La France, sous l'impulsion de la gauche, avait fait un effort important d'éducation tout au long des années 1980, qui s'était notamment traduit par une démocratisation de l'accès au bac (environ 62 à 65% de bacheliers par génération depuis 1995, contre 30% en 1985), mais cet effort s'est interrompu au milieu des années 1990 avec le poids des prescriptions de désendettement et, chaque année, 150 000 jeunes sortent aujourd'hui sans qualification du système scolaire, tandis que les qualifications elles-mêmes se dévaluent, dans le niveau de savoir moyen qu'elles reflètent et dans leur capacité à servir de passeport pour le travail. Comme l'écrit Thierry Pech, l'éditorialiste du très bon hors série d'Alternatives économiques n°89 (printemps 2011) consacré au tableau de la société française: « si l'école s'est démocratisée, portant un nombre croissant d'élèves au niveau du baccalauréat et au-delà, elle reste marquée, beaucoup plus que dans d'autres pays développés, par l'influence qu'exercent les origines sociales et familiales des enfants. Cette situation est d'autant plus anxiogène que les titres scolaires acquis entre 15 et 25 ans déterminent très largement le destin des individus dans une société qui offre peu de deuxièmes chances. Ces diplômes sont plus décisifs que jamais pour s'insérer correctement sur le marché du travail. Du coup, la compétition sociale pour les meilleures places ne cesse de s'intensifier, jusques et y compris dans les choix résidentiels des familles qui, par leur souci d'optimiser leur situation et celle de leurs enfants dans la ville et sur le territoire, concourent à l'aggravation de la ségrégation entre des centres-ville cossus et des périphéries déshérités ».
L'investissement dans l'éducation n'est pourtant pas une dépense à fonds perdu: nécessaire pour asseoir la cohésion sociale et donner un minimum de réalité à l'idéal d'égalité des chances qui rend seul acceptable aux yeux de l'opinion l'inégalité des statuts et des revenus, nécessaire à la prospérité économique et à l'innovation technologique, à la vitalité de la culture, à l'émancipation des individus, à la formation à l'esprit critique et à la rationalité des citoyens, l'éducation devrait être la priorité de tout gouvernement qui se tourne vers l'avenir.
Seulement, pour la droite, l'école est essentiellement ce qui présente un coût très lourd pour la société, coût qui doit être réduit sans toutefois manquer de reproduire les élites (autre nom des classes possédantes et dominantes dans le champ politique, économique, social, intellectuel) en les légitimant par le mérite scolaire et en permettant aux quelques enfants les plus doués des classes populaires une ascension sociale qui fera écran à la reproduction généralisée des statuts sociaux, et sans manquer non plus de rendre les jeunes employables, adaptés aux besoins du monde de l'entreprise et préparés à se soumettre à ses contraintes.
Que l'objectif du gouvernement n'est pas de doter chaque enfant d'un bagage culturel lui permettant d'avoir une intelligence du monde et une capacité à faire des choix de citoyens éclairés, rien ne le signale autant que le projet de Sarkozy d'augmenter d'un million le nombre d'apprentis placés très jeunes (dès 14 ans) sous la responsabilité d'un patron et ne bénéficiant plus de la formation théorique favorisant l'éveil de l'esprit critique et une poursuite d'étude ultérieure qui leur aurait permis d'être plus qualifiés et de revendiquer des emplois mieux rémunérés. Il s'agit peut-être de lutter contre la « sur-qualification » des jeunes qui, quand ils ne trouvent pas d'emplois à la mesure de leurs capacités et de leurs études, peut être un facteur de révolte sociale (comme on l'a vu au moment du CPE ou dans les révoltes arabes) et de renforcer le lien entre l'école et l'entreprise tout en se créant une réserve de travailleurs plus malléables et moins exigeants en termes de salaires.
