Michel Tanguy avec ses amis André Castel, Marie-Thé Tanguy sa femme, Mireille Brel, Guy Drouillard et Raymond Brel le receveur des postes de Khenchela qui les initie à la spéléologie (source de la photo: Mémoires de Guy Drouillard, IHS CGT de la Gironde)
Michel Tanguy a fait son collège et son lycée à Morlaix, de la 6ème à la Terminale, à Kernéguès, à l'ancien lycée Tristan Corbière, aujourd'hui reconverti pour les Services techniques de la ville de Morlaix.
A la sortie du lycée, en 1949, il a 19 ans. Il aurait bien voulu continuer ses études, mais la faculté étant à Rennes, et le logement difficile à trouver et à payer, il doit y renoncer.
Sa mère est institutrice, et son père est le bras droit du directeur des affaires maritimes.
A l'époque leurs salaires étaient bas: une institutrice gagnait 1000 francs par mois tandis qu'un chauffeur aux Ponts et Chaussée pouvait gagner 3000 francs par mois à ses débuts. Les parents n'avaient pas fini de plus de payer la maison rue de la République à Coatserho, près de l'ancienne clinique Lejeune.
Michel Tanguy doit donc vivre et cherche un poste d'enseignant suppléant ou bien de surveillant et il trouve effectivement un poste de surveillant à Pont-de-Buis.
Cela lui permet d'obtenir un sursis de 5 ans pour son service militaire, jusqu'à ses 25 ans. Il se plaît à Pont-de-Buis, loin de sa mère, qu'il décrit comme "un véritable dragon".
Celle-ci lui découpe un un jour un article de journal: on cherchait des instituteurs en Algérie.
Michel Tanguy comprend qu'il peut faire son école normale pendant un an en 1950 à Alger et décide de tenter l'aventure. Un peu plus tard, ce sera au tour de ses futurs amis, normaliens, et instituteurs et militants communistes en Algérie, Guy Drouillard, de Gironde, avec sa femme Suzanne, et André Castel, avec sa femme Annick.
Sa future femme, Marie-Thérèse Sizun, travaillait aux PTT, elle était communiste depuis ses 17 ans. Son père, Pierre Sizun, était responsable communiste et secrétaire de la CGT à la poudrerie de Pont-de-Buis, un proche de François Tanguy, secrétaire départemental de la CGT, qui deviendra plus tard proche aussi avec Michel Tanguy.
Après un emploi d'été en colonie de vacances, Michel Tanguy arrive à Alger, se fait accueillir à la brasserie "La Lorraine" par les époux Torillec, les patrons, des bretons chaleureux, chouchoutant tous les bretons expatriés en Algérie dans leur établissement avec vue sur mer.
Tout de suite, Michel s'étonne de voir les européens d'Algérie, souvent d'origine espagnole, italienne, maltaise, très bien habillés, tout en contraste avec une population arabo-berbère musulmane avec des allures plus misérables.
Il y a quinze bretons à l'école normale d'Alger, sur cent quinze élèves. Dans la petite commune de la banlieue d'Alger où se trouve l'école normale, Michel Tanguy trouve une famille de bretons de Saint-Pol-de-Léon qui accueille à bras ouvert tous les bretons.
"Des gens formidables, catholiques très pratiquants: lui était prof à Alger dans une école libre".
A Alger, Michel Tanguy fait partie de l'association des bretons d'Alger. "On se réunissait tous les samedis après-midi, on dansait, on chantait, on a même été filmés par les actualités cinématographiques pour la Saint Yves". Nous avons été invités à Blida pour une fête organisée par la municipalité. On y a chanté le "Bro Goz Ma Zadou": même les gendarmes se sont mis au garde-à-vous.
