Hiver 1924, à Douarnenez, dans le Finistère. La révolte des femmes « pour les sous » a mis le premier port sardinier de France à l’arrêt. La partie semble perdue face au patronat des conserveries. Mais, soutenue par la municipalité et le jeune PCF, la grève s’organise, se durcit, jusqu’à prendre une dimension nationale. Après quarante-six jours de combat, elles arracheront bien plus que la victoire.
Le port de Douarnenez est, en France, depuis le XIXe siècle, le principal centre sardinier de la côte ouest et la capitale de l’industrie de la conserve. Les hommes sont des pêcheurs, leur mère, leur femme ou leurs filles travaillent dans les conserveries qu’on appelle les « fritures », car il faut faire frire les sardines dans l’huile avant la mise en boîte. Ces ouvrières, on les appelle, en breton, les « Penn Sardin » : « têtes de sardine », à cause de la coiffe qu’elles portent lorsqu’elles travaillent.
La fabrication des boîtes en fer et la conserverie se sont développées de concert. Issu de la campagne bretonne, tout un prolétariat s’y consacre. Les hommes s’occupant de la pêche, on y trouve, à part les soudeurs, surtout des femmes, tant dans la métallurgie que dans la conserverie. Dans ces usines, l’exploitation est terrible. Elle est source d’une lutte de classe souvent violente, comme en 1905, quand les sardinières, alors payées au mille de sardines travaillées – le mille ! –, exigent d’être payées à l’heure. Elles sont 2 000, un jour de juin 1905, à se réunir pour adhérer au syndicat qui luttera pour le travail à l’heure. Elles sont, encore, 2 000 à manifester derrière le drapeau rouge. Et elles gagnent !
L’histoire de Douarnenez s’en trouve durablement marquée. En décembre 1919, les socialistes, très influents en cette cité ouvrière depuis l’avant-guerre, accèdent à la mairie. Mais une majorité de conseillers rejoignent la SFIC (Section française de l’Internationale communiste). En 1921, Sébastien Velly, un communiste, est élu maire. Une première en France ! Hélas, ce tapissier de 43 ans meurt d’une phtisie galopante le 18 juillet 1924.
« Pemp real a vo ! » : 1,25 franc de l’heure
Les candidats communistes remportent au début de l’automne les nouvelles élections partielles. Parmi les élus, le secrétaire départemental du parti, Daniel Le Flanchec. Il est élu maire de Douarnenez, le 7 octobre 1924. À 43 ans, Le Flanchec, né à Trédrez, près de Lannion, a un passé anarchiste dont il reste plus que des traces. Il a soutenu, jadis, la bande à Bonnot. Borgne, il arbore deux tatouages : « Mort aux vaches » sur la main droite et « Entre quatre murs, j’emmerde la sûreté » sur la main gauche. Mais il est surtout un remarquable orateur, qu’il s’exprime en breton ou en français. Il est proche des gens ; les ouvrières le vénèrent.
Le 21 novembre 1924, 100 ouvrières et 40 manœuvres de l’usine Carnaud, la « Méta » comme on l’appelle, parce qu’on y fabrique les petites boîtes en fer dans lesquelles sont rangées les sardines, débrayent. En cause, les salaires. Par petits groupes, souvent en chantant, les grévistes vont d’une usine à l’autre propager leur revendication, 1,25 franc de l’heure : « Pemp real a vo ! » (25 sous nous aurons !).
Les sardinières gagnent alors entre 64 et 72 francs par semaine. Elles effectuent jusqu’à 80 heures de travail en cinq jours. Les heures de nuit et celles du jour sont payées à l’identique. Le temps d’attente n’est pas intégré au salaire. Or, c’est le poisson qui décide du travail. Pas de poisson, pas de travail, pas de salaire. Quand les bateaux déchargent leur cargaison, de nuit comme de jour, les sirènes retentissent. Il faut alors courir vers les ateliers. Là, c’est la puanteur, le mélange de l’huile bouillante et du poisson. « C’est du Zola ! » dira Charles Tillon, le responsable de la CGTU.
Le 23 novembre, un dimanche, les sardinières marchent toute la journée dans la ville. Le 25, toutes les usines débrayent. On en compte 21 : 3 000 grévistes, plus de 70 % de femmes. Douarnenez n’est qu’un cri : « Pemp real a vo ! » Chaque jour, les grévistes se rassemblent dans les halles de la ville afin de discuter de la suite des événements. Un comité de grève est élu, comptant 6 femmes sur 15 membres. Il cherche à négocier avec les représentants du patronat.
