Opposante de gauche au régime de Bachar Al Assad, Samar Yazbek, romancière exilée en France, nous fait part de ses sentiments après la chute du tyran et de ses interrogations sur l’avenir de son pays.
Culture et savoir - L'Humanité
11 décembre 2024
Née en Syrie, Samar Yazbek est romancière, poète, journaliste. Elle répond à nos questions depuis le Qatar, où elle vient d’atterrir après avoir quitté la France. Née en 1970 à Jableh (Syrie), opposante de gauche au régime de Bachar Al Assad, plus d’une fois menacée de mort par sa communauté, les Alaouites – à la tête de l’appareil répressif et sécuritaire – elle a été contrainte à l’exil en 2011 avec sa fille.
Poursuivie par les services de renseignement pour avoir participé à des manifestations pacifistes durant les premiers mois de la révolution syrienne, elle retournait clandestinement sur place, en 2012 et 2013, pour observer la militarisation et la radicalisation à l’œuvre au nord du pays.
En 2019, elle publiait 19 femmes (Stock), devenant ainsi la greffière de la vie des autres, hors récit officiel. Elle témoigne aujourd’hui de sa joie, celle de tout un peuple, suite à la chute du régime du tyran, mais aussi de sa crainte pour l’avenir, notamment celui des femmes.
Bachar Al Assad chassé du pouvoir. Quel a été votre sentiment à cette annonce ?
J’ai éclaté de joie. C’est la libération de la Syrie. Vingt ans que nous attendons ce moment. Nous voilà libérés d'un assassin.
Vous en avez souffert, vous-même…
À plusieurs reprises, ils ont calomnié mes écrits, ils m’ont discréditée, diffamée, interrogée avec brutalité, frappée…
Quel est votre vœu le plus cher pour l’avenir de la Syrie ?
Que la Syrie devienne un pays uni, démocratique, laïque, qu’une vraie justice soit mise en place pour toutes les victimes. Nous luttons depuis si longtemps. Nous allons continuer. Il est encore trop tôt pour parler de la suite.
Le peuple s’est battu durant toutes ces années pour arriver à ce résultat, mais le destin du pays dépend de régimes et de gouvernements extérieurs, les États-Unis, l’Iran, la Turquie, la Russie, Israël…
Quel rôle pourrait avoir la diaspora répartie dans le monde, si nombre d’exilés rentrent au pays ?
La priorité est de revenir pour participer à la reconstruction et à la renaissance. La Syrie, aujourd’hui, c’est l’enfer. Les villes sont détruites. Notre rôle consiste à rentrer, écrire, témoigner, retisser des liens de tous ordres, y compris culturels, entre les différentes factions du pays.
Envisagez-vous votre retour ?
Bien sûr ! Je réfléchis à l’organisation de ma vie sur place. Pour le moment, nous sommes débordés. Nous avons besoin d’écrire des articles, de parler avec les médias, de contacter des partis politiques. Je m’apprête à rentrer chez moi, même si j’ai le sentiment d’être une femme française. Je serai entre deux pays, chose positive, pour créer des passerelles entre la France et la Syrie.
Vous êtes sûrement en contact avec des parents, des proches, des amis là-bas ? Comment voient-ils la situation ?
Le fait que le HTC soit allé jusqu’à Damas en passant par plusieurs régions, sans qu’une seule goutte de sang n’ait été versée, sans qu’aucune agression contre les minorités n’ait été constatée, c’est déjà une victoire de taille. Avec cette très longue guerre et le ressentiment accumulé, nous nous attendions à des tueries. Il est trop tôt pour parler de la suite. Je peux vous dire que les parents et les amis sont à la fois très heureux et assez inquiets. Ils ont peur de l’avenir.
Pensez-vous qu’après le soulagement né de la chute d’un régime tyrannique, ceux qui en sont venus à bout pourront définir un chemin de paix en vue d’une reconstruction honorable de la Syrie ?
Je ne sais pas. L’avenir du pays est ouvert vers toutes sortes de directions, y compris du côté de très grands dangers. Israël a bombardé plus de 400 cibles en Syrie les deux derniers jours. Ils ont mis la main sur plusieurs terres syriennes, en même temps que le Hayat Tahrir al-Cham (HTC) marchait sur Damas et qu’Assad perdait le pouvoir.
S’il est prématuré de prévoir un futur démocratique, cela dépendra, à mon avis, des accords qui auront lieu entre les différentes nations intervenues sur le terrain. Je souhaite, de tout mon cœur, qu’après tout le sang versé par le peuple syrien, les différents pays impliqués laissent les Syriens reconstruire eux-mêmes la Syrie en paix.
On ne sait pour l’heure, passé la liesse populaire après la chute de Bachar, quel sera le pouvoir qui va se mettre en place. Fera-t-il leur juste place aux femmes ? Qu’en dites-vous ?
C’est une question essentielle. Le premier comité de presse que le HTC a sorti était en rapport avec l’habit des femmes. Ce qu’il dit est très clair : personne n’a le droit de se mêler de la façon dont elles souhaitent se vêtir. Notre pays ne sera pas comme l’Afghanistan. Il semble que, pour l‘instant, il n’y ait pas de vue sur la répression des femmes. Ce n’est pas dans l’agenda du HTC. Cependant, leur situation est difficile dans les pays arabes, surtout en Syrie, après cette guerre. Je connais bien ces difficultés. J’ai travaillé avec des réseaux activistes qui leur sont dédiés. Je ne suis pas particulièrement pessimiste mais pas optimiste non plus. Je continue d’avoir peur pour elles.
