Deuxième partie de l'article sur le socialisme français entre 1880 et la scission du congrès de Tours.
Introduction.
En 1905, les socialistes, après s'être divisés à partir de 1898 et de l'Affaire Dreyfus sur la question de la participation gouvernementale et de l'alliance républicaine contre la réaction nationaliste, catholique traditionaliste et antisémite, se rassemblent en un parti unique, la SFIO, qui se fixe comme orientation, dans le cadre des orientations de l'Internationale, de ne pas se compromettre dans des alliances gouvernementales avec les radicaux et de fortifier la conscience de classe des travailleurs en ne transigeant rien sur l'analyse marxiste des questions politiques et sociales en terme de lutte des classes et sur l'objectif d'une révolution sociale collectiviste préparée par l'ascension électorale des socialistes et par l'évolution interne du capitalisme, mais supposant aussi l'accord sur le principe de la légitimité de l'usage temporaire de la contrainte et de la violence dans un contexte révolutionnaire. Au-delà de ces orientations programmatiques relevant du marxisme orthodoxe, le parti socialiste gagne du terrain dans les couches populaires et les classes moyennes des villes et des campagnes en défendant avec constance la laïcité, la démocratisation de la vie publique, les intérêts de la paix et un programme de réformes sociales susceptibles d'améliorer ici et maintenant, sans attendre le grand soir de la révolution prolétarienne, les conditions d'existence de la majorité en créant un impôt redistributif et en inventant une première forme de protection sociale (retraites, assurance invalidité...) basée sur la solidarité. Jaurès, républicain idéaliste et « marxiste sans orthodoxie », qui a néanmoins conscience qu'il n'y a à son époque « qu'un pouvoir vraiment organisé, celui de l'argent » (20 mars 1910, Revue de l'enseignement primaire), incarne cette conciliation entre une volonté d'agir au quotidien dans les institutions pour conquérir des améliorations, même modestes, des conditions de vie des travailleurs et de la vie démocratique, et le souci de renforcer la conscience de classe du prolétariat pour le rendre capable de s'émanciper. Car la principale œuvre des socialistes entre les années 1880 et 1914 a été surtout de rompre avec l'aliénation des classes populaires en leur donnant le sentiment de leurs intérêts communs, la conscience de l'exploitation dont elles étaient victime et l'idée d'une voie d'émancipation possible, éloignée des pièges du ressentiment xénophobe ou de la fièvre unanimiste nationaliste.
En 1911, dans une page émouvante de L'Armée Nouvelle, Jaurès se souvient ainsi de l'étonnement et l'accès de désespoir, cette sorte d' « épouvante sociale », dans lesquels l'a plongé la découverte de la foule parisienne trente ans plus tôt, à son arrivée à Normale Supérieure: « Je me demandai...comment tous ces êtres acceptaient l'inégale répartition des biens et des maux.(...). Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais: par quel prodige subissent-ils tout ce qui est? Je ne voyais pas bien: la chaîne était au cœur, mais une chaîne dont le cœur lui-même ne sentait pas le fardeau. La pensée était liée, mais d'un lien qu'elle ne connaissait pas ». Le but et de l'œuvre des socialistes et de Jaurès a donc été de tenter de libérer les français de leurs chaînes intellectuelles morales, de leurs aliénations, en leur donnant le sentiment de leur dignité, en expliquant ce qui les dressait les uns contre les autres et contre les autres nations ou minorités. « Les vrais croyants, disait Jaurès, sont ceux qui veulent abolir l'exploitation de l'homme par l'homme, les haines aussi, de race à race, de nation à nation ».
Néanmoins, si des compromis sur des projets de réforme sont trouvés avec les radicaux et si des habitudes de discipline républicaine avec désistement au second tour permettent à la gauche de rester forte à la Chambre jusqu'en 1914, le manque d'homogénéité idéologique de la mouvance radicale, l'opportunisme d'une grande partie de ses élus et leurs liens avec le monde des affaires et de la petite bourgeoisie hostile aux rouges et à l'impôt, fait que ces projets sociaux peinent à aboutir. Produite par le système capitaliste, la compétition économique, coloniale et géostratégique des puissances européennes, dirigent quant à elle les peuples vers un carnage que Jaurès pressentait probable et a tout fait pour éviter.
1) L'alliance avec les radicaux et la séparation de l'église et de l'Etat.