Depuis 5 ans, la droite a supprimé en France 60 000 postes d'enseignants, ce qui lui a permis de récupérer 800 000 millions d'euros, dont 650 000 millions d'euros ont été réaffectés, non dans le remboursement de la dette, mais pour verser des heures supplémentaires défiscalisées et des primes individualisées conformément à l'engagement de campagne de Sarkozy « Travailler plus pour gagner plus! » dont l'effet pratique est de rendre tolérable les réformes à une minorité des enseignants et personnels de direction même si elles dégradent objectivement leurs conditions de travail dans la mesure où leur contrepartie est un gain de pouvoir d'achat pour certains. L'année scolaire à venir, 16 000 postes seront supprimés (même chiffre que l'an passé et parmi ces postes supprimés, 1 533 seulement concerneront l'enseignement privé, qui scolarise 18% des élèves en France et qui a déjà perdu 4 600 emplois entre 2008 et 2010, soit plus de 20% de moins d'emplois supprimés proportionnellement que dans les écoles publiques ), ce qui se traduira dans les établissements du second degré (collège et lycée) par des suppressions de filières, d'options, des effectifs surchargés, et dans le premier et le second degré, par la suppression de 3500 à 4000 classes.
L'école publique est une cible privilégiée des plans d'austérité visant à diminuer les impôts pour les plus favorisés et les entreprises, à réduire l'étendue du service public et à le faire fonctionner selon les règles de management concurrentielles et standardisantes de l'entreprise privée néo-libérale.
Cela se traduit par une plus grande difficulté des enseignants du premier et du second degré à bien vivre leur métier et à transmettre des compétences et des savoirs à des enfants fragilisés par la crise sociale touchant souvent leurs parents et appartenant à des générations globalement moins préparés à accepter la discipline scolaire.
Cela s'explique à cause du sentiment, partagé par les familles et les élèves, que la réussite scolaire n'est plus un levier suffisant de la réussite sociale et de l'ascenseur social et aussi du fait des transformations culturelles, sociales et économiques de la famille, de la perception de l'enfance et du rapport à l'autorité des adultes, de la consommation des mass médias- qui dévalorisent ou occultent la culture et la tradition- et des nouvelles technologies, de la propagation dans les sociétés capitalistes libérales du culte hédoniste de la consommation et de la valorisation de la suffisance égotiste et du narcissisme individualiste.
Comme le disait Christophe Hélou (membre du Conseil national du SNES) dans un colloque organisé par la CGT Education en 2010 dans le Morbihan sur le travail enseignant, « on est passé d'un modèle d'autorité basé sur l'injonction à un modèle basé sur la négociation. Avant, l'autorité allait de soi. Or, ce modèle s'éloigne; les nouveaux modèles forcent tous les acteurs à se justifier et le professeur doit justifier de tout. Cet approfondissement démocratique n'est pas évident...les savoirs et l'autorité sont de plus en plus critiqués par l'extérieur ».
Ainsi, les profs ont de plus en plus à faire un travail harassant d'intéressement préalable des élèves avant de pouvoir faire cours en les convainquant du sens et de l'utilité de ce qu'ils pourront apprendre et en les enrôlant dans une action d'apprentissage qui n'a plus de légitimité a priori pour eux. Cela produit souvent pour ceux qui n'y parviennent pas, ou pas toujours, des sentiments d'échec qui sont d'autant plus durs à avaler que la société, la hiérarchie et les élèves sont prompts en rendre responsable le seul prof et en profitent pour accroître la pression sur lui et que celui-ci est souvent seul pour les expliquer et les surmonter.
Autre cause structurelle du malaise enseignant: le travail enseignant déborde très largement sur le temps de la vie privée, la vie professionnelle et la vie privée étant d'autant plus difficiles à différencier que l'on ramène des frustrations et des colères liées à des sentiments d'échecs à la maison. « Alors que l'image sociale du métier est associée, peut-on lire dans le numéro hors-série de la très bonne revue Le Lien de la CGT de mars 2011 (consacré au dossier « Enseignants...de la souffrance professionnelle individuelle à la reconquête collective du métier! ») à l'idée d'un important temps libre, l'impression de courir en permanence après le temps revient pourtant de façon lancinante dans les entretiens et les discussions entre professeurs. La réalité professionnelle semble en fait ambivalente et l'avantage du temps « libre » se mue en inconvénient. Les enquêtes du Ministère ou celles d'origine syndicale convergent vers une estimation du travail hebdomadaire de 40 à 44 heures. Comme les deux sphères domestique et professionnelle communiquent, la moindre tension ou moment de suractivité dans une sphère a des effets immédiats dans l'autre. Le sentiment est alors celui d'une accumulation augmentant la pression globale ».