Cet entretien a été réalisé avec le concours de Yasmine Jraissati pour la traduction.
L'écrivaine syrienne Samar Yazbek invitée à Morlaix le jeudi 9 décembre à 19h à la librairie Les Déferlantes
Samar Yazbek entr'ouvre les "Portes de la terre du néant" en Syrie
19 femmes Samar Yazbek, traduit de l’arabe (Syrie) par Emma Aubin-Boltanski et Nibras Chehayed Stock, 425 pages, 22,50 euros
Grâce à des témoignages étayés, la romancière Samar Yazbek, délaissant un temps la fiction, fait entendre la voix de ses compatriotes, celles dont on parle peu, qui ont tant à dire sur ce qu’elles ont vécu.
Opposante à Bachar Al Assad, la romancière, poète et journaliste Samar Yazbek (née en 1970 à Jableh, en Syrie), plus d’une fois menacée de mort par sa propre communauté, les Alaouites – à la tête de l’appareil sécuritaire et militaire syrien –, publie un document poignant. Elle y donne la parole à ses compatriotes en première ligne durant la révolution de 2011. Leur calvaire, leur résistance acharnée, leur rôle au plus fort de la lutte constituent la chair de ce livre qu’on dirait écrit avec leur sang. Samar Yazbek s’efface derrière ces voix plurielles. N’est-elle pas la 20e femme de son livre ? Contrainte à l’exil en 2011 avec sa fille, elle retourne clandestinement en Syrie en 2012 et 2013, observant sur place la militarisation et la radicalisation à l’œuvre au nord du pays. En retrait de sa vocation de romancière, la voici greffière de la vie des autres, hors récit officiel, consignant par écrit « des faits incontestables ». La plupart de ces femmes sont aujourd’hui en exil en France, en Allemagne, en Hollande, au Canada, en Turquie, au Liban… Issues de la classe moyenne, elles font ou ont fait des études. Samar Yazbek s’est promis de recueillir bientôt les témoignages de Syriennes issues de classes pauvres et réfugiées dans des camps, et ceux de femmes kurdes, ainsi que d’opposantes au soulèvement de 2011. Œuvre de vérité en cours qui dessinera, à la longue, une terre en lambeaux éprouvée du dedans.
Elles exigeaient la fin d’une culture patriarcale étouffante
Ces 19 femmes, dès le début de la révolution de mars 2011, se sont dressées contre le régime dictatorial de Bachar Al Assad. Elles exigeaient la démocratie, des changements dans leurs conditions de vie, des droits élargis, ainsi que la fin d’une culture patriarcale étouffante. La plus jeune a 20 ans quand éclate la révolution, la plus âgée, 77. Sara, Mariam, Doucha, Souad, Amal, Hazami, Faten… sont alaouites, sunnites, chiites, druzes, chrétiennes… Peu sont alors politisées, hormis deux, dont l’une a été membre du « Parti de l’action communiste » interdit. Elles viennent de toutes les régions du pays. On les entend dans leur quotidien d’effroi. Toutes sont devenues activistes dans l’urgence. Elles ont essuyé les tirs de mortier, les bombes au chlore, le gaz sarin, armes chimiques aux dégâts extrêmes (« le sol jonché d’intestins », « On ne faisait que ramasser des cadavres déchiquetés »). Certaines ont dû recoudre des corps en charpie pour les rendre présentables. Elles se sont improvisées infirmières d’urgence. Beaucoup ont perdu un père, une mère, des frères. Elles ont organisé des centres d’éducation dans les sous-sols. Les hommes, y compris ceux de l’Armée syrienne libre, voyaient souvent d’un mauvais œil leurs initiatives. Elles ont été progressivement empêchées d’agir, d’abord par le régime, les conseils locaux, les brigades et enfin les djihadistes. On les humilie, on les jalouse. Qu’à cela ne tienne. « Invraisemblablement courageuses », elles alphabétisent, animent des ateliers clandestins pour former leurs sœurs à « l’autonomie économique », créent des bureaux d’aide psychologique. Elles filment et documentent les événements au péril de leur vie. Elles ont pour la plupart été torturées, ou prises en otage. Le corps capté par les hommes de tout poil, elles sont contraintes de se voiler de la tête aux pieds lorsque Daech gagne du terrain. « Tout ce qui touchait à notre présence et à notre apparence les rendait dingues », dit l’une d’elles.
L’ouvrage éclaire aussi sur les rivalités entre groupes rebelles, du sécularisme démocratique de l’Armée syrienne libre au « djihadisme gradué d’al-Nosra et de Daech » en passant par « le salafisme nationaliste » de Jaych al-Islam. Il analyse la flamme du confessionnalisme allumée par le régime, les collusions entre Assad et les brigades salafistes, le rôle délétère de l’argent saoudien… Zaina Erhaim dit : « Nous revendiquions plus de liberté et de dignité et nous n’avons obtenu qu’asservissement et humiliation. »
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