Très belles cérémonies du souvenir du passage des 2000 tirailleurs sénégalais à Morlaix du 26 octobre à mi novembre 1944 et d'hommage aux victimes de Thiaroye du 1er décembre 1944. A l'ancienne corderie de la Madeleine, désormais bar des deux rivières avec la plaque commémorative de Sylvie Bozoc, où étaient cantonnés les 300 tirailleurs sénégalais révoltés du non paiement des primes ayant refusé d'embarquer sur le Circassia le 5 novembre et sur le square de la résistance de la place René Cassin. Les autres ont continué à revendiquer leurs droits sur le Circassia et à Thiaroye près de Dakar, ce qui leur a valu une répression coloniale expéditive avec le massacre de Thiaroye et des condamnations de la justice militaire. La ville de Morlaix a rendu hommage à ces tirailleurs africains avec des lectures de jeunes (lecture d'un tirailleur prisonnier de guerre à sa marraine de guerre morlaisienne par Alice, lecture d'un poème de Léopold Sedar Senghor par Victor), du maire Jean-Paul Vermot, de Anne Cousin, de M.Thierno Ibrahim Gueye de la fédération des associations des descendants des tirailleurs sénégalais de l'Afrique, de Bachir Sy directeur du festival Thiaroye 44 et représentant du maire de Thiaroye, absent pour raison de santé, et d'Ismaël Dupont en tant que conseiller départemental présent avec Gaëlle Zaneguy à tout ces moments d'hommage. L'historien de la colonisation Gilles Manceron, de la direction de la ligue des droits de l'homme, a ensuite contextualise le massacre de Thiaroye dans le contexte colonial français pour accompagner les deux expositions présentées en mairie de Morlaix.
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Photos Jean-Luc Le Calvez, Patrick Gambache, Ismaël Dupont
Intervention d'hommage aux tirailleurs sénégalais passés par Morlaix et victimes pour certains du massacre colonial de Thiaroye Place René Cassin, square de la Résistance, Morlaix - 1er novembre 2024,
« Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. »
Les mots du poète Léopold Sedar Senghor dans son « Poème liminaire » lu par Victor sur les Tirailleurs sénégalais, ses compagnons d’arme et de captivité, résonnent encore aujourd’hui comme un programme.
Rendre hommage au passage des Tirailleurs sénégalais à Morlaix, ces 2000 soldats africains de l’Afrique Occidentale Française, l’AOF, venus de pays qui sont aujourd’hui le Sénégal, le Mali, le Niger, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et rappeler le souvenir du massacre colonial pour l’exemple qui attendait certains d’entre eux le 1er décembre au camp de Thiaroye, près de Dakar, et le faire avec nos amis sénégalais et des associations comme la Ligue des Droits de l’Homme, engagées pour l’amitié entre les peuples, les droits de l’homme, le refus du racisme, n’a rien d’innocent ni de banal.
C’est un acte d’engagement fort de la part de la ville de Morlaix et de notre communauté, un engagement contre l’amnésie, contre ces oublis volontaires, occultations et dénaturations du passé qui favorisent la répétition des mêmes drames, des mêmes souffrances, des mêmes erreurs, des mêmes fautes.
Un engagement pour l’amitié et la compréhension réciproque avec nos frères d’Afrique et du Sénégal avec lesquels nous partageons une histoire commune qui a sa part de beauté et de fécondité, d’enrichissements réciproques, mais qui est surtout marquée par l’iniquité et les violences de l’esclavage et du colonialisme, du paternalisme et du sentiment de supériorité qui les ont accompagnés.
Ces tirailleurs africains ont été massacrés, fauchés par des auto-mitrailleuses et les fusils de leurs pairs sur la froide décision préméditée de leurs propres officiers, les généraux nourris à la culture coloniale Marcel Dagnan et Yves de Boisboissel, commandant supérieur des troupes de l’AOF, un massacre colonial à Thiaroye au Sénégal qui annonce ceux de Sétif en Algérie 6 mois plus tard en mai 1945 et ceux de Madagascar en 1947.
Je suis de ceux qui comme le philosophe Vladimir Jankélevitch, considère que se souvenir et commémorer est un acte moral et, plus encore qu'un devoir, une exigence infinie. « L’oubli serait une injustice absolue »… Ce serait permettre de les tuer deux fois.
