurs et leur assurer des revenus décents. Aujourd’hui, vous souhaitez en faire un outil au service de la performance économique, au service de l’idée gadget de la « flexisécurité ». Précariser les salariés pour sécuriser le patronat, telle est la matrice de votre projet. Vous privez, ainsi, les salariés du dernier rempart qu’il leur reste contre la mondialisation, les marchés financiers et l’arbitraire patronal.
La régression la plus emblématique de ce texte est, bien évidemment, l’inversion de la hiérarchie des normes en droit du travail. Malgré tous les efforts déployés par les défenseurs de ce texte pour convaincre du contraire, cette réforme enterre le principe de faveur, en faisant primer l’accord d’entreprise sur l’accord de branche. Plus grave encore, elle vide la loi de toute portée normative en sous-traitant la production de la norme sociale aux entreprises.
Nous connaissons déjà les conséquences dévastatrices de cette décentralisation de la négociation collective. C’est la porte ouverte au dumping social entre les entreprises et à la concurrence généralisée entre les travailleurs.
Cet émiettement du droit du travail, dans un contexte où le rapport de forces est défavorable aux salariés, les plongera dans un face à face dangereux avec leur employeur, en leur laissant comme seule option, la négociation du niveau de précarité.
Est-ce le remord qui vous a conduit à essayer d’introduire à la dernière minute un amendement du rapporteur qui visait à instaurer un contrôle a priori des accords d’entreprise par les branches ? Cet amendement, simple artifice, ne changeait rien au fond. Pour vaincre le risque de dumping social, il eut simplement fallu rétablir le principe de faveur.
De même, l’instauration du principe majoritaire est présentée sous un profil flatteur comme la garantie d’un dialogue social favorable aux salariés comme aux entreprises. Pourtant, dans le même temps il est vidé de toute portée en permettant à des organisations syndicales minoritaires de contourner les syndicats majoritaires par le biais des référendums d’entreprise. Sous prétexte de « démocratie directe », cette mesure consacre l’affaiblissement de la légitimité syndicale et tourne le dos à la représentation démocratique des salariés.
Les digues érigées par les luttes sociales sautent les unes après les autres au fil de la lecture de ce texte.
Ainsi en est-il de la facilitation des licenciements économiques et de la possibilité d’accords « offensifs » dont le seul objectif est de faire des travailleurs la variable d’ajustement des carnets de commande des entreprises. Des mesures qui font la démonstration de l’objectif fondamental de ce texte : sécuriser les employeurs en écartant les deux gêneurs essentiels que sont le juge et les représentants du personnel.
Il faut enfin ajouter à cela la remise en cause de l’objectif fondamental de protection de la santé des travailleurs avec la mise au pas de la médecine du travail qui se voit retirer la plupart de ses prérogatives.
Nous posons la question : Quelles sont alors les avancées sociales de ce texte pour les salariés ? Le compte personnel d’activité ? Bien éloigné d’une sécurisation de l’emploi, il se limitera, en fait, à un accompagnement social de la précarisation de l’emploi.
Quoi qu’il en soit, mes chers collègues : que valent 2 pages d’avancées contre 150 pages de régressions sociales ?
Les retouches apportées au texte n’y changent rien : la ligne fondamentale est la régression historique du droit des salariés.
Face à ce funeste projet de loi, nous aurions aimé porter ici des alternatives progressistes : la réduction du temps de travail, la mise en place d’une véritable sécurité sociale professionnelle, la promotion de la démocratie dans l’entreprise, l’encadrement des rémunérations des dirigeants d’entreprises, la protection des salariés contre l’ubérisation… Toutes ces propositions démontrent qu’un code de travail plus simple et plus protecteur est possible.
Lucides et vigilants, nos concitoyens ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont été, très vite, plus d’un million à signer la pétition contre votre projet de loi. Nombreux sont celles et ceux qui se mobilisent aujourd’hui encore, dans la rue, aux côtés des syndicats, pour exiger le retrait de ce texte. Ils ont été blessés, autant que la représentation nationale, par le coup de force législatif du Gouvernement.
Le retrait de ce texte est désormais le seul objectif que nous nous fixons avec eux. Faute de quoi, la loi Valls-El Khomri deviendra une réalité pour l’ensemble du monde du travail, pour les millions de salariés qui vivront progressivement une transformation profonde de leurs conditions de travail. Il deviendra aussi un sinistre horizon pour ces millions de jeunes qui demeurent sans emploi, sans formation ou qui vivent sous le seuil de pauvreté. Ultime trahison d’un pouvoir présidentiel qui avait placé son mandat sous le maitre mot de la priorité donnée à la jeunesse. Au crépuscule de ce mandat, ce projet de loi la condamne…
C’est pourquoi les députés Front de Gauche vont aujourd’hui censurer le Gouvernement en conscience et en responsabilité. Ils vont se saisir de l’unique moyen encore à leur disposition pour rejeter ce texte. Ils s’en saisissent pour simplement respecter les valeurs qu’ils portent et leurs engagements vis-à-vis de celles et ceux qui les ont élus en 2012.
Notre censure du Gouvernement et du projet de loi Travail n’a évidemment rien à voir avec les motivations de la droite. Comme chacun le sait ici, nos collègues de droite auraient souhaité l’adoption de ce texte. A tel point que, craignant son rejet, ils ont déserté leurs bancs au moment du vote de leur motion de rejet préalable et de renvoi en commission. Nous, nous étions au rendez-vous !
Ces incohérences et ces contradictions sont, aujourd’hui encore, mises à jour puisque la majorité d’hier s’apprête à voter contre un texte qu’elle aurait rêvé d’écrire en son temps.
Du reste, nous ne sommes pas dupes du programme destructeur qui est celui de la droite et qui enfoncerait encore un peu plus notre pays dans la crise..
Mais c’est précisément parce qu’il faut mettre un terme à toutes ces hypocrisies politiciennes que nous assumons le fait de condamner la politique du Gouvernement. Notre censure vise au rejet du projet de loi et à un mettre un terme au fourvoiement d’un Gouvernement dans les méandres du libéralisme économique prônée par la droite.
La motion de censure que nous aurions souhaité déposer avec 46 de nos collègues progressistes visait au rejet de ce texte. Avec eux, nous ne perdons pas de vue cet objectif.
La mobilisation de l’opposition progressiste et citoyenne peut avoir raison de votre déraison. Tachons de vous en faire la démonstration !