"Toute l'année j'ai été hanté par le fait que je devais me marier en rentrant en France. Et trouver un poste pour moi dans l'enseignement et pour Marie-Thérèse dans les PTT. Je connaissais un morlaisien et une morlaisienne en Algérie, un ami de mon frère, de huit ans de plus que moi, que j'avais connu enfant à Coatserho. Il avait un poste important dans les PTT au gouvernement de l'Algérie. Ensemble on a parlé à un inspecteur de l'enseignement primaire d'Alger. J'ai réussi à la sortie de l'école normale à avoir un poste à Khenchela, où il y avait un bureau de Poste. Mais ma femme n'a pas pas réussi à l'obtenir. Elle a pris un congé pour convenance personnelle de 6 mois et a trouvé un poste de secrétariat pour un ingénieur des Ponts et Chaussées, chef de chantier. Au bout de 6 mois, elle a redemandé un congé mais le receveur des Postes l'a dénoncée à la direction de Quimper, arguant qu'elle travaillait aux Ponts et Chaussées. Marie-Thérèse a été "démissionnée" d'office par le directeur des Postes de Quimper, malgré ses 4 ans d'ancienneté. Elle a fini aux Ponts et Chaussées."
" On est partis en Renault 4 CV depuis Pont-de-Buis à la fin des vacances scolaires après mon école normale.
Trois jours de route pour arriver à Marseille. Arrivée à 7h du soir, à Marseille, pour déclarer la voiture. A l'arrivée au port, on apprend que la CGT de la compagnie générale transatlantique fait grève. On a dû partir en avion. Notre fils Ronan n'avait que 14 jours en quittant Pont-de-Buis. Nous avons pris l'avion entre Marseille et Philippeville. Puis un autre avion pour Constantine, et, de là, un car. Une voiture nous est d'ailleurs rentrée dedans. Arrivés à Khenchela, nous n'avons trouvé personne pour garder le bébé. On s'est trouvé dans une merde épouvantable. Je gagnais 36 000 F par mois mais j'avais 25 000 F de remboursement par mois pour ma 4 CV, et je devais en plus débourser 6 000 F pour nous loger. Une famille juive nous sous-louait deux pièces dans un meublé. Il restait 5 000 F pour vivre à 3, une misère...."
Khenchela est dans le Massif des Aurès, à 150 km au sud de Constantine, une commune de 14 000 habitants avec un bourg de 4000 habitants, dont 500 européens, une communauté juive importante et une communauté musulmane, composée principalement de Kabyles, les Chaouias berbères des Aurès.
On était l'année scolaire 1950-1951. En Algérie, il y avait l'école indigène et l'école européenne.
L'ancienne école indigène ne recevait aucun européen. L'autre école recevait des enfants européens et des petits algériens, principalement des juifs et des enfants de notables musulmans.
Le directeur était raciste vis-à-vis des petits musulmans. Dans sa classe, son chouchou était le fils de administrateur. C'était un chaouch, un sergent, qui venait le chercher le soir, ou sa mère... Il ne faisait rien de ce qu'on demandait aux autres, mais c'était le directeur qui entendait le dispenser de toute obligation, au regard de la condition de ses parents. Je ne l'entendais pas ainsi et je voulais que le petit monsieur participe aux tâches collectives, comme les autres.
Le directeur s'exclama:
- M. Tanguy est là depuis trop peu de temps pour savoir qu'ici il y a des règles.
Je lui ai répondu:
- Avec moi, Monsieur Cohen, il n'y a jamais deux poids, deux mesures.
L'administrateur en personne est venu me serrer la main et me féliciter".
A Khenchela, il y avait de petites entreprises du bâtiment. Les ouvriers algériens demandèrent de l'aide à Michel pour fonder un syndicat.
"Tout le monde se syndiquait à la CGTA, depuis que Guy Drouillard avait fondé l'UL CGTA de Khenchela. Ils ont déclenché une grève dans la plus grosse entreprise de Khenchela.
Même l'inspecteur du travail s'est déplacé. Il n'y avait pas de fiche de paye. Il a fallu payer les salariés avec effet rétroactif".
En Algérie, Michel Tanguy devient ami intime avec Guy Drouillard, futur élu communiste de Perros Guirec et secrétaire de section PCF à Perros, qui restera pour lui le meilleur militant communiste qu'il ait pu connaître, un instituteur d'origine bordelaise arrivé en Algérie déjà encarté communiste, et qui vend le journal du parti communiste algérien, "Liberté", sur le marché à Khenchela, ce qui, outre ses activités d'organisation syndicale, lui vaudra d'être suspect aux yeux des colons et de l'administration coloniale, et d'être arrêté au lendemain du soulèvement du 1er novembre 1954, qui touchera Khenchela plus que toute autre ville algérienne, avec un policier et un militaire tués, une prise d'assaut de bâtiments représentant les forces de répression. Guy Drouillard sera le seul européen arrêté préventivement parmi 19 suspects.