Des plans de suppressions de postes qui dégradent les conditions de travail enseignant découle également un creusement dramatique du gouffre entre la qualité des conditions d'enseignement suivant les séries, entre les établissements publics de centre-ville ou certains établissements privés où l'on continue à pratiquer un enseignement avec des hauts degrés d'exigence et entre d'autres établissements de secteur moins favorisés où les conditions de travail des enseignants et des élèves ne permettent d'une transmission de savoirs au rabais et, parallèlement, on observe une aggravation de l'inégalité des chances de réussite scolaire et sociale entre les enfants de familles aisées et culturellement bien dotées et les autres.
Dans L'Humanité des débats du 5 juin 2010, le sociologue Christian Laval décortiquait la politique de Sarkozy et des ministres de l'éducation nationale depuis 2007 en matière d'éducation: « Les réformes à tous les niveaux de l'enseignement sont enveloppées dans des argumentaires plus généreux les uns que les autres: elles viseraient à accroître la démocratisation, la liberté pédagogique, l'aide aux élèves les plus défavorisés, l'autonomie, etc .». Or, l'intérêt du document confidentiel envoyé aux recteurs d'académie par Sarkozy l'été dernier leur demandant de diminuer drastiquement les moyens humains « est de porter au jour la première des priorités, qui demeure la réduction du nombre des enseignants ».
En conséquence, pour Christian Laval: «il serait temps de cesser de croire à la « bonne volonté éducative » de ce gouvernement. Ce dernier cherche à « retourner » en sa faveur les courants les plus différents, réformateurs ou conservateurs, qui ont eu tendance à minimiser la question des moyens humains et des ressources financières au profit du « travailler autrement » pour les uns ou du « retour aux fondamentaux » pour les autres. Il faut bien comprendre que, pour le gouvernement, l'essentiel est ailleurs. Il relève d'une régulation concurrentielle de l'école et d'une emprise accrue de la « chaîne managériale » sur des enseignants transformés en exécutants taylorisés... La réduction des postes est un levier pour mieux assujettir les enseignants et transformer leur mission, leur statut, leur profession. Moins l'école ira bien, plus les familles seront mécontentes, et plus il sera possible de culpabiliser les enseignants, décrétés responsables des dysfonctionnements. Partant, il sera plus facile également de les « mettre sous tension » en alourdissant leur charge de travail et en leur imposant des formes plus fines et plus constantes de pouvoir et de contrôle sur leurs activités. Derrière la question des moyens, il y a la volonté de mettre en place des modes d'assujettissement dans le travail très comparables à ceux qui ont été diffusés dans les entreprises privées. C'est pourquoi, si l'on veut être cohérent, il ne suffit pas de dénoncer la suppression des postes, il faut aussi comprendre, pour mieux la combattre, la mutation managériale de l'école publique et les moyens qui sont employés aujourd'hui pour la mettre en place ».
Pour les enseignants, cette mutation managériale de l'école se traduit pour l'instant:
- Par l'expérimentation d'un recrutement local (hors condition de concours et de mutation nationale ou régionale aux barèmes fixes) sur entretien personnalisé dans les établissements du second degré des zones sensibles rattachés au dispositif CLAIR. La limitation drastique des postes de fonctionnaires titulaires ouverts au concours génère aussi un recrutement local d'un nombre toujours plus grands de contractuels, certains ayant d'ailleurs des compétences disciplinaires et professionnelles (grâce au stage en école en deuxième année de Master profilé enseignement) intéressantes tout en ayant le mérite d'être davantage sous la coupe des chefs d'établissement tant qu'ils n'auront pas un concours de plus en plus difficile à avoir du fait du nombre réduit de place pour diminuer l'augmentation des titulaires de la fonction publique, malgré la persistance des besoins.
- Par une mise en concurrence des établissements (et donc aussi des professeurs à l'intérieur de ces établissements, soumis à des impératifs d'efficacité, de résultats plus ou moins chiffrés) rendue possible par la suppression du caractère impératif de la carte scolaire, par le paiement à la prime des chefs d'établissement, par l'attribution de plus ou moins de moyens financiers et humains en fonction de la capacité des collèges et lycées à adhérer à des démarches « qualité » et à présenter des « indicateurs de performance » positifs (concernant les résultats au bac, la réduction des redoublements, la réussite des orientations...etc.), indicateurs de réussite que les collègues sont censés choisir eux-mêmes dans le projet d'établissement mais qui doivent s'intégrer à un cahier des charges déterminé au niveau du ministère et des rectorats d'académie en fonction de deux objectifs majeurs: réduire le budget de l'État, servir l'économie.