Depuis 1902, les parlementaires socialistes soutiennent majoritairement le gouvernement radical d'Emile Combes, originaire du Tarn comme Jaurès, médecin franc-maçon qui a reçu sa première formation intellectuelle au séminaire. Le combat pour la laïcité et contre la réaction catholique et nationaliste anti-dreyfusarde est le socle de cette coalition du Bloc des gauches. A la suite de la loi sur les associations du 1er juillet 1901, la majorité parlementaire composite qui soutient Combes va approuver des décrets qui, à l'été 1902, ordonnent la fermeture d'établissements scolaires gérés par des congrégations religieuses. Ceux-ci recrutaient environ 40% des élèves du second degré vers 1900, principalement dans la bourgeoisie riche, le milieu des commerçants et des hauts fonctionnaires.
Le camp laïque est assez divisé sur la signification à donner au combat pour la laïcité, ses objectifs et ses limites. Les socialistes Viviani, Vaillant, Maurice Allard, héritiers de l'anticléricalisme intransigeant de Proudhon et Blanqui, sont partisans, avec beaucoup de radicaux libres-penseurs, d'un « athéisme de combat » cherchant à éradiquer la religion perçue essentiellement comme une mystification aliénante et une force sociale obscurantiste détournant les citoyens de la rationalité et de l'émancipation. Ceux-ci sont pour un monopole public de l'enseignement. D'autres, comme Jaurès ou même Combes et Ferdinand Buisson, deux dirigeants radicaux francs-maçons tout en étant favorables à la suppression des congrégations en tant qu'institutions d'enseignement, acceptent, au nom de la tolérance à la diversité, que des moines ou des prêtres puissent, sans leurs habits, en tant que personnes privées, disposer du droit d'enseignement.
Le projet de séparation entre l'église et l'État n'est au départ pas perçu par tous les laïques comme une nécessité. Combes y voit un avantage qui est de priver l'Église des ressources publiques mais aussi un inconvénient qui est d'amplifier l'autonomie d'action des catholiques tout en les rendant plus dépendants encore de la papauté. Toutefois, comme la déchristianisation est déjà un processus que chacun peut voir à l'œuvre, les liens privilégiés entre l'État et le clergé catholique que le concordat napoléonien avait fixés deviennent difficiles à justifier au nom de la raison d'état ou du vieux gallicanisme qui veut que le pouvoir civil national contrôle le pouvoir religieux sur lequel s'exerce la pression des intérêts du Vatican. Par ailleurs, en 1904, l'accession au trône pontifical de Pie X, particulièrement hostile à toute concession de l'Église vis à vis de la sécularisation des lois et des mœurs et de la pensée autonome, et favorable à une politique de rechristianisation agressive, fait paraître l'option de la séparation plus impérative.
Dès le 10 avril 1904, Jaurès pose le problème avec limpidité:
« L'État n'est ni catholique, ni protestant, ni déiste, ni athée, l'État est laïque. Il reconnaît à tout homme, quelle que soit sa religion ou son irréligion le même droit à la liberté. Dès lors, aucun groupe de croyants ne peut exercer sur lui, État, une influence privilégiée. C'est dire que l'État doit être séparé de toutes les églises ».
Jaurès soutient ainsi la loi du 7 juillet 1904 qui interdit l'enseignement aux congrégations. L'école de doit pas être un lieu d'endoctrinement religieux ou de critique d'un savoir scientifique ou historique contredisant les dogmes des églises.