En avril 1955, alors que les opérations de répression contre les Algériens ont commencé, Guy Drouillard s'est présenté aux élections pour le Conseil Général avec le PCA, le Parti communiste algérien, qui soutenait l'indépendance algérienne, ce qui lui a valu d'être interdit de séjour dans le secteur de Constantine.
En 1954, Michel Tanguy rencontre aussi à Khenchela André Castel, instituteur de Carantec avec sa femme Annick Pailler Castel, ancienne employée de mairie à Carantec.
Les Drouillard, les Castel, les Tanguy se fréquentent et sont des instituteurs unis par leurs idées progressistes et leur critique du colonialisme et de son cortège de racisme et d'humiliation.
André Castel est muté par l'inspection académique à Babar à 1 200 mètres d’altitude, à 40 km au sud de Khenchela, dans les Aurès, les seuls civils blancs au milieu des Aurésiens, et ils se démènent pour l'assistance aux familles désargentés du village, réclamer l'accès aux soins pour eux.
Les Castel viennent en aide aux familles algériennes pour que les enfants puissent fréquenter l’école ; quand l’école est fermée pour congés ou par force, ils ne trouvent contacts et refuge qu’auprès du petit groupe de syndicalistes progressistes autour de l’instituteur Guy Drouillard qui tient l’Union locale CGT de Khenchela.
Pour les services aussi bien civils que militaires, Guy Drouillard est « Le communiste » ; au reste il est chassé du département de Constantine (tout l’Est à l’époque).
André et Annick deviennent rapidement suspects aux yeux des quelques Français et Européens du district et bientôt des militaires qui, avec le début des opérations de guerre, s’installent près de l’école, et y torturent, enchaînant des suspects torturés aux grilles de l'école, des parents d'élèves, à la grande indignation de André et Annick. La buanderie et le garage de l'école de Babar servent de lieux d’interrogatoire et de torture ; l’école et leur logement sont occupés par militaires et gardes mobiles occupés à leurs opérations de "pacification". André Castel adresse un rapport à l’Inspection académique. Plus de doute, le couple est communiste. Ils sont déplacés d'office. Guy se retrouve sans travail, rentre en vacances en métropole et décide de revenir en Algérie avec Annick et sa fille Martine. Il reprend des études à l'université d'Alger où il se lie d'amitié avec des étudiants communistes et rentre dans le soutien au mouvement indépendantiste et l'ALN. Annick travaille comme secrétaire pour la CGT et pour un avocat algérois. Les deux sont arrêtés et torturés par les paras à l'été 57. Annick est même violée comme d'autres détenues algériennes.
André Castel deviendra d'ailleurs premier secrétaire du Ministère de l'Industrie du FLN sous Boumediene sous le nom de Mourad.
Michel Tanguy, revenu en France à l'été 54, est incorporé pour son service militaire le 1er novembre 1954, le jour de la Toussaint sanglante qui apparaît aujourd'hui comme le déclenchement de la guerre d'Algérie et qui touche particulièrement Khenchela.
Il est affecté à l'école des mousses de Loctudy. Il cherche à tout prix à éviter le départ en Algérie pour combattre les Algériens. A l'école des mousses, il enseigne aux futurs marins avec un prof de sciences. Lui enseigne le français et l'histoire-géo. Cela dure 30 mois.
En 1957, libéré de ses obligations militaires, il doit retourner prendre un poste d'instituteur en Algérie, car il avait encore des années à y faire suite à sa titularisation en Algérie après l'école normale d'Alger.
Michel Tanguy a bien pensé démissionner de l'éducation nationale, rejoindre une usine de radio en région parisienne. Ou bien obtenir une ordonnance de complaisance pour un congé psychiatrique grâce à une relation familiale mais l'académie de Constantine n'est pas dupe et lui enjoint de revenir immédiatement, sous peine d'être licencié de son poste d'instituteur.
Il demande avec un copain, Maurice Le Guellec, de la région de Douarnenez, marié à une institutrice, une nomination à Constantine.