La mémoire est quelque chose qui nous incombe, quelque chose qui doit se perpétuer aussi par l’éducation, la transmission des connaissances et des expériences, mais aussi des valeurs, car notre responsabilité n’est pas simplement vis-à-vis des hommes du passé dont il ne faut pas oublier les sacrifices, l’héroïsme, les souffrances et les injustices qu’ils ont endurées pour notre liberté, mais aussi vis à vis de l’avenir et des générations nouvelles, à qui nous ne voulons pas léguer un monde marqué par la guerre, la haine, l’intolérance, l’intolérance, le refus de la solidarité et de la reconnaissance d’une universalité réelle de l’humanité qui exige de la fraternité et de l’entraide.
C’est donc ce que nous faisons aujourd’hui, et il faut remercier ceux qui nous ont permis de le faire.
D’abord les Sénégalais et les Africains descendants de tirailleurs qui ont entretenu cette mémoire héroïque et traumatique tout à la fois.
C’est Léopold Sédar Senghor, le poète et militant de la cause des colonisés avec Aimé Césaire, devenu chef d’État, c’est plus récemment Marcel Christophe Colomb Maléane, l’artiste qui a réalisé la magnifique fresque des Tirailleurs tombés en martyrs à Thiaroye dont une replique sur toile a été offerte à Anne Cousin par l’artiste, puis au musée de Morlaix par Anne Cousin.
C’est localement Anne Cousin qui a fait un beau travail de recherche et de d’engagement de la mémoire aussi pour faire connaître cet épisode oublié des liens entre les morlaisiens et les tirailleurs sénégalais, et le passage des tirailleurs à Morlaix. C’est la LDH qui l’a accompagné et qui a permis de réaliser cette semaine de commémoration comme la mairie de Morlaix.
140.000 « tirailleurs sénégalais » étaient mobilisés en 1940, dont 40.000 engagés dans les combats en métropole. Ce sont ces soldats africains qui vont payer le plus lourd tribut de sang dans les combats extrêmement violents de l'été 1940 : 17.000 d'entre eux vont mourir pour défendre le territoire français. Cela représente 38% des mobilisés africains combattant en France. C’est dire s’ils ont été exposés au feu et si les combats de mai-juin 40 n’étaient pas une partie de plaisir pour les soldats de l’armée française.
Sur les 70 000 soldats des Forces Françaises Libres, celles qui ont débarqué en Italie, en Corse et en Provence, 30 000 soldats sur étaient des tirailleurs africains en 1944.
Au total, on estime que 200 000 Africains participèrent à la guerre au côté de la France et pour la défense de son territoire et de sa liberté entre 1940 et 1944, et entre les deux dans les combats en Afrique, et 20 000 à 25 000 soldats africains environ y perdirent leur vie, soit 10 % d’entre eux. 200 000 histoires qui mériteraient d’être racontées.
A l’automne 1944, la guerre n’est pas terminée et le territoire français pas encore libéré – Morlaix l’est le 8 août, il y a 80 ans - quand les autorités décident de rapatrier les tirailleurs africains et de « blanchir l’armée » qui ira libérer l’Alsace et l’Allemagne de l’emprise du Nazisme, des tirailleurs africains démobilisés en tant que combattants tout récents, engagés notamment dans le débarquement de Provence en août 1944 et la libération du territoire national, ou en tant qu’ex prisonniers de guerre maintenus en France par volonté du vainqueur nazi qui craignait qu’une présence africaine ne contamine son territoire, tout à ses délires racistes de pureté.
Plus de 100 000 tirailleurs africains sont démobilisés en France, dont beaucoup de prisonniers de guerre qui ont passé leur 4 ans de captivité dans des conditions très difficiles sur le territoire national, ce que raconte très bien la bande dessinée de Kris et Fournier « Plus près de toi ». Les soldats arrivés en 1944 pour libérer la France sont remplacés par 50 000 FFI issus de la Résistance Intérieure qui s’intègrent à l’armée régulière. De Gaulle pensaient sans doute mieux les contrôler. Et l’armée américaine ne voulaient peut-être non plus pas trop d’africains dans l’armée française engagée en Allemagne. Rappelons que la présence des tirailleurs africains dans l’armée d’occupation de la Rhur et de la Sarre au début des années 20 avait été un motif de propagande pour les nationalistes allemands à l’international, non dénué de présupposés racistes.