Une dimension nationale
À la mairie, Le Flanchec est mobilisé. Il faut organiser la solidarité. Les hommes dont les femmes, les mères ou les filles, parfois les trois, sont grévistes, apportent le poisson. On fait la soupe. La municipalité ouvre aux grévistes ses cantines scolaires. Le Flanchec n’est pas seul. Charles Tillon, le représentant régional de la CGTU, est là. À 28 ans, il s’est déjà fait un nom. Il a participé aux mutineries des marins de la mer Noire quand ils refusèrent de tirer sur les bolcheviques en 1919 ; il a été condamné au bagne militaire au Maroc. Libéré, il a adhéré au PCF naissant. Ajusteur à Rennes, il rejoint la CGTU, dont il devient « permanent » en cette année 1924.
À Douarnenez, Tillon, est rejoint par Marie Le Bosc, déléguée syndicale des tabacs, puis par deux « Parisiens », Maurice Simonin, du syndicat de l’alimentation, et Lucie Colliard, institutrice révoquée, responsable du travail des femmes à la CGTU, membre du comité directeur du Parti communiste. Lucie Colliard est très connue et respectée. Elle a été déléguée au 3e congrès de l’Internationale communiste, avec Souvarine et Vaillant-Couturier. Elle connaît Lénine. Elle sait ce qu’est le « travail d’organisation ».
Les patrons ne cèdent rien. Béziers, par exemple, est à la tête de 11 usines, dont 6 dans le Finistère. Amieux dirige 14 fritures, Saupiquet 10. Pour eux, le manque à gagner d’une grève à Douarnenez est compensé par un travail à plein rendement dans un autre port. Le 4 décembre, un charretier tente de déposer des stocks de conserves à la gare située au bout du pont qui, enjambant la ria du Port-Rhu, relie Douarnenez à Tréboul. Des grévistes barrent le pont.
Le Flanchec et Arthur Henriet, député communiste de la 2e circonscription de la Seine, ceints de leurs écharpes, essayent de s’opposer au déchargement. Le préfet du Finistère estime qu’il y a là entrave à la liberté du travail. Le 5 décembre, à 18 heures, il suspend Le Flanchec pour un mois. Son adjoint, Le Cossec, assure l’intérim. L’affaire est grave. La grève prend une dimension nationale. Daniel Renoult, journaliste à « l’Humanité », arrive à Douarnenez. Chaque jour, il y alimente la chronique des événements. Souvent, ses articles font la une.
« C’était une grève pour le besoin, on n’était pas politique »
À Douarnenez « la Rouge », les jours passent, rythmés par les « processions » (les manifestations quotidiennes). Lucie Colliard raconte : « Il y a 200 ouvriers environ dans les usines de sardines. Mais les femmes, soutenues par les marins pêcheurs, furent l’âme de ce beau mouvement. Il y eut des manifestations de 4 000 à 5 000 personnes, dans cette ville de 12 250 habitants. Et c’étaient les jolis bonnets blancs des femmes qui dominaient. Quand les marins les accompagnaient, avec leurs costumes de toile rouge imperméabilisée, on aurait dit, le long de la mer, une longue guirlande de pâquerettes et de coquelicots. Et les chants ne cessaient pas. Et sur l’air des lampions : « Pem rel avo ! Pem rel avo ! Pem rel ! » (C’est 25 sous, c’est 25 sous, qu’il faut !).
– Il faut nous copier « l’Internationale » : nous ne savons que le refrain.
– C’est entendu, Marie. Vous aurez votre « Internationale ». »
Elle fut copiée, puis tirée à l’imprimerie à 2 000 exemplaires, vendus 2 sous. Il n’en resta pas un. Sous la halle, à la fin des meetings et dans les manifestations, 2 000 femmes et plusieurs milliers d’hommes chantaient le bel hymne d’Eugène Pottier d’un bout à l’autre, religieusement. Et c’était beau, beau comme les foules russes quand elles chantent ! » 1
Les patrons et la droite dénoncent une « grève révolutionnaire », parlent du comité de grève comme d’un « soviet ». Le ressenti des ouvrières est bien autre : « C’était une grève pour le besoin. On n’était pas politique. On allait à la messe de 9 heures. Chacun avait son opinion, mais on n’avait pas l’opinion des riches, par exemple ! 2 »
À la suite des incidents du 4 décembre, Justin Godard, ministre du Travail du Cartel des gauches alors au pouvoir, décide de convoquer à son bureau patrons et grévistes. Le 15 décembre, 3 000 personnes accompagnent la délégation qui prend le train pour Paris. La délégation comprend trois femmes : Anna Julien, caoutchouteuse chez Carnaud, Mme Morvan et Alexia Pocquet. Elles sont accompagnées par deux secrétaires locaux de la CGTU, Jequel et Vigouroux. Lucie Colliard et Maurice Simonin sont également de la partie. Tous posent pour la une de « l’Humanité ».