Mais alors que des postes sont non pourvus à Constantine, ils sont mutés d'office aux "cent mille diables" dans la région de Sétif, à Ouled Ali Ben Atmane. Le bourg le plus proche est La Fayette.
L'école toute neuve reçoit 450 garçons. Un instituteur appelé fait classe, des kabyles qui ont travaillé en France et ont un petit niveau aussi. L'école est en zone opérationnelle pour les militaires. Des combats y ont eu lieu. Des officiers se sont fait tirés dessus alors qu'ils jouaient au tennis. Une vaste opération de ratissage contre les combattants algériens a eu lieu. Un village à côté de Ouled Ali Ben Atmane a été rasé.
Le responsable du syndicat national des instituteurs de Sétif conseille à Michel Tanguy de ne pas accepter le poste, dans une région dangereuse, de faire grève.
Michel Tanguy et son ami essaient de faire grève et de voir le résultat. Cela n'a duré qu'une semaine: s'ils ne réintègrent pas leur classe, ils sont considérés comme démissionnaires.
Tout de suite, le responsable des Renseignements du poste militaire et le lieutenant mettent la pression sur Michel Tanguy, lui demandant ce qu'il pensait de la torture en lui tendant un dossier de l'Express de Servan-Schreiber dénonçant la torture. Michel Tanguy demande à ce que l'on constitue une classe de filles, et c'est Michel Tanguy qui la prend.
On est en mai 57- juin 47. Michel est protégé par un inspecteur d'académie adjoint qui est ami de Guy Drouillard lui aussi.
Michel Tanguy voit des algériens déplacés loin de leurs villages, dans des zones sans eau. Ses amis Castel et Drouillard ont été interdits d'enseignement dans le constantinois et ont participé à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie dans le département d'Algérie, défiant Massu et ses paras. Quand André Castel est arrêté avec sa femme et que leur jugement a lieu avec les paras: on propose à Michel Tanguy de témoigner pour eux, mais des Algériens le dissuadent d'aller au Procès. Michel Tanguy a fait une déclaration avec ce qu'il savait que la population arabe connaissait de lui. L'avocat d'André Castel a lu la déclaration écrite au procès.
En avril 1957, Michel Tanguy a adhéré au PCF, convaincu par Guy Drouillard. Son père était un militant SFIO avec sa carte, un socialiste de guerre froide, anticommuniste. Quand Michel Tanguy a rencontré sa femme Marie-Thérèse en 1949, lui aussi était anti-communiste et a été sur le point de ne pas sortir avec elle à cause de cela.
En 1953, à Khenchela, aux Municipales Guy Drouillard avait été candidat communiste avec la femme de Michel Tanguy, Marie-Thérèse Tanguy, née Sizun. Michel Tanguy avait été tenté de les rejoindre. Ils sont déjà très amis. Guy et sa femme, Suzanne, avaient été invités à Pont-de-Buis en 53 chez les Sizun, les beaux-parents de Michel Tanguy. Les Castel eux avaient invité les Drouillard à Carantec. Mais Michel a à ce moment encore des objections de principe contre le communisme.
Le 1er janvier 1958, Michel Tanguy revient à Khenchela. Des ouvriers lui sautent au cou, ils se souviennent de lui et de Guy Drouillard. Michel Tanguy enseigne désormais dans l'école indigène qui contient 20 classes. C'est le seul enseignant titulaire et le seul instituteur européen avec des jeunes algériens qui n'ont souvent que le brevet des collèges.
Le directeur, un juif arabe, devient copain avec Michel Tanguy. Michel et lui causent beaucoup en rentrant de l'école et en faisant les cent pas, se donnent rendez-vous au café maure. Michel refuse désormais d'aller dans les cafés tenus par les pieds-noirs, les trouvant trop racistes.