Un navire britannique, le Circassia, est affrété pour ramener à Dakar des tirailleurs venus des centres de transit des troupes indigènes coloniales, et réunis à Morlaix, pour être embarqués. On est tout début novembre. Le port de Morlaix est choisi pour acheminer ces 2000 hommes pour un départ prévu le 4 novembre 1944.
2000 tirailleurs sénégalais arrivent donc à partir du 26 octobre à Morlaix, venus de La Flèche, Versailles, Rennes, Coetquidan, Cholet. On a prévu de les loger dans un cantonnement rue de Callac et dans la corderie de la Madeleine, au-dessus du cimetière Saint Charles et de la place Saint Nicolas. Les autorités militaires ont formellement défendu aux familles françaises d'héberger les troupes, mais « cette consigne ne sera pas respectée car les Morlaisiens vont vite constater que certains d'entre eux sont mal nourris et malades. Des familles vont leur donner alimentation et médicaments, prêter leurs cuisines, les héberger, les accueillir chaleureusement » ( Retour tragique des troupes coloniales, p. 39).
Ma mamie, Nicole Bévout, née Livolant, qui habitait avec sa famille à côté du terrain militaire de la Madeleine et des réservoirs, aujourd’hui Pors ar Bayec, fut du nombre avec sa maman. Et elle me l’a raconté. Les Africains mangent souvent la soupe le soir dans les familles, ils jouent avec les enfants, sont soignés et on leur permet même souvent de se reposer au chaud sur des vrais matelas dans les maisons du quartier populaire de la Madeleine. Certains d'entre eux fraternisent avec la population morlaisienne et correspondront avec des familles pendant des semaines, mais beaucoup aussi sont excédés par les épreuves endurées pendant leur captivité sous surveillance française et l'ingratitude de la France. Surtout, ils craignent de se faire rouler comme les soldats africains de la première guerre mondiale, revenus au pays après tant de sacrifices sans soldes ni pensions d'anciens combattants.
Anne Cousin raconte cet épisode dans son livre mais aussi l’excellente BD de Kris et Fournier « Plus près de toi », dans une des dernières pages de son deuxième volume. Et également l’historien Martin Moore dans l’adaptation de sa thèse Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, publiée aux Presses universitaires de Rennes, Martin Moure, Anne Cousin, Kris, que j’avais eu plaisir à côtoyer et inviter dans mon collège en 2017, à deux pas du Bar des Deux Rivières, l’ancienne corderie de la Madeleine où ont été détenus après s’être révoltés.
Avant le départ prévu le 4 novembre, les tensions et les inquiétudes s'exacerbent parmi les tirailleurs sénégalais et des incidents éclatent. Ce qui allume la mèche est le constat d'une inégalité de traitement entre les anciens prisonniers venant de Versailles, qui ont reçu des rappels de solde de 7000 anciens francs alors que les soldats africains d'autres centres de regroupement ont perçu seulement 2200 francs.
Le 28 octobre, un capitaine venu du Mans à Morlaix pour régler le rappel de solde est séquestré quelques instants par les sénégalais et doit se justifier sur ces déséquilibres constatés. Il peine à convaincre que ceux qui ont reçu moins de rappels de soldes seront payés à leur arrivée à Dakar. Finalement, à l'aube du 5 novembre, 300 hommes refusent d'embarquer sur le Circassia.
Pendant 6 jours, les Tirailleurs Sénégalais sont cantonnés dans la Corderie de la Madeleine (le bar des deux rivières place de la Madeleine aujourd’hui) jusqu'à ce que 100 gendarmes surarmés les réveillent brutalement à 6heures du matin le 11 novembre, les obligeant à sortir dans le froid, puis à revenir dans le bâtiment pour fouiller leurs bagages dans le noir, avant de les obliger d'acheminer tous leurs bagages à pied jusqu'à la gare de Morlaix, distante de 1,5km. Les Sénégalais se révoltent contre ce traitement brutal qui revient à les traiter comme des criminels et des coups de poings, des coups de crosse et des coups de feu sont échangés, faisant 8 blessés sérieux, dont un gendarme.