1 franc pour les femmes et à 1,50 franc pour les hommes
Entre-temps, les sardinières ont reçu une bonne nouvelle : le 13 décembre, Mme Quéro, propriétaire d’une friture, a accepté les demandes d’augmentation salariale des grévistes. Une belle victoire et une brèche dans le front patronal. Mais à Paris, rien ! Les patrons ne lâchent rien. Le quotidien communiste titre : « Incroyable bravade des patrons ». Sur les quais du Rosmeur, la colère est immense, la tension très vive.
Le 20 décembre, au Pré-Saint-Gervais, un grand meeting national est organisé par le Parti communiste, « pour l’unité syndicale, contre le fascisme ». La lutte des Penn Sardin est de tous les discours : Jacques Doriot, Paul Vaillant-Couturier, Marcel Cachin. Daniel Le Flanchec est ovationné. « L’Humanité » a compté 20 000 participants. Le 22, le contrat entre Mme Quéro et les sardinières est signé. Il porte l’heure à 1 franc pour les femmes et à 1,50 franc pour les hommes, avec 50 % d’augmentation après minuit ou après la dixième heure de travail. L’usine Quéro ouvre à nouveau ses portes le 23 décembre.
Bientôt arrive Cachin. « Le père Cachin parlait breton. Il était du pays et du temps de Jaurès… Les femmes de Douarnenez raffolaient de Cachin, qui émaillait ses discours de mots qui faisaient rire », raconte Tillon3. C’est le jour de l’An. Dans les cafés, on chante, on boit et puis, surtout, on discute. Vont-ils céder ? Qui va céder ?
Raynier, du syndicat « jaune » l’Aurore syndicale, est en ville avec 15 de ses amis. Ils affirment qu’ils vont « casser » la grève. Il est 18 heures, ce 1er janvier 1925, au bistrot l’Aurore. Le Flanchec fête le Nouvel An avec son neveu et ses amis, comme Henriet, le député parisien. Et ils chantent. Soudain, on le demande. Des « jaunes » l’attendent dehors. Le Flanchec sort, il s’approche. Des coups de feu claquent. Il s’écroule. Son neveu est allongé près de lui, gravement blessé. Le maire est transporté à Quimper.
Après 46 jours de grève, les Penn Sardin ont gagné
À Douarnenez, la colère explose. La foule envahit l’hôtel de France, où les patrons ont leurs habitudes. Les lieux sont mis à sac. Les dirigeants syndicaux font alors preuve d’un remarquable sang-froid, d’un grand esprit de responsabilité. Ils improvisent un grand meeting aux halles, pour empêcher la foule de s’en prendre aux maisons des patrons. Plus tard, le préfet saluera l’« attitude responsable des leaders communistes » après le drame. Le 3 janvier, « l’Humanité » titre sur six colonnes : « À Douarnenez : première flaque de sang fasciste ! » Toute la une est consacrée à cette « journée sanglante, la tragédie de Douarnenez ».
Alors que les nouvelles de Le Flanchec sont plutôt rassurantes, on apprend que Béziers et Jacq, les deux grands patrons des conserveries, avaient, en décembre, rencontré les « briseurs de grève » et demandé leur intervention. On saura bientôt qu’ils leur ont versé de l’argent. Le 5 janvier, Le Flanchec revient. Une balle lui a traversé la gorge, il ne peut presque plus parler. À la gare, 10 000 manifestants l’applaudissent.
Le 8 janvier, le syndicat patronal accepte de signer un accord. Les Penn Sardin ont gagné au terme de 46 jours de grève. « Il y a des moments où il fait bon vivre », écrit Daniel Renoult, dans « l’Humanité ». Le 10 mai 1925, pour la première fois, une femme est élue conseillère municipale sur la liste communiste de Le Flanchec : Joséphine Pencalet, veuve de marin, ouvrière aux conserveries. L’élection sera invalidée mais un grand pas vient d’être fait.