"Il y avait à Khenchela beaucoup de juifs des Aurès, des descendants des compagnons de la Kahina. La fille d'un rabbin Eliane fréquentait un catholique débaptisé, un collègue instit qui avait une classe en dehors du village. Sa famille la séquestrait chez elle, ses frères la battaient. Ils comptaient la marier à un vieux juif de Constantine. Ils la conduisaient à l'école, allaient la chercher. L'inspecteur primaire de Guy Drouillard voulait l'enlever la veille des vacances de Pâques. Ma 4 CV a servi à l'enlèvement et à la libération de la fille du rabbin qui a pu se rendre à Philippeville puis gagner la France en avion. Heureusement car ses frères attendaient son retour avec des fusils. Cela a fait un scandale épouvantable. Le rabbin a dû quitter Khenchela et les juifs conservateurs ne pouvaient plus nous voir".
La fréquentation des instits pieds noirs, racistes pour beaucoup, est compliquée dans le moment. La population européenne de Khenchela juge Michel suspect, de fréquenter les "arabes". Début 1958, Khenchela est devenu un camp retranché, avec un aérodrome, entouré de barbelés.
Michel Tanguy donne cours en CP en apprenant à lire à 50 enfants algériens. Ils vont en classe à mi-temps, en effectuant des rotations à la mi-journée. A noël, les enfants savaient déjà lire couramment. Il devient complice avec un vieil instituteur qui fait classe d'initiation, pourvu simplement d'un certificat d'étude.
Quand il se promène dans la commune, Michel sent qu'il est mal vu par les pieds-noirs. Il est convoqué aux Renseignements généraux. On lui demande s'il est communiste. Il nie. On le cuisine. Michel s'en sort en montrant une lettre datée de 1954 venant d'un inspecteur des renseignements généraux de sa connaissance. Quelques jours à près, c'est le coup de force en Algérie des Salan, Soustelle, Massu. Le lien avec la France est coupé: plus un avion, plus un bateau. Les partisans de l'Algérie française et de la répression à tout crin triomphent. L'ambiance était épouvantable à ce moment-là pour Michel et Marie-Thérèse: ils avaient peur. Peu de temps avec le coup d’État, les ultras de l'Algérie française avaient organisé une manifestation. Les jeunes instituteurs algériens avaient conseiller à Michel Tanguy d'y participer. Ils filtraient et retenaient le nom des participants, établissaient des listes de ceux qui ne s'étaient pas joint au mouvement.
Dix à douze jours après le coup de force, un instituteur algérien est venu voir Michel pour lui dire: tu sais qu'il y a une réunion du SNI ce soir?
Drouillard était le responsable du SNI (syndicat national des instituteurs) et Michel était alors le trésorier. Quelques jeunes instituteurs devaient s'y rendre, dont des Algériens. Mais il y avait aussi des instituteurs pieds-noirs colonialistes au SNI, ils étaient 12, et ils parlaient du 13 mai 1958 avec enthousiasme. Ils étaient surexcités. "Ils m'auraient bouffé", se souvient Michel, qui dans l'échange prend le parti des jeunes algériens. 8 instituteurs sur 20 du SNI prennent parti contre les thèses du 13 mai 1958, les 7 algériens plus Michel Tanguy, le seul français à voter pour et avec les Algériens.
A ses côtés, son voisin de palier, Saval, un "abruti, d'extrême-droite, raciste", un pied noir. Également un prof d'histoire qui lui racontait comment il avait participer à des tortures dans une milice populaire de pied-noir en présence de Saval. Son père était arabe. Un autre voisin, Rivière, un instituteur titulaire, un facho. Saval et Rivière partent de cette réunion avec un bloc-note à la main.
Marie-Thérèse, la femme de Michel, lui dit: "J'ai peur".
Deux jours après, Michel Tanguy était convoqué à 11h du matin par le deuxième bureau militaire dans une baraque. Michel est reçu par le capitaine Desgeorges et un lieutenant haineux au crâne rasé...
"S'il avait pu le bouffer". Ils lui disent: "On sait que vous avez fait de la spéléologie avant les "évènements", ça vous dirait qu'on s'organise une expédition dans une grotte". Les grottes, je savais ce que c'était, c'est là qu'on éliminait les tièdes, les sympathisants des Algériens et on mettait ces morts sur le compte du FLN".
Le directeur de l'école indigène avait peur. Il n'avait plus envie qu'on aille chez lui. Dans ce contexte, on pouvait mourir pour une amitié.