Dans l'édition du 18 au 25 novembre de l'hebdomadaire de tendance républicaine socialiste avec des sympathies communistes qui reparaît localement, L'Aurore, on s'émeut et s'indigne de la brutalité de l'armée vis à vis de ses Africains qui l'ont servi avec loyauté et qui ont tant sacrifié pour elle:
Le journal L'aurore titre: « 11 novembre sanglant à Morlaix: cent gendarmes tirent sur des Sénégalais désarmés (…). Deux mille Sénégalais récemment délivrés de camps de concentration et groupés à Morlaix attendaient depuis quelques jours leur départ pour l'Afrique. Après plus de quatre ans de captivité, leur arriéré de solde était très important, aussi en attendaient-ils le paiement avec fébrilité. Les 300 tirailleurs sénégalais indignés ayant refusé leur embarquement vont donc parvenir au camp de Trévé près de Loudeac dans les Côtes d'Armor (Côtes du Nord à l'époque) le 11 novembre 1944, et ils vont rester encore en rétention jusqu'au 18 janvier 1945, avant d'être transférés à Guingamp.
Pendant ce temps, leurs compagnons tirailleurs sénégalais sont embarqués pour Dakar et un climat d'agitation règne sur le bateau, puisqu'à chaque escale – Plymouth, Cardiff, Casablanca- les soldats demandent à ce qu'on leur paye leurs arriérés de soldes, tandis qu'on leur répond invariabalement qu'il n'y a pas assez de liquidités sur le moment dans les caisses et que leur réglera ce qu'on leur doit un peu plus tard. A Casablanca, pour calmer un peu le climat, on oblige 400 tirailleurs à débarquer.
Quand le Circassia arrive à Dakar le 21 novembre, les 1200 ex-prisonniers sont directement transférés au camp de transit de Thiaroye, ville proche de la capitale sénégalaise, avant de pouvoir regagner leurs pays d'origine. Là-bas, les tirailleurs sont très inquiets, craignant qu'on les disperse avant de leur verser leur dû, auquel ils devraient finalement renconcer, roulés dans la farine par une armée menteuse et manipulatrice comme la génération passée en 1918. A l'arrivée des tirailleurs à Thiaroye, le gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française envoie un télégramme au ministère des colonies à Paris disant qu'il y a urgence à satisfaire les légitimes réclamations des soldats démobilisés en disant sinon qu' « il n'est pas impossible que incidents graves se produisent malgrés précautions prises... ».
C'est pourtant ce qui arrive. Ne voyant pas venir leur solde alors qu'on leur demande maintenant de reprendre le train en partance pour Bamako au Mali, 500 tirailleurs refusent de prendre le train et retiennent le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie pendant une heure dans sa voiture.
Le 1er décembre, entre 35 et 70 hommes selon les estimations les plus basses sont tués à la mitrailleuse à Thiaroye. Ils s’appelaient Saliou, Amar, Dayo, Amadou, Mao, Fara, Sikosio, Ibrahima N’Diaye, N’gour N’gour, Niadé Duazai, Sadiou Sène, M’Bap Senghor, et bien d’autres dont les identités ont été enfouies, cachées comme leurs corps. Ils avaient risqué leur vie et sacrifié des années de leur vie pour la défense de la France.
Plusieurs autres ont été condamnés de manière expéditive par la justice militaire dans un procès à charge à 10 ans d’emprisonnement. Leur crime : avoir réclamé leurs droits.
Des tirailleurs sénégalais passés par Morlaix et aussi très probablement, pour la petite histoire, des compagnons d’armes de mon grand-père maternel, paysan breton de Loire-Inférieure, Raymond Dupont, qui avait été en tant qu’appelé puis rappelé plusieurs années sergent-chef dans un régiment de tirailleurs sénégalais, d’abord à garder des républicains espagnols sur les plages des Pyrénées orientales à Argelès sur Mer dans des camps de concentration qui ressembleront sensiblement au sort réservé aux tirailleurs sénégalais fait prisonniers en France, gardés par la gendarmerie française, de 40 à 44, puis dans la drôle de guerre et la vraie guerre en mai-juin 1940, Raymond Dupont étant fait captif à Mirecourt dans les Vosges, en même temps que ses compagnons d’armes tirailleurs sénégalais, notamment Antoine Abibou et Doudou Diallo, mais envoyé en stalag de prisonnier de guerre en Allemagne, quand les tirailleurs africains sont eux envoyés prisonniers en France.
C’est pourquoi nous faisons aujourd’hui avec autant d’émotion cet hommage aux tirailleurs sénégalais, réparation d’un oubli et d’une injustice, signe de l’amitié et de la reconnaissance que nous leur portons, ainsi qu’à leurs descendants.
Ismaël Dupont, conseiller départemental du Canton de Morlaix, avec Gaëlle Zaneguy
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