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18 décembre 2024 3 18 /12 /décembre /2024 06:28

Ouest-France

ENTRETIEN. Avec sa BD, Inès Léraud veut aider à « mieux comprendre l’histoire des agriculteurs »
Recueilli par Pierre FONTANIER.

Publié le

Après le succès de sa bande dessinée coup de poing « Algues vertes, l’histoire interdite », la journaliste d’investigation Inès Léraud publie « Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement ». Elle revient sur cette réorganisation foncière, rurale, intervenue au cours du siècle dernier. Mais aussi, et surtout, sur ses conséquences.

Inès Léraud, journaliste d’investigation, publie sa deuxième BD : « Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement ».

Inès Léraud, journaliste d’investigation, publie sa deuxième BD : « Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement ». | CAMILLE DE CHENAY

Journaliste d’investigation indépendante, Inès Léraud, originaire de Saumur (Maine-et-Loire), vit en Bretagne. Après avoir enquêté pour France Culture sur l’agriculture bretonne, elle a scénarisé en 2019 sa première BD, Algues vertes, l’histoire interdite, dessinée par Pierre Van Hove et coéditée par Delcourt et La Revue dessinée. Tout comme Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement, parue le 20 novembre 2024.

Après Algues vertes, l’histoire interdite, vous publiez Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement. Ce sont deux sujets très liés…

C’est concomitant, ces sujets me sont apparus nécessaires en quittant Paris pour m’installer en Centre-Bretagne. À Maël-Pestivien (Côtes-d’Armor), j’ai réalisé combien le remembrement avait été un moment de bascule, à quel point il y avait eu un avant et un après. C’est presque un épisode anthropomorphique dans la vie des gens, émaillé de violences policières sur des paysans. C’est un sujet un peu lointain et il m’a été difficile de trouver des témoins du passé. Mais c’est vrai que les deux sujets se répondent : les algues vertes (phénomène causé par la pollution de l’eau par les nitrates en Bretagne) sont le produit de l’agriculture intensive mise en place grâce au remembrement.

À quels obstacles vous êtes-vous heurtée au fil de ces quatre ans d’enquête ?

Il n’y a pas eu de pression particulière comme pour Algues vertes, qui était un sujet brûlant, sensible, avec des gens qui avaient des choses à cacher et craignaient que je les dévoile. Là, j’ai été confrontée au mutisme des témoins du remembrement, qu’ils comparaient à une guerre. Leur mémoire était très intériorisée. C’était comme indicible, les gens n’avaient pas transmis ça dans leurs familles. Mon objectif était de rassembler les éléments du puzzle. J’étais à la limite de l’exercice journalistique, je n’aurais rien pu faire avec la seule collecte de témoignages, il fallait que je passe par la case archives. Mais beaucoup de témoins avaient gardé des coupures de presse précieuses.

"La résistance est allée très loin, la Bretagne, c’est la seule région où des attentats ont été commis contre les bulldozers et plusieurs remembrements ont été effectués sous la contrainte policière."

 

— Inès Léraud, journaliste d’investigation

 

Vous évoquez une diversité politique et sociale chez les « pro » et les « anti » remembrement…

Des figures très fortes portaient le remembrement, chez les pétainistes comme chez les communistes. Et les « anti » étaient autant de droite que de gauche. Les « pro » étaient portés par l’idéologie des Trente Glorieuses, celle du progrès, de l’émancipation par la technique. L’idée que demain sera toujours mieux qu’aujourd’hui a transcendé les classes politiques. La première remise en question de cette idéologie, elle vient de René Dumont, premier candidat écologiste à l’élection présidentielle de 1974.

Le remembrement a-t-il été plus violent en Bretagne qu’ailleurs ?

