Charles Silvestre, qui nous avait gratifié ces derniers temps de très beaux livres sur Jean Jaurès (Je suis Jaurès aux éditions Privat en 2015- Jaurès, la passion du journalisme aux éditions du Temps des Cerises en 2010), revient dans ce passionnant livre de souvenirs, un essai alerte et plein de profondeur, même si sa forme est celle des sauts de puce et des évocations par petite touche, sur son parcours de journaliste à l'Humanité et sa traversée d'évènements marquants et de bascule en tant que militant et journaliste communiste. Le livre publié aux éditions du Croquant (2018, 12€) avec une couverture de Baudoin et une maquette de Nina Léger, qui se lit vite, comme un roman, est suivi par une sélection de d'articles de reportage dans L'Humanité et L'Humanité Dimanche ainsi que par des tribunes importantes signées par Charles Silvestre.
- Saint-Nazaire, grèves des métallos, avril 67: "A Saint-Nazaire, quand deux cortèges se croisent, ils s'applaudissent"
- Paris 25 avril 1968: "Les causes les plus jeunes"
- Paris 14 mai 1968: "Le cauchemar de la rue Gay-Lussac"
- Boulogne Billancourt, 11 avril 1973: "La révolution des OS de l'île Seguin"
- Peugeot-Mulhouse, 29 septembre 1989: "Ma nuit dans la Forge"
Un titre si bien choisi "Fils d'humanité" pour un ancien rédacteur en chef et éditorialiste de l'Humanité qui fut et reste si plein d'humanité, de malice, de curiosité pour tout, de fraternité.
Cet ancien enfant de chœur de la paroisse de Saint-Véran d'Avignon, puis enfant de troupe à 11 ans, devient journaliste et militant après avoir été envoyé en Algérie. Ses premières armes en lutte des classes, il les fait à Saint-Nazaire, où il débarque en avril 1967, comme "envoyé spécial de l'Humanité", un journal dont à l'époque toute la rédaction est issue de la Résistance: Etienne Fajon, ancien déporté au bagne en Algérie, René Audrieu, issu des FTPF du Limousin, etc.
Charles Silvestre raconte ce mouvement social énorme à Saint-Nazaire:
"Printemps 67 à Saint-Nazaire. Éblouissement. Grève de rêve! Deux mois sans faiblir. Trois mille mensuels des chantiers de l'Atlantique, de Sud-Aviation qui font bloc. Six mille horaires lockoutés qui rejoignent les premiers. Face au directeur qui encaisse: "Je suis déçu par certains employés en qui j'avais mis toute ma confiance." Deux cortèges qui s'applaudissent en se croisant. "L'Internationale" qui s'élève à un carrefour et qui s'achève à un autre, chantée en canon par les gens de FO et par ceux de la CGT. C'est dans les gènes du pays.
Des grévistes qui, restant bras croisés, désarment les CRS. Il n'y a pas si longtemps, à chaque charge, suivie d'une furieuse mêlée, ces derniers se défoulaient sur les vélos rangés le long des murs. Des femmes, grévistes ou épouses de grévistes, ensemble, défilant à trois mille le premier jour, à cinq mille ensuite. Le flot de la population dans les rues qui enfle. La ténacité qui défie les fins de mois poches vides et la lassitude dans un cri: "Saint-Nazaire ne cédera pas!".
(...) 68 n'a pas commencé en 67, mais ce 67 a inspiré 68. Les grévistes de Sud-Aviation qui reprennent le travail, en cortège, et auxquels ceux des chantiers font une haie d'honneur, chantent à en donner le frisson "ce n'est qu'un au-revoir mes frères". Pour l'instant tout va bien. J'ai vécu un moment idéal avec mon journal. Dans la "double" de l'Humanité-Dimanche, datée du 15 avril, la photo de la jeune femme à l'imperméable, venue à la rencontre des ouvriers dont on ne voit que les mains accrochées à la grille de l'usine, me va droit au cœur".
Puis Charles Silvestre découvre un autre monde, à Longwy, loin de la douceur de la Brière, avec les grèves de Lorraine-Acier, Usinor, un monde plus dur.
L'auteur raconte comment le PCF et l'Humanité sont passés à côté de mai 68, même si lui, est au cœur des grèves ouvrières, auprès des OS de chez Renault Billancourt. Dans la chaleur de l'évènement, pour reprendre les mots d'Aragon, "on n'a pas toujours raison d'avoir raison". Waldeck-Rochet est plus préoccupé par le sort de l'évolution démocratique du communisme à Prague vers un "socialisme à visage humain" qu'il soutient, écœuré ensuite par la répression soviétique. C'est l'époque où le Parti communiste s'ouvre vers un idéal de liberté et d'émancipation, avec notamment le "Manifeste de Champigny".
Cette expérience politique du défi démocratique du PCF mènera à l'eurocommunisme, à l'abandon du concept de dictature du prolétariat. Charles Silvestre raconte ce meeting historique avec Enrico Berlinguer, secrétaire général du parti communiste italien, le plus puissant d'Europe, et Georges Marchais, le 3 juin 1976, devant 100 000 personnes rassemblés à Paris, porte de Pantin. Un meeting jumeau avait eu lieu le 11 mai 1973 à Bologne.
Suit la rupture avec le programme commun, quand le PCF craint d'être devancé par le PS, puis le rapprochement avec l'URSS, l'épisode du "bilan globalement positif" attribué aux pays socialistes qui suscitera la perplexité et la controverse à l'Humanité. En 77, Charles Silvestre préside à des grands entretiens de l'Humanité avec les écrivains fameux de l'époque, Simenon, Claude Simon, Jean Genet, etc, à qui l'Humanité demande "d'écrire" le pays.