- Cette mise en concurrence des établissements est aussi renforcée par une autonomie et un pouvoir accrus des chefs d'établissements qui ne se considèrent plus comme des pairs des professeurs mais comme des managers sensés arracher au privé les élèves en proposant aux parents les mêmes prestations, la même disponibilité des personnels pour les réunions avec les parents, l'aide individualisée, la même souplesse et le même niveau de communication publicitaire creuse que les établissements privés. Les chefs d'établissement doivent désormais gérer la pénurie en proposant certaines séries, filières, certaines options obligatoires et facultatives (langues vivantes et anciennes, cinéma, arts plastiques, musique, sports...) à l'exclusion d'autres, qui constitueront des produits d'appel amenant une certaine catégorie d'élèves à rejoindre leurs écoles. Ainsi, progressivement, le latin, le grec, les sections européennes, les options artistiques risquent de ne plus subsister que dans les collèges et lycées de centre ville là où l'on proposera ailleurs, dans des zones rurales ou urbaines plus défavorisées, davantage d'aide individualisée de rattrapage pour atteindre un niveau de base en maths ou en français par exemple. C'est clairement l'école à deux vitesses qui se dessine ainsi. Les chefs d'établissement ont également un rôle de plus en plus important dans la notation des enseignants, qui pour être de bons profs ne doivent pas se contenter de bien transmettre des savoirs, mais doivent montrer du zèle à appliquer les consignes de l'administration en matière de réunions périphériques, d'implication dans des projets vendeurs pour l'établissement, dans le travail de relation publique. Les relations personnelles entre les profs et les chefs d'établissement qui n'auront plus forcement de compétence pédagogique acquise par l'expérience de l'enseignement auront désormais de plus en plus d'influence dans la progression de carrière et la paye des premiers. Le salaire individualisé au mérite, déterminé par le chef d'établissement, est également inscrit dans l'agenda de l'UMP et aurait le mérite de diviser un peu plus les enseignants. Le rapport à la discipline à enseigner et à la qualité du savoir transmis est désormais mis au second plan, derrière la capacité à mettre au travail les élèves et à animer un groupe.
L'enseignant est conçu moins comme un passeur de savoirs que comme un animateur et quelqu'un qui donne aux élèves les outils de base de l'auto-formation (méthodes et compétences minimales en matière de lecture critique, de capacité à se documenter, à se servir des nouvelles technologies, à argumenter et communiquer), comme en témoigne le fait que les profs sont de plus en plus, et seront plus encore demain, recrutés pour enseigner deux ou trois disciplines et que ceux qui ont un concours associé à une discipline spécifique peuvent désormais être évalués par des inspecteurs d'académie rattachés à une autre discipline.
Les nouvelles technologies sont mis au service de la gestion et du contrôle des personnels sommés à de plus en plus de transparence et de communication en temps réel sur les évaluations et les choix pédagogiques avec les élèves, les parents, et la hiérarchie.
Parallèlement, de la maternelle au lycée, les enseignants sont amenés à évaluer de plus en plus constamment les élèves pour remplir les « livrets de compétence » ou autres items du « socle commun »: on ne note plus, relativement au niveau moyen d'une classe ou à ce que les meilleurs élèves pourraient restituer d'un cours, un degré de bonne restitution d'un savoir acquis et présenté à un instant T, mais des compétences techniques et comportementales, savoirs-faire et savoirs-être censés être utiles non seulement à l'école, mais aussi dans la vie et le monde de l'entreprise, qui sont supposés être acquis pour la vie. Pour les enseignants, de la maternelle au collège (pour l'instant), cette évaluation des compétences (définies originellement niveau par niveau sur un plan européen par l'OCDE) constitue une forme d'impérialisme de l'idéologie scolaire anglo-saxonne et d'acculturation par rapport au système d'enseignement et d'évaluation traditionnel de l'école républicaine (qui avait ses défauts mais avez le mérite de conserver une exigence théorique et de ne pas s'articuler à un utilitarisme économique), représente un travail de paperasse supplémentaire car les devoirs et les notes traditionnelles subsistent, et habituent les élèves à être constamment en situation d'être contrôlés et évalués, comme dans le monde de l'entreprise, pour se soumettre à des critères d'efficacité et de qualité. Par ailleurs, ces compétences à faire acquérir aux élèves sont standardisées pour faire croire que, face à une réalité rétive et complexe, celle de classes aux niveaux très hétérogènes où le goût du travail, les pré-requis culturels, et la maîtrise des connaissances de base sont très inégalement partagés, on peut rendre le travail plus simple et plus efficace grâce à un script ou un logiciel unique conçu par les experts, harmonisant les manières d'enseigner et permettant la comparaison chiffrée des résultats obtenus par les enseignants et les établissements, de manière à permettre l'intervention correctrice managériale, technicienne ou financière.