Le remembrement a eu lieu partout dans la moitié nord de la France. J’ai pu étudier le Limousin, les Pays de la Loire, la Bretagne et la Normandie. Dans l’Est, ça a été un énorme chantier avec des contestations et un profond déni de démocratie. Mais c’est vrai que je ne me suis pas installée en Bretagne par hasard, la paysannerie y était particulièrement pauvre et peu développée dans les années 1950. En une décennie, elle a fait un énorme bond, un saut très rapide pour devenir une des régions les plus productives. C’est un laboratoire particulièrement intéressant à étudier.

La résistance est allée très loin, c’est la seule région où des attentats ont été commis contre les bulldozers et plusieurs remembrements ont été effectués sous la contrainte policière. Cette région avait une image d’arriérée, mais c’était au regard d’une volonté étatique de la moderniser. Sa culture et son identité ont perduré plus longtemps. Le remembrement a détruit les spécificités paysagères du territoire, sa langue… C’est la prise de pouvoir de la puissance économique et administrative.

Revue dessinée, 150 pages, 23,50 €. | INÈS LÉRAUD / PIERRE VAN HOVE / DELCOURT-LA REVUE DESSINÉE

Quelles sont les conséquences les plus graves de ce remembrement « autoritaire » ?

L’injustice et l’inégalité dans la redistribution des parcelles. Les agriculteurs syndiqués à la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), le plus puissant syndicat de la profession, étaient juges et parties, ils ont fait une razzia sur les meilleures terres. Le remembrement a aussi entraîné des choix absurdes faits sur des cartes, comme l’arasement de talus indispensables pour empêcher l’érosion de sols en pente. Les communes étaient des communautés avec des gens qui travaillaient ensemble, étaient solidaires. Aujourd’hui encore, des habitants et leurs descendants se détestent. En Normandie, je me suis rendue dans des communes clivées où il y a deux bars, deux sociétés de chasse, ceux des « anti » et ceux des « pro ». Le plus grave, c’est que la société paysanne était très résistante aux aléas climatiques, elle fonctionnait avec le bocage.

"Je veux être un trait d’union entre paysans et population car on est vraiment divisés."

— Inès Léraud, journaliste d’investigation

Un remembrement « à l’amiable » aurait-il été possible ?

Oui. Même s’il était indispensable de faire évoluer, structurer et araser, ce bocage avait des intérêts écologiques énormes. On a liquidé cette société qui aurait pu être une source d’inspiration pour faire face à la crise climatique. Aujourd’hui, 30 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté, c’est la catégorie socioprofessionnelle qui se suicide le plus, a les plus mauvaises retraites et les campagnes se sont vidées. L’agriculture industrielle est néfaste pour l’environnement, alors que l’agriculture paysanne est vertueuse. Elle a un rôle social, environnemental et nourricier. C’est un levier. Mais ceux qui veulent s’installer peinent à obtenir des terres. C’est le principal verrou contre lequel il faut se battre pour favoriser l’installation de nouvelles fermes. On est passé de 7 millions d’agriculteurs en 1945 à 400 000 aujourd’hui et on en prévoit 200 000 dans dix ans. On est en train de perdre notre force nourricière alors qu’on était le principal producteur d’Europe.

Le succès d’Algues vertes a été fulgurant, il a entraîné le film de Pierre Jolivet, un BD-concert… Qu’attendez-vous de cette nouvelle BD ?

Algues vertes était un cri de dénonciation, une envie de décortiquer un tabou, un système clairement nocif et qu’il était difficile de nommer comme tel. Là, je veux être un trait d’union entre paysans et population car on est vraiment divisés, alors qu’on voit qu’on peut réussir des combats quand les agriculteurs et le peuple s’allient. L’idée de cette BD est de mieux comprendre l’histoire des agriculteurs.

https://www.ouest-france.fr/culture/bande-dessinee/entretien-avec-sa-bd-ines-leraud-veut-aider-a-mieux-comprendre-lhistoire-des-agriculteurs-710cca30-b248-11ef-a8ca-075099a0d9c7

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