La laïcité se définit d'abord, non simplement comme la simple neutralité de l'État vis à vis des cultes et des opinions idéologiques, mais comme « l'acte de foi dans l'efficacité morale et sociale de la raison, dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable » (discours de Jaurès à la Chambre le 14 janvier 1910). La laïcité implique pour Jaurès, comme l'écrit Jean-Pierre Rioux, « l'encouragement à penser hardiment à tout propos, sur tous les sujets accessibles à la raison, sans œillères ni routines ». Il faut donc donner à chaque esprit humain tous les moyens de développer son esprit critique et sa réflexion, ce qui passe par une transmission de connaissances impartiale dépourvue de visées d'enrégimentement, fût-il républicain, patriote ou spiritualiste plutôt que chrétien. Quand il compare dans l'Histoire socialiste de la Révolution française les projets d'instruction publique obligatoire, laïque et gratuite, de la Constituante révolutionnaire, celui de Talleyrand-Périgord, l'évêque défroqué d'Autain, et de Condorcet, Jaurès préfère le second, basé sur l'instruction désintéressée visant à affranchir l'homme, à faire progresser la science et à développer l'esprit critique et la curiosité de l'individu, plutôt que le premier, d'inspiration plus jacobine et idéologique, visant à éduquer en inculquant à l'enfant les valeurs et les habitudes intellectuelles qui seront nécessaires à la vie militaire, civique, et économique d'une nation républicaine. De la même manière, Jaurès n'exclut pas l'idée d'un enseignement du fait religieux à l'école, d'une diffusion des connaissances historiques (dans le cadre d'une histoire des idées et non d'une évangélisation ou d'une catéchèse bien entendu) sur le « messianisme juif » en particulier. Quoique violemment opposé aux pratiques réactionnaires de l'église et partisan de l'absolue liberté intellectuelle, Jaurès n'est pas personnellement matérialiste et athée: dans sa thèse de philosophie soutenue en 1892, il soutenait une forme de panthéisme contradictoire avec la croyance en un Dieu personnel, affirmant la présence d'une force divine agissant dans la nature et dans l'élan des consciences humaines tendues l'idéal et le retour à l'unité de l'harmonie sociale. Pour lui, les religions ne représentent pas seulement l' « opium du peuple », elles ne sont pas simplement des idéologies illusoires instrumentalisées par les classes sociales possédantes pour endormir et consoler les masses exploitées. Elles s'appuient sur des pensées morales et philosophiques révolutionnaires en leur temps et traduisent le besoin atemporel de l'esprit de donner sens à sa condition en interprétant le mystère de l'origine de la vie, de l'univers, de la fécondité de la nature, de la joie. Loin d'être le fossoyeur de la vie religieuse, le progrès des sciences fera naître de nouvelles questions en nous révélant la complexité des phénomènes de la vie et de la matière. Ce que l'on peut attendre d'un affranchissement social des hommes par la révolution collectiviste qui rendrait leur rapports plus fraternels et harmonieux, et libéreraient les intelligences des servitudes du travail exploité, c'est d'abord et avant tout, selon Jaurès, qui a une vision eschatologique et religieuse de l'avenir, l'avènement d'une « interprétation idéaliste du monde » (discours de janvier 1910 à la Chambre faisant le bilan de la suppression de l'enseignement congrégationiste). Par ailleurs, pour Jaurès, il n'y a pas d'antagonisme essentiel, indépassable, entre la foi religieuse, l'existence des églises, et le développement de la pensée autonome, l'essor du monde moderne fondé sur les valeurs de liberté individuelle et de rationalité. Les chrétiens ont déjà fait la preuve par le passé de leur capacité d'adapter, non sans phase de crises et de replis, la nature de leur foi et de leurs pratiques religieuses aux évolutions sociales et intellectuelles de la culture.
Pendant l'hiver1904-1905, Jaurès travaille avec Aristide Briand sur un projet de loi de séparation de l'église et de l'État à vocation consensuelle, inspiré d'une laïcité ouverte et d'un libéralisme garantissant tout à la fois la neutralité de l'État, le respect des religions et des courants de pensée athées, agnostiques ou spiritualistes, et celui de la liberté individuelle et du droit à l'autonomie intellectuelle de chacun. Ils ne veulent pas faire de cette loi un instrument de lutte contre l'Église ou la papauté, voire de sortie du religieux. Promulguée le 11 décembre 1905, la loi déclare que la République française « assure la liberté de conscience » et « ne reconnaît, ne subventionne, ni ne salarie aucun culte » mais, pour donner aux croyants l'assurance que les associations cultuelles chargées de la gestion des biens des églises et de la dévotion ne seront pas une machine de guerre contre les religions, l'article 4 de la loi respecte la spécificité de la hiérarchie et de la discipline de chaque église, lui garantissant une autonomie absolue en empêchant tout schisme ou dissidence. Les associations cultuelles locales devront donc se conformer aux règles générales de l'organisation du culte. Cette loi liquide donc le gallicanisme (et donc également celui qui inspirait la constitution civile du clergé des révolutionnaires de 1791): « elle donne la certitude que nul obstacle de l'État ne s'interposera entre Rome et l'Église de France ». Le projet Combes qui lui faisait concurrence, soutenu par les sociétés franc-maçonnes, s'inscrivait lui davantage dans une perspective de contrôle étatique des religions et Clémenceau a dénoncé violemment à la Chambre dans cette loi de modération la « coalition monstrueuse et antirépublicaine sous la férule de Jaurès et le goupillon de M.de Mun » (leader de la droite sociale et catholique), traitant Jaurès de « bourgeois de Calais » (ouvrant les portes à l'ennemi, catholique et non plus anglais...), puis de « révolutionnaire en peau de lapin » capitulant devant l'autorité du pape. Pourtant, cette loi rendait plus précaire la vie matérielle des prêtres en rompant leur statut de salariés de l'État ayant un rôle d'utilité publique et compliquait ainsi leur recrutement. Elle donnait aussi une importance nouvelle aux laïques par rapport à la hiérarchie religieuse puisque ceux-ci étaient appelés à participer à la gestion des biens et la vie matérielle des cultes et des desservants. Cette loi avait ainsi surtout le mérite de faciliter l'adaptation de l'Église au monde moderne et son acceptation progressive des valeurs fondamentales de la République.