En conformité avec les directives de l'OCDE et de la stratégie européenne pour l'éducation de Lisbonne (mars 2000), l'école en France est de plus en plus conçue comme devant fonctionner comme une entreprise pour le service de l'entreprise et de la compétitivité de l'économie: le système éducatif français doit être harmonisé avec les systèmes éducatifs européens, non seulement sur la définition des diplômes universitaires, mais sur celle des finalités de l'enseignement: non plus transmettre des savoirs humanistes, scientifiques et techniques désintéressés (sans finalité pratique immédiate) mais doter l'élève d'une boîte à outils que chacun enrichira progressivement selon ses aptitudes afin d'être capable de se former lui-même tout au long de la vie et d'être durablement employable, en capacité de s'adapter aux évolutions du marché du travail.
L'élève est aussi censé avoir le droit à un enseignement différencié selon ses difficultés et on lui reconnaît un droit à choisir lui-même son cursus dans un enseignement de plus en plus « à la carte » en fonction de ses aptitudes. Les enseignants doivent intensifier leur travail pour mieux s'adapter à l'hétérogénéité des publics, se soumettre à des obligations de résultats, de satisfaction d'une « clientèle » (les élèves, les parents que le ministère et les chefs d'établissement cherchent de plus en plus à légitimer dans leur volonté d'interférer sur les choix pédagogiques et de juger de la qualité des enseignants, qualité exigée d'autant plus fermement que l'école est censée bien armer leurs enfants pour la compétition pour les meilleures places sociales) et devront de plus en plus être coachés selon des méthodes entrepreneuriales infantilisantes: estime de soi censée dépendre d'enquêtes de satisfaction (hiérarchie, élèves) et d'indices statistiques (résultats aux examens), entretiens individuels réguliers visant la remise en question et le management de soi-même (individu conçu comme une petite entreprise devant sans cesse innover pour s'adapter, satisfaire ses clients et ne pas décrocher vis à vis de la concurrence), salaire au mérite et rétribution de tout investissement bien vu par l'administration, précarisation des statuts...
Au-delà des plaisirs que l'on éprouve à voir le résultat de son travail dans l'amélioration des travaux des élèves ou dans leur compréhension nouvelle des choses qu'ils nous révèlent avec fierté, enseigner a toujours été difficile et parfois ingrat car les enfants expriment rarement spontanément leur gratitude ou leur satisfaction par rapport aux efforts déployés par l'enseignant pour les faire réussir, leur transmettre des savoirs et compenser leurs lacunes. Mais les enseignants vivent de plus en plus mal leur obligation de s'adapter à des réformes incessantes de leurs programmes, de leurs missions, de leurs temps de présence avec les élèves, à l'augmentation des effectifs en classe et aux transformations de la sociologie des élèves (de plus en plus critiques, chahuteurs, et difficiles à mettre au travail, sans compter que la limitation des redoublements, justifiée par des raisons plus ou moins bonne- la croyance en l'inefficacité du redoublement pour remettre en selle l'élève en difficulté dans la majeure partie des cas où le désir de faire des économies budgétaires en faisant sortir l'élève au plus vite du système éducatif) alors que dans le même temps, leur statut a été déprécié dans la société, et qu'ils sont de moins en moins nombreux en se sentir une vocation: moins de reconnaissance des enfants, des parents, de la hiérarchie, salaires assez faibles par rapport au niveau de qualification même s'ils les font appartenir aux classes moyennes au-dessus du besoin pouvant accéder facilement à la propriété, aux loisirs, aux vacances... Ils ont le sentiment que leur travail se vide de son sens, parce que les suppressions de poste, les réformes, et la nouvelle gouvernance managériale de l'école les amènent à contredire les valeurs de service public qui justifiaient leur volonté d'être enseignants (la volonté de compenser les inégalités sociales en apportant un bagage culturel émancipateur et les moyens de réussir socialement à tous, la transmission d'une tradition culturelle et de savoirs qui forgent l'humanité des hommes, la volonté de transmettre des valeurs de laïcité, de solidarité, d'exigence intellectuelle...). Ils ont de plus en plus souvent le sentiment de mal faire leur travail et d'être en situation d'échec avec les classes, échec qu'ils vivent le plus généralement dans la solitude en le ruminant de manière maladive dans des états de stress chronique jusqu'à l'épuisement moral et la dépression ou au « burnout » (le fait d'être subitement « cramé » après avoir été soumis sur une longue durée à trop de pression interne et externe), en cherchant à le corriger par un sur-travail pas toujours plus efficace ou en se protégeant au travers d'un désinvestissement, d'une distanciation, de discours de plus en plus cyniques sur les élèves, l'hypocrisie de l'institution ou l'incapacité à bien instruire dans les conditions actuelles.