Vers le 25 mai, 12 jours après le coup de force du 13 mai 1958, j'ai pris la décision d'aller voir mon médecin arabe qui avait fait des études à Montpellier.
Il m'a pris en consultation et il a appelé le commissaire de police adjoint, un métropolitain. J'ai raconté ce que les militaires m'avaient dit au bureau des renseignements militaires.
Il me dit: "Vous êtes condamné à mort, vous n'avez pas vingt-quatre heures à perdre, vous devez partir dès l'aube demain, à 5 heures du matin. Ici, c'est l'armée qui dirige. Le sous-préfet et l'administration n'ont plus aucun pouvoir. Le capitaine Desgeorges, je le connais, il est inhumain. Il a décidé de vous descendre et il vous descendra. Il vous faut demander un laisser-passer pour demain matin".
Un autre instituteur arabe m'avait proposé d'aller dans le maquis, via un message adressé à ma femme. Il pouvait me trouver une cache. Après cela, j'aurais essayé de gagner la Tunisie. Mais j'ai préféré tenter de rentrer par la voie légale en obtenant un congé de mon administration et une permission des autorités territoriales.
J'ai d'abord fait 160 km dans un taxi collectif escorté par des militaires jusqu'à Constantine. Puis j'ai été voir mon inspecteur primaire et je lui ai expliqué la situation, en niant que j'étais communiste.
L'inspecteur primaire est allé voir l'inspecteur d'académie. Celui-ci a proposé que je fasse comme si j'avais reçu une lettre de ma sœur disant que ma mère était mourante. Une lettre écrite par moi-même de la main gauche. L'inspecteur d'académie m'a donné une autorisation d'absence de 12 jours. On correspondait ma femme et moi par l'entremise d'un chauffeur de taxi, qui m'avait proposé une cache lui aussi. Ma maître devait faire une requête chez maître Gaillebaud, avocat, chef de l'unité territoriale.
Début juin, il y a eu une manifestation monstre à Constantine, avec un meeting de Salan, Soustelle, Massu. La fraternisation soi-disant avec les berbères raflés de force... Je me suis mêlé à la foule, ça sentait mauvais. Un jeune arabe est venu jusqu'à moi: "Bonjour monsieur Tanguy. J'ai su que vous aviez des ennuis. J'ai votre femme chez Maître Gaillebaud, puis au deuxième bureau. Elle est inquiétée, elle aussi".
Je me suis dit: "Il faut que je rentre à Khenchela". La nuit tombait quand j'ai trouvé un taxi pour rentrer à Khenchela. A ce moment-là arriva un militaire qui devait rentrer au même endroit. ". J'arrive chez nous, ma femme me dit: "on ne pourra pas rentrer sans un certificat établissant que tu es malade".
Le médecin arabe remplit un certificat pour moi. J'étais entouré par des résistants algériens. L'instituteur qui m'avait proposé d'aller dans le maquis appartenait au FLN. Trois copains sont venus chez nous le soir: on a mis nos affaires dans les caisses. Ce sont ces jeunes du FLN (on ne le savait pas à l'époque) qui nous ont expédié nos affaires personnelles par la suite. Ils nous ont rendu notre frigidaire, nous ont rétrocédé l'argent du loyer.
Des types formidables que j'ai revus par la suite.
En 1978, l'un d'entre eux est devenu islamiste malheureusement.
On est partis à Constantine, on a cherché un hôtel pas cher. Ma femme avait acheté des billets d'avion. On a eu le premier avion pour partir. Derrière nous, il y avait des militaires, on les entendait dire: "ceux qui ne sont pas d'accord, une bastos dans la nuque". A Khenchela, ils avaient une caserne où je savais qu'on torturait. Toute personne algérienne qui arrivait, on ne la revoyait plus. Après l'indépendance de l'Algérie, une fillette à trouver un os qui dépassait du sol. Ils ont trouvé un millier de cadavres, ils ont dû arrêter les fouilles. Il y avait des instruments de torture dans la fosse. Dans les mechtas, les femmes étaient violées, c'était le déshonneur absolu! Il y a eu des dizaines ou des centaines d'Oradour-sur-Glane commis par l'armée française en Algérie".