2)La difficile conquête des droits sociaux.
Pour Jaurès, la séparation était nécessaire pour couronner l'œuvre républicaine de laïcisation. Elle portait en germe la pénétration des idées socialistes dans les classes populaires grâce à une généralisation de l'enseignement rationnel et la perte d'influence de l'église sur les masses. Elle était également nécessaire pour que dans la classe politique comme dans la population, les passions entourant la question religieuse ne servent plus de dérivatifs commodes aux urgences de la question sociale. Être de gauche, contrairement à ce que pensaient beaucoup de radicaux, ne pouvait se limiter à « bouffer du curé ». La séparation de l'église et de l'État devait donc permettre donc de réorienter l'attention des républicains sur les nécessaires réformes sociales à accomplir.
Toutefois, après 1905, les relations des socialistes avec les radicaux seront beaucoup plus orageuses que dans l'intermède ouvert par l'affaire Dreyfus à partir de 1898.
Il y a plusieurs explications à cela. 1) L'Internationale a condamné clairement en 1904 les déviations réformistes et « social-démocrates » avant l'heure des socialismes européens, la participation des socialistes et leur solidarité avec des gouvernements bourgeois au profit du rappel des objectifs collectivistes et révolutionnaires et de la stratégie incontournable de renforcement de la lutte des classes. De ce fait, la SFIO créée au printemps 1905, renoncera à la participation gouvernementale, à la stratégie de Bloc républicain et au vote du budget général de gouvernements bourgeois (cela lui sera d'autant plus facile que les radicaux n'auront pas besoin des voix des parlementaires socialistes pour rester en place) 2) Les radicaux constituent une mouvance politique divisée mais beaucoup cherchent à promouvoir des objectifs de paix sociale, nient l'existence de classes sociales aux intérêts séparés et contradictoires au profit d'une attention prioritaire à la liberté individuelle, sont des adversaires d'un impôt trop rigoureux et des solutions collectivistes, défendent l'ordre social pour la tranquillité des petits propriétaires et des milieux d'affaire dont ils sont très proches, ce qui se traduit aussi par un rejet violent des critiques du système de prédation coloniale par les socialistes 3) Les conflits sociaux dans l'industrie et la fonction publique se multiplient dans les années 1904-1909 et les radicaux au pouvoir réagissent souvent par la fermeté intransigeante et la répression tandis que la petite bourgeoisie qui représente leur clientèle électorale prend peur. 4) Malgré des programmes électoraux de réformes sociales assez audacieux soutenus par les socialistes, les radicaux, la faute en incombe en partie aux institutions de la IIIème République et au mode de scrutin, ne sont pas unifiés en un parti au cadre idéologique cohérent et contraignant et beaucoup d'entre eux, opportunistes pratiquant le clientélisme, sont très sensibles aux intérêts des milieux d'affaire et pratiquent l'obstruction parlementaire avec la droite.
En 1906, le contexte est pourtant favorable pour la mise en œuvre d'avancées sociales.
En mai 1906, Jaurès affirme dans La Dépêche que « c'est la démocratie républicaine toute entière qui a triomphé » lors des législatives. La Chambre comporte désormais 400 républicains de gauche sur 580 députés, dont 54 parlementaires soutenus par la SFIO et 18 socialistes indépendants ayant rompu avec les objectifs de l'Internationale. Avec les socialistes, les radicaux-socialistes et les radicaux de gauche partagent un programme de réformes immédiates ambitieux: « cet ensemble de 250 députés ont comme programme l'impôt général et progressif sur le revenu déclaré et l'accentuation de l'impôt successoral afin de dégrever la démocratie des petits propriétaires paysans (affectés par les taxes sur le foncier), des petits commerçants et des ouvriers, et de créer un surcroît de ressources pour les œuvres de solidarité sociale: l'assurance sociale étendue à tous les risques; la limitation progressive de la journée de travail et la nationalisation des grands monopoles capitalistes, tout d'abord des chemins de fer et des mines » (article de Jaurès au lendemain de la victoire électorale de la gauche, dans La Dépêche du Midi du 31 mai 1906).