La conséquence de ce travail enseignant malade du fait des évolutions sociales et politiques, c'est une fragilisation de la santé psychique et physique des enseignants, due non pas à des fragilités ou des inadaptations individuelles comme voudrait le faire croire l'administration en dissimulant sous un vernis de compassion victimaire ou de discours psychologique ou psychiatrique des relations de travail conflictuelles et dégradées (construction de la catégorie des « enseignants en difficulté » au niveau des administrations rectorales et envoi de brochures aux enseignants destinées à repérer les sujets atteints de troubles psycho-sociaux au bord de la rupture; parmi ces indices figure curieusement l'hyperactivité ou le sur-investissement dans le travail, ou encore l'attitude de critique systématique des réformes ou de refus d'implication dans les projets d'établissement: ainsi les rebelles aux transformations libérales de l'école qui ne supportent pas l'insupportable sont presque soupçonnés de relever du soin psychiatrique et d'être trop psychorigides pour être de bons enseignants...).
Lors d'un colloque organisé cette semaine par la FSU à Rennes sur le thème « le travail, c'est la santé », le docteur Métraux, conseiller du recteur de l'académie de Rennes en matière de médecine professionnelle et coordinatrice des médecins rattachés à l'académie, nous a donné quelques chiffres alarmants sur la prise en charge de la santé des enseignants. Déjà, contrairement au secteur privé où les salariés ont une visite médicale obligatoire tous les deux ans, un enseignant, dont l'état de santé mentale et physique a tout de même de grandes répercussions sur le bien-être et la qualité de formation des élèves, ne peut bénéficier à la demande que d'une visite médicale payée par son employeur tous les 5 ans, et il n'y a dans l'académie de Rennes que 3 médecins (pour 57000 agents), dont un seul spécialisé dans la médecine du travail, pour faire face aux demandes éventuelles... Toute médecine préventive est de fait écartée pour les enseignants, du moins dans le cadre du travail (mais un ancien ministre de l'éducation a dit qu'ils n'en avaient pas besoin, ayant l'espérance de vie la plus forte de toutes les catégories professionnelles). Il s'avère que 56% des 1037 consultations effectuées par la médecins de l'académie (la moitié sur demande de l'administration après signalement, la moitié sur demande des enseignants) relèvent de la psychiatrie ou des troubles psychiques (dépression, burnout, symptômes de harcèlement) de moins en moins liés à l'alcool, 16% de la rhumatologie (troubles musculaires liés à l'exercice du métier ou le compliquant, entre autres), 20% sont liés à des demandes de renseignement concernant les droits (entre autres, pour un départ anticipé en retraite ou un mi-temps thérapeutique: ce qui signale aussi une montée des angoisses et des inquiétudes), et 7% à une incapacité à supporter un climat jugé délétère dans les établissements.