En 1981, "l'espoir dure deux-trois années", et l'Humanité suit le travail des ministres communistes: Charles Fiterman (transports), Jack Ralite (santé), Marcel Rigoult (formation professionnelle), Anicet Le Pors (fonction publique) avant le tournant de la rigueur et l'insurrection de la Lorraine cœur d'acier, avec les socialistes qui lâchent la métallurgie française.
Les années 80 de Charles Silvestre sont aussi consacrés à des grands entretiens avec des résistants, à la mise en lumière de destinées de résistants tombés au champ d'honneur, comme Joseph Epstein, et puis, sur le plan politique, il y a la nouvelle donne de la perestroïka, puis
de la chute du Mur, et de l'arrivée d'un nouveau modèle de dirigeant communiste, avec Robert Hue, vis-à-vis duquel les réactions à l'Humanité sont d'abord positives.Puis c'est le grand mouvement social de 1995, avec en figure de proue Bernard Thibault, le chef de file des cheminots CGT. L'Humanité est comme "un poisson dans l'eau" dans le mouvement grâce à sa proximité avec le monde ouvrier là où "Libération" de Serge July titre: "Juppé, le courage".
Juin 1997, c'est la dissolution et la victoire surprise de la gauche. Lionel Jospin devient premier ministre, avec quatre ministres communistes:
"Lionel Jospin restera célèbre pour une formule prononcée à la télévision le 13 septembre 1999: "L’État ne peut pas tout". Ce "tout" fait référence à l'affaire Michelin: la multinationale annonce 7 500 suppressions d'emplois et... 15% d'augmentation du cours de ses actions en Bourse. Comme on dit, ça fait désordre... Une scène qui se joue sur Antenne 2 ne sera pas pardonnée ni à l'intéressé, ni à son équipe, ni à ce qu'on appellera la gauche de gouvernement. Mais cela, on le saura plus tard. Claude Sérillon qui présente le journal pose, en direct, la question: qu'allez-vous faire monsieur le Premier ministre? En vain. Le journaliste insiste. Il n'obtient de son interlocuteur que des réponses convenues: "Il ne peut y avoir de moratoire des plans sociaux". Ou, mieux encore: "C'est aux salariés de se mobiliser"... L'exercice du pouvoir est passé par là. Le conseiller en communication du Premier ministre, qui n'est autre que Manuel Valls, furieux, demande séance tenante à la présidence de la chaîne la tête de Sérillon et l'obtiendra!"
Charles Silvestre poursuit: "Le problème n'est pas seulement celui de Lionel Jospin et de son gouvernement qui compte quatre ministres communistes. Il est, du même coup, celui du Parti communiste lui-même et, par voie de conséquence, de son journal. Robert Hue, dans un premier temps, se fâche et convoque une manifestation pour le 16 octobre à Paris. Le défilé est impressionnant. "L'Humanité" en rend largement compte. Mais, tout de suite, une campagne de presse s'organise orchestrée par des sources aisées à identifier: le Parti communiste ne peut avoir vis-à-vis de la majorité, est-il dit, "un pied dedans, un pied dehors".
A ce chantage, il aurait fallu résister. Robert Hue, seul, ou en accord avec d'autres responsables, cède. Le croisant, je me permets de lui faire part sur place, en quelques mots, de mon sentiment: après une démonstration aussi réussie, et qui crée des attentes, surtout ne pas "lâcher". Il se contentera de proposer au Parlement, encouragé par Lionel Jospin, un amendement qui prendra le nom d'"amendement Michelin", destiné à interdire aux entreprises bénéficiaires de licencier, et qui se perdra dans les sables du temps. "La Croix", tirant les leçons de cet épisode, écrit: "La droite a son horizon idéologique quelque peu dégagé".
Silvestre raconte comment on lui a demandé (Pierre Zarka, directeur de l'Humanité) d'adoucir le trait dans sa dénonciation de la privatisation de France Telecom par son ouverture de capital décidée par Lionel Jospin, tout à son entreprise de libéralisation des services publics pour complaire à la finance et à l'Europe libérale. Puis, quand Silvestre dénonce dans un autre édito de l'Humanité la politique d'absence de régularisation des sans-papiers de Chevènement, là encore, on lui fait comprendre par l'intermédiaire de Robert Hue et Pierre Zarka que le ministre en question et les socialistes sont irrités par son article.
Silvestre raconte la restructuration du journal par le couple Pierre Laurent-Patrick Le Hyaric, succédant à Pierre Zarka et Claude Cabanes, à laquelle Silvestre survit car il n'est pas "d'abord" un politique, mais un journaliste, puis le combat pour la reconnaissance de la torture en Algérie au début des années 2000, après le témoignage de Louisette Ighilhariz dans le journal Le Monde le 20 juin 2000 sur les tortures que lui ont fait subir les sbires du général Massu et de Bigeard en décembre 1956, Louisette que Charles Silvestre fera intervenir à la fête de l'Humanité 2000, en présence de Jacques Derrida, avant de prendre l'initiative d'un appel pour que toute la vérité et la justice soit faite sur la torture en Algérie avec Germaine Tillion, Henri Alleg, l'Appel des douze dont l'Humanité et Charles Silvestre ont pris l'initiative et qui s'invitera dans la campagne électorale présidentielle de 2002.
Charles Silvestre en est convaincu, il ne faut jamais consentir au désarmement social du monde ouvrier et des classes populaires qui ruine le crédit de la gauche, et plus particulièrement du Parti communiste. "Les classes populaires ont abandonné la gauche parce que la gauche les a abandonnés" disaient déjà les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux en 2002.
Ismaël Dupont, le 4 février 2025
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