On le voit, même si beaucoup de radicaux sont contre une progressivité de l'impôt au nom d'une égalité formelle et de la reconnaissance du mérite des entrepreneurs et s'ils cherchent à présenter l'obligation de déclarer ces sources de revenus comme une mesure d'inquisition contraire au respect de la vie privée et au secret nécessaire au monde des affaires, il y a déjà dans ce programme une forme de démocratisation significative de la vie sociale et économique, avec notamment un projet de sécurité sociale (incluant tous les « risques »: accident, vieillesse, maladie) basé sur la solidarité et financé par la cotisation patronale et l'impôt redistributif.
Jaurès ne prétend pourtant pas que la mise en œuvre de ce programme pourrait contenter pleinement les socialistes, ni que ceux-ci entendent s'inscrire dans un cadre purement réformiste, renonçant à la révolution sociale, au dépassement du capitalisme. « Nous démontrerons aussi sans cesse au prolétariat ouvrier et paysan, écrit-il dans La Dépêche le 6 novembre 1906, que le programme radical et socialiste, excellent pour accroître la liberté et la force de la classe ouvrière, ne peut cependant l'affranchir; que même appliqué intégralement et à moins de s'élargir enfin au collectivisme, il laissera subsister le privilège de la propriété capitaliste d'où dérivent tous les désordres de la société, les incohérences de la production, l'oppression et l'exploitation des travailleurs ». Ce programme n'est qu'une étape vers l'émancipation véritable des travailleurs, mais il est susceptible d'augmenter leur bien-être et leur capacité d'organisation et de revendication. Jaurès s'oppose à Marx qui voit dans l'aggravation du niveau d'agressivité du capitalisme et la paupérisation universelle des salariés le facteur révolutionnaire privilégié porté par le mouvement naturel et inéluctable du capitalisme. Tirant des conclusions de son analyse de la grande Révolution française, Jaurès écrit ainsi: « Pour qu'une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d'un terrible malaise ou d'une grande oppression. Mais il faut aussi qu'elles aient un commencement de force et par conséquent d'espoir » (Histoire socialiste de la Révolution Française, tome 1). Rien de ce qui dans le réformisme social porté par le parlementarisme renforce le niveau d'organisation et de bien-être du prolétariat ne saurait donc contredire l'objectif d'une transformation radicale du mode de production et de propriété capitaliste.
Si le contexte est favorable pour des progrès sociaux, c'est aussi et surtout que les travailleurs sont à l'offensive depuis plusieurs mois pour réclamer des augmentations de salaire, plus de loisirs, plus de respect des droits syndicaux et de leur dignité, voire même plus de contrôle sur la politique de leurs entreprises. Madeleine Rebérioux fait part de cet impressionnant niveau de revendication et de conflictualité sociale La République Radicale?. Ainsi, entre 1904 et 1907, on compte des centaines de milliers de grévistes chaque année. 4 millions de journées chômées lors de 1026 grèves en 1904 concernant 271097 grévistes. 438000 grévistes en 1906 faisant en moyenne grève pendant 19 jours. « La France gréviste s'agrandit: aux départements du Nord où règnent la sombre mine et le textile impulsif, à la région lyonnaise...s'ajoutent de nouvelles zones: la Bretagne avec les grèves spectaculaires de Fougères, de Hennebont et l'agitation violente de Brest, la Lorraine du fer et de la fonte ». Madeleine Rebérioux rappelle ainsi qu'aux Forges d'Hennebont, d'avril à août 1906, 1800 ouvriers héroïques ont fait grève pendant 115 jours, se nourrissant de crabes pêchés à marée basse et de pain distribué au compte-goutte. 48% des grèves de 1906 font gerbe autour du 1er mai (la tradition du 1er mai remonte à 1890 et les travailleurs français ont eu une part importante dans la consécration de cette journée internationale de lutte pour le respect et la rémunération des travailleurs) pour lequel la CGT, qui atteindra son pic d'avant-guerre de 350.000 adhérents en 1908, a affiché le mot d'ordre unitaire de la journée de 8 heures.