En revanche, les syndicats n'ont pas accès à des chiffres nationaux ou régionaux concernant l'évolution des arrêts de travail et des congés maladie dus au travail, voire des suicides dans le milieu enseignant. Le docteur Métraux nous a juste signalé qu'en raison notamment de l'intensification du travail liée aux nouvelles réformes et recommandations (aide individualisée, prise en charge particularisée des élèves en difficulté scolaire, augmentations des effectifs en classe et intégration d'élèves handicapés présentant parfois des profils difficilement gérables sans formation spécifique ou dangereux pour les autres élèves de psychotiques ou d'autistes), les enseignants du premier degré étaient de plus en plus nombreux à consulter pour des problèmes psychiques de plus en plus lourds dus au travail (avec souvent des traductions somatiques). Le fait que 45% des consultations soient le fait d'enseignants ayant entre 50 et 60 ans interroge également sur les conséquences déplorables de la réformes de l'âge de départ à la retraite et de la durée de cotisation pour les élèves et le milieu enseignant, et sur le manque de dispositifs adaptés permettant un aménagement des fins de carrière, difficiles pour des profs qui doivent surmonter la difficulté à se remotiver sans cesse pour parvenir à intéresser les élèves et à s'adapter à des publics qui changent en voyant l'écart culturel et générationnel qui les sépare des élèves se creuser. Privés de formation pratique digne de ce nom, livrés d'emblée sans expérience à un travail acharné pour intéresser des classes qu'ils ont 18h par semaine, et hantés par la perspective d'avoir à vivre en région parisienne ou lilloise et à composer avec les publics les plus difficiles l'année suivante, les jeunes stagiaires de l'éducation nationale, après avoir réussi des concours difficiles, sont également aussi souvent au bord de la rupture.
Comme l'a dit lors du même colloque de la FSU à Rennes le 10 mai 2011 le sociologue du travail Yves Clot qui a enquêté pendant 25 ans sur le comportement des salariés et la réception des évolutions managériales néo-libérales à La Poste, à la SNCF, à l'ANPE, et à l'école, « on est en mauvaise santé quand on ne peut pas prendre son travail à cœur. C'est l'action qui est thérapeutique... Un syndicalisme développé et transformé est un opérateur décisif pour promouvoir la santé des salariés. C'est l'impuissance, le fait de subir sans agir, et non les épreuves en elles-mêmes, qui fait mal. La souffrance est un des destins de la colère: quand on garde sa colère sur l'estomac, ça fait mal... De la colère sur ce qu'on fait à nos métiers. Pourtant, la colère est en soi un signe de santé, d'initiative, de résistance ». Si l'on suit Yves Clot, un des moyens pour les enseignants d'échapper à l'aliénation d'un travail privé de sens qui semble obéir à des logiques qu'ils réprouvent et ne pas rendre possible les effets qu'ils avaient attendu en s'engageant dans ce métier, c'est de combattre syndicalement et collectivement, sur un plan collectif, pour guérir le métier abîmé par le management néo-libéral qui le standardise, l'assujettit à des recommandations prédéfinies, normalisées, et lui fait perdre sa dimension de service du citoyen, de l'intérêt général, au profit d'une évaluation en termes de rentabilité, d'efficacité basé sur des critères discutables. Toutefois, avant cela, pour Yves Clot, les enseignants doivent d'abord et avant tout se réapproprier dans des collectifs de travail où l'on n'aura pas peur d'exprimer ses désaccords de fond, de se dire les choses, de justifier ses pratiques, de se poser la question du sens de leur travail et de ce que qu'est un travail de qualité. C'est parce qu'ils évitent de parler entre eux très concrètement de leur travail, des causes de leurs échecs et de leurs succès, que les enseignants ne peuvent s'unir que dans l'opposition défensive et conservatrice aux réformes du gouvernement sans lui opposer des projets alternatifs, pensés collectivement par les professionnels, sur la base d'une expérience partagée et non d'une idéologie, touchant les améliorations à apporter aux conditions d'enseignement et à la manière d'enseigner. Pour Yves Clot, le stress des enseignants ne vient pas, comme voudrait le faire croire l'administration, d'un sentiment d'inadaptation personnelle, d'incapacité à répondre aux exigences de l'institution, des élèves et de leurs parents, mais du constat que l'organisation n'a pas les moyens, du fait des évolutions sociologiques des élèves pris en charge et des réformes libérales de l'école, de répondre aux exigences de l'individu en termes de travail bien fait. Il faut renverser le problème de la santé des enseignants au travail et plutôt que de mettre en place, sur le modèle des dispositifs adoptés dans l'industrie (Renault) ou à France Télécom des dispositifs de signalement et de prise en charge des risques psycho-sociaux visant « à aider les petits qui n'y parviennent pas » quitte à médicaliser la question sociale de l'aliénation au travail, il faut soigner le métier par le combat politique et syndical pour l'amélioration des conditions de travail collectives et par le développement de cet instrument de prévention majeur qu'est le collectif de travail chargé de réfléchir dans le débat contradictoire à ses modalités et ses finalités car c'est en s'attaquant à son métier, en le transformant, qu'on le défend.
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