"Au retour d'Algérie, je suis au siège du SNI à Paris, j'ai un entretien avec Pierre Desvalois. Je lui ai raconté. Il m'a demandé: es-tu communiste? Reviens demain à la même heure, je vais voir au ministère. J'apprends le lendemain que deux inspecteurs d'académie veulent bien m'accueillir à l'autre bout de la France, dans le département de la Saône et Loire notamment.
Je suis rentré dans le Finistère cependant, où l'Académie a accepté de me prendre en situation irrégulière. Vers le 10 juin 58, je suis nommé en CE2 à la pointe finistérienne. Le directeur de l'école n'est pas content de me recevoir. Une suppléante était là depuis la rentrée. Il a téléphoné à l'académie pour dire que je pouvais aller n'importe où. L'année suivante, je suis nommé à Saint Hernot, où j'ai enseigné à une classe de garçons puis de fille.
Mes enfants, Ronan, avait 6 ans, Erwan, qui est devenu diacre, n'avait pas un an. Ce sont les élections. J'ai tenu le bureau de vote en tant que directeur d'école.
De Gaulle, qui s'est servi des ultras de l'Algérie française et a été leur homme à ce moment, revient au pouvoir. Il bloque les salaires. En France mon salaire d'instituteur avec une femme et deux enfants ne suffisait pas. Dans mon logement de fonction et mon poste à l'école de Saint Hernot classé "poste déshérité", sous un maire notaire de droite qui se moquait de l'école publique, il fallait pomper l'eau au dehors. Il n'y avait aucun confort. Puis j'ai demandé Brest. A l'époque un instit en ville gagnait plus que dans les campagnes. A Saint-Hernot, pendant mes 3 ans à l'école, j'ai sympathisé avec Claude Yvenat, le futur maire socialiste de Crozon. A l'époque il assistait aux réunions de cellule du PCF à Crozon. A Saint Hernot, je faisais classe l'été gratuitement aux enfants.
A Brest, j'arrive à l'école du Point du Jour, au Polygone, immense quartier de baraques de Brest. Il n'y avait plus grand monde dans ce quartier inconfortable, surtout des familles pauvres et marginales. Les enfants mangeaient à la cantine gratuitement.
En mai 68, quand on a fait une grève prolongée, avec notre bande d'instits, on continuait à nourrir les enfants le midi. Avec 3 couples, on a fait 3 semaines de grève et de manifs à Brest en 68. On distribuait des tracts tous les 3 jours, on allait en manif tous les jours.
Je militais à la cellule de Kerargoat à Brest. On se réunissait chez un copain instituteur. C'était auprès de Gabriel Paul que j'avais demandé ma carte d'adhésion à une réunion de cellule à Pont-de-Buis. Un grand pas que j'avais réalisé. Qui le mesurait?
Puis je suis entré, pour arrondir les fins de mois, à la direction de "Tourisme et travail" à l'île de Ré, un camp familial pour les comités d'entreprise. Il y avait des bungalows, des caravanes, une épicerie, une librairie. J'étais levé très tôt l'été, couché très tard le soir, pendant mes vacances scolaires. Je perdais des tas de kilos. Au bout de trois, il me fallait arrêter ça sinon j'y perdais ma santé. J'ai rejoint ensuite un camping tenu par la FSGT en Isère, près d'une usine fabriquant des moteurs d'avion.
En 64 j'ai été proposé pour être secrétaire de section de la rive droite de Brest mais j'ai dû décliner. J'avais trop de travail, j'étais déjà épuisé. Par la suite, j'ai été co-secrétaire adjoint de section, avec Yvonne Lagadec notamment. A Brest, on vendait l'Huma dimanche tous les dimanches avec Marie-Thérèse place Stalingrad. C'était un ancien déporté de Kerourien, Jean Ansquer, qui s'occupait d'organiser la distribution pendant 24 ans. Il avait fait les marches de la mort avec Pierre Berthelot, qu'il avait retrouvé à Brest, et Georges Abalain, le frère d'Albert Abalain, résistant communiste brestois fusillé au mont Valérien.
Souvenirs de Michel Tanguy, le papa de Ronan Tanguy, ancien secrétaire de section du Relecq-Kerhuon et actuel trésorier départemental du Parti communiste, recueillis par Ismaël Dupont en août 2023
commenter cet article …