En 1924, les ouvrières des usines de sardines de Douarnenez se mettent en grève « pour les sous ». Le début d’une lutte historique, dont les traces demeurent à chaque coin de rue, dans les représentations artistiques, les usines et la célébration du centenaire de cette mobilisation, ce jeudi 21 novembre.
Léa Petit Scagnola, L'Humanité, 20 novembre 2024
Un brin malicieuses, les comparses chantonnent les quelques mots révolutionnaires, interdits à l’époque de leurs aïeules : « Saluez, riches heureux, ces pauvres en haillons, saluez, ce sont eux qui gagnent vos millions. » Attablées aux Loups des mers, restaurant niché sur les quais du port du Rosmeur, deux Douarnenistes badinent : « Au départ de Tréboul, où y a des filles qui sont moches comme tout ! » entonne Françoise Pencalet, professeure d’histoire et conseillère municipale de gauche à Douarnenez (Finistère). Monique Prévost, ancienne maire socialiste, rit avec elle.
Elles chérissent les souvenirs d’airs fredonnés aux repas de famille, en mer pour le pêcheur de langoustines qu’était le père de Françoise, et à l’usine par un chœur constitué des ouvrières de la sardine. On les appelait autrefois les Penn Sardin, dans la bouche des bretonnants (en français, « têtes de sardine »).
Ces travailleuses des conserveries de poisson de Douarnenez, dans les années 1920, se lèvent à l’aube, enfilent leur tablier sombre et s’affairent à couper, éviscérer et mettre en boîte les petits poissons. Leur grève victorieuse en 1924