Cette intense activité de lutte sociale va aussi concerner la fonction publique puisque la syndicalisation, d'abord interdite, fait des progrès en 1905-1907, notamment chez les postiers et les instituteurs, dont beaucoup vont être révoqués pour s'être arrogé un droit de grève que l'État ne leur reconnaissait pas. Elle n'est en tout cas pas étrangère à la naissance en 1906 d'un Ministère du Travail et de la Prévoyance et à la loi rendant obligatoire le repos hebdomadaire votée le 13 juillet 1906. Mais, de manière générale, Clemenceau, élu pour la première fois à 65 ans président du conseil en octobre 1906 après avoir été un ministre de l'intérieur inflexible et prompt à déplacer la troupe et organiser des complots pour les grévistes lors des conflits du printemps, ne va pas démériter son titre de « premier flic de France », organisant la répression et l'intransigeance face aux grèves de l'industrie, de la fonction publique, des viticulteurs du Midi. En mars 1907, il remet en cause le droit de grève au nom d'un prétendu « droit de vie de la société » en mobilisant des soldats du génie pour remplacer des ouvriers électriciens grévistes de Paris. Les assassinats d'ouvriers se multiplient: 2 morts et 10 blessés à Draveil en juin 1908, 4 morts et des centaines de blessés à Villeneuve-Saint-Georges le 30 juillet 1908. Clemenceau fait aussi arrêter des dirigeants syndicalistes, voire socialistes: licenciements et révocations, poursuites judiciaires, amendes, lourdes peines de prison se multiplient contre les acteurs des mouvements sociaux. La CGT parle d'un Dictateur, de « l'empereur des mouchards », d'un « gouvernements d'assassins »... C'est dire que cet ancien républicain sous l'Empire et sympathisant de la Commune, maire de Belleville, adversaire redouté des opportunistes des débuts de la IIIème République et anti-clérical et dreyfusard militant, a aussi un visage beaucoup moins à gauche: impliqué dans le scandale de Panama, polémiquant avec des arguments de bas étage et des formules assassines contre le socialisme de Jaurès à la Chambre en 1906, et défenseur sans état d'âme de l'ordre social inégalitaire, puis du nationalisme militariste... Pas étonnant qu'aujourd'hui des néo-conservateurs comme Max Gallo ou Sarkozy en fassent un modèle...
Sa forte capacité de mobilisation, associée aux manques de débouchés en termes d'avancées sociales des grèves qu'elle organise, radicalise la CGT. Même si sa Charte d'Amiens d'octobre 1906 impliquait son indépendance vis à vis des mouvements politiques, y compris du mouvement libertaire, elle tend à se raidir dans une « bonne conscience minoritaire » (M. Rebérioux) et sur un mot d'ordre de grève général révolutionnaire et d'action directe indifférente aux petites avancées sociales obtenues par voie parlementaire. Aux yeux de beaucoup de ses membres influents proches de la tradition du syndicalisme-révolutionnaire, ce sont les militants conscients qui font l'histoire et non les masses moutonnières bonnes à voter. Son organisation interne privilégie les petites fédérations professionnelles les plus révolutionnaires et partisanes de l'agitation permanente (dockers, ouvriers des arsenaux, bâtiment, métallurgie) au détriment des plus grosses fédérations de l'industrie, du livre, du textile, des chemins de fer. Un fort mouvement anti-étatiste (l'État est présenté comme essentiellement répressif, patron de choc, et voleur, tortionnaire dans les colonies et son armée) s'y généralise, ce qui rend compliqués les rapports avec une SFIO qui est bien forcée de pratiquer des accords de compromis avec les radicaux tout en gardant son indépendance pour faire avancer des réformes politiques qui améliorent concrètement la vie des classes populaires.
3) Deux réformes sociales emblématiques: l'impôt progressif sur le revenu et la loi sur les retraites ouvrières.
Ce maximalisme de la CGT et cette méfiance fondamentale vis à vis d'un État qui sait trop bien défendre les intérêts industriels et réprimer les mouvements sociaux se traduit dans la campagne que mène une partie des cadres de la CGT contre la loi de compromis sur les retraites ouvrières et paysannes, issue pourtant de 20 années de travail législatif et qui sera votée le 31 mars 1910 (avec le soutien de Jaurès et de 25 députés socialistes tandis que 27 s'y opposent avec Guesde et que Vaillant et ses amis s'abstiennent). Cette loi qui était au programme des socialistes et des radicaux en 1906 définit un minimum-vieillesse garanti pour tous et l'inscription obligatoire des ouvriers à des caisses de retraite par répartition financées aussi par l'impôt et la cotisation patronale. Elle garantit, dans sa première version soutenue par les socialistes, une pension équivalent à 40% du salaire pour les ouvriers qui utilisent leur droit à partir en retraite à 60 ans, tandis que les travailleurs qui ont des emplois pénibles ou usants peuvent partir à 55 ans. Pour Jaurès, cette réforme est certes imparfaite (dans la mesure où la part contributive de l'État financée par l'impôt redistributif est faible, et donc également les pensions garanties) parce qu'elle résulte d'un compromis avec la bourgeoisie mais il est faux de propager l'idée, comme certains à la CGT, que l'État cherche à avoir un bas de laine où aller puiser en cas de besoin pour voler les travailleurs. La CGT assimile aussi les prélèvements assurantiels liés à la loi sur les retraites ouvrières et pausannes (ROP) à une baisse pure et simple des salaires et à une menace de bureaucratisation à l'allemande des syndicats qui seraient charger de gérer ces caisses de retraite, ce qui menacerait de les embourgeoiser et de tarir le niveau de lutte et de revendication sociale.
Cette réforme est surtout une victoire de principe qui permettra aux salariés d'expérimenter à petite échelle une société de solidarité et de créer des outils pour la réaliser. Dès février 1906, Jaurès écrit ainsi dans La Dépêche: « L'entrée du principe de l'assurance sociale dans nos lois aura de vastes répercussions. Pour faire face aux dépenses nécessaires de solidarité sociale, à l'assurance contre la maladie, contre l'invalidité partielle et contre le décès aussi bien que la vieillesse, il faudra réformer tout notre système fiscal...L'assurance sociale, en débarrassant le prolétariat des angoisses de l'extrême misère, lui donnera plus de forces, plus d'élan, plus de sérénité aussi pour la revendication réglée et hardie d'un nouvel ordre de société, d'une forme nouvelle de société et de travail ».
Là où les opposants à cette loi sur les retraites ouvrières avaient sans doute raison, c'est quand ils estimaient que beaucoup de ses partisans, dans la mouvance radicale, avaient à l'idée de pacifier à bon compte les rapports entre les classes. Aristide Briand, venue des rangs socialistes, et les groupes d'intellectuels qui s'inspirent de lui à la droite de la CGT ou dans la revue « La démocratie sociale » peuvent ainsi rêver un temps d'une forme de travaillisme à la française substituant au conflit social l'entente entre le capital et le travail grâce à des pratiques patronales accordant plus de droits aux salariés. Une des idées avancées par cette mouvance politique avant-gardiste remettant en cause l'idée d'une contradiction structurelle entre les intérêts des classes sociales à l'intérieur du capitalisme est celle de l'actionnariat ouvrier censé donné dans l'entreprise pouvoir de contrôle égal au travail et au capital. Toutefois, le patronat ne s'est nullement intéressé à ces velléités de réformes social-démocrates portées par des techniciens du social proches de Briand et le choix systématique fait par ce dernier de la répression des mouvements sociaux a achevé de discréditer cette orientation vers le rééquilibrage technicien et pacificateur des rapports entre classe à l'intérieur du capitalisme. Jaurès trouvait en particulier que la participation des salariés à l'intérieur des entreprises était un gadget dérisoire.
En 1910, Jaurès n'a pas de mots assez durs pour dénoncer le choix de Briand, son ancien ami, de mater durement, par des licenciements, des arrestations arbitraires, des emprisonnements et des réquisitions contre les 60000 cheminots courageusement engagés dans un mouvement de grève générale surprise à l'automne 1910... Répression invoquée en invoquant des actes de sabotage et autres complots anarchistes pour discréditer l'action collective en écartant l'idée d'imposer toute solution négociée aux deux Compagnies privées du rail, que les radicaux se refusent à nationaliser!
« Que l'homme (Aristide Briand, dans une autre vie) qui a fait la théorie et précisé la pratique de la grève générale révolutionnaire conduise maintenant la répression, c'est un des spectacles que peuvent seuls donner les régimes en décadence, et ce sera pour la bourgeoisie française, ce sera pour la bourgeoisie européenne, épanouie d'admirations devant l'audace des reniements, une honte ineffaçable... » (Jaurès, le 26 octobre 1910 dans La dépêche). Briand, que Jaurès qualifie franchement de traître opportuniste, et sa majorité radicale, dans le sillage de cette criminalisation des cheminots grévistes (certains sont même passés devant le conseil de guerre), veulent systématiser la réquisition sous peine de condamnation à 6 mois d'emprisonnement des mineurs et des cheminots et remettre en question le droit de grève lui-même au nom de l'intérêt des usagers et de la nation: on transforme ainsi ces travailleurs en « esclaves publics » de compagnie privée que l'on se refuse à nationaliser par complaisance avec les milieux d'affaires, remarque Jaurès quelques jours plus tard: « la République devient une geôle et une sorte de servage est rétablie au profit des compagnies... » (le 6 décembre 1910).
Jaurès avait pourtant voulu croire à la bonne foi réformatrice d'une partie des radicaux en 1906 et, en 1908, il s'était battu à la Chambre pour défendre le projet d'impôt progressif sur le revenu, socialement modéré, que Joseph Caillaux, nouveau radical venant du monde financier, était en train de construire. Ce projet répartissait les revenus imposables en 7 catégories et prévoyait un impôt complémentaire, dont le taux était progressif, et qui pouvait frapper des classes moyennes supérieures tels que des enseignants agrégés, des médecins, des rentiers. Finalement, de 1908 à 1913, ce projet d'impôt sur le revenu sera bloqué par le Sénat et il n'entrera en vigueur qu'en juin 1914 pour faire avaler la pilule de la loi des trois ans de service militaire et peut-être aussi financer la guerre qui se prépare, alors que Caillaux est depuis des semaines au centre du scandale du meurtre de Calmette, le directeur du Figaro, assassiné par sa femme, Henriette Caillaux, indignée par la violente campagne de presse faisant feu de tout bois (accusation d'intelligence avec l'ennemi, de corruption, d'infidélités conjugales, de pacifisme anti-patriotique justifié par l'égoïsme des banquiers) pour abattre son « traître » de mari.
4) Le combat pour plus de démocratie.
Une des raisons qui explique les blocages des projets de réformes sociales de la IIIème République est le poids des institutions qui donnent la part belle à la censure du Sénat et le système électoral qui favorise l'indépendance des élus vis à vis des engagements nationaux des partis politiques, leurs retournements d'alliance opportunistes à la Chambre et leur perméabilité aux groupes de pression économiques. Percevant bien que les élections à scrutin uninominal à deux tours par circonscription favorisent les jeux des personnes au détriment des affrontements de projets de société, des clivages idéologiques clairement formulés, et qu'elles favorisent les clientèles de notables locaux et privent du droit à une représentation efficace et significative les partis minoritaires, les socialistes se battent pour l'élection législative à la proportionnelle, en 1909-1910 tout particulièrement.
Ainsi, Jaurès défend vigoureusement la possibilité pour les électeurs de marquer leur niveau d'adhésion à des doctrines nettement délimitées grâce à une mise en avant des enjeux nationaux plutôt que locaux et des idées plutôt que des personnes. Le scrutin de liste à la proportionnelle implique à son sens l'existence d'un véritable contrat entre, d'un côté, des partis, contrôlant vraiment leurs candidats et les désignant au terme de débats de fond à l'interne, et, d'un autre côté, les électeurs, sur la base d'un programme contraignant ouvrant des mandats impératifs. Mais beaucoup de radicaux ont intérêt à continuer à se faire élire dans le flou des propositions grâce à leurs petites combines et leurs politiques de clientélisme. Briand lui-même avait dénoncé dans son discours de Périgueux d'octobre 1909 « les petites mares stagnantes de l'arrondissement » avant de déclarer que le pays devait réfléchir et déplaça à la Chambre les 50 voix nécessaires au rejet du projet.
La volonté de démocratiser le régime se traduit aussi chez Jaurès par une défense publique des droits politiques et sociaux du deuxième sexe, s'opposant ainsi à l'attitude de défiance d'une grande partie des hommes de gauche qui estiment les femmes trop vulnérables à l'influence de la religion. Dans un article de la Dépêche datant du 10 janvier 1907, Jaurès met en avant, pour défendre le projet de loi socialiste d'accès au droit de vote des femmes, le fait que de plus en plus de femmes travaillent, sont éduquées et se distinguent dans le domaine scientifique, qu'elles vivent des contraintes sociales et ont une aspiration à une amélioration de leur condition qui justifie, avec leur contribution décisive au fonctionnement de la vie sociale, leur aptitude à peser politiquement. De plus, les femmes seraient pour lui moins « va t-en guerre » si elles disposaient du droit de vote et pourraient davantage peser pour un arbitrage international des conflits. Les femmes restent très peu représentées toutefois dans la galaxie politique et syndicale socialiste: 2000 femmes tout au plus dans le parti en 1912, et une seule femme avec un poste à responsabilité à la SFIO: Madeleine Pelletier, médecin des asiles et féministe (cf. Madeleine Rebérioux, La République radicale?).
Ismaël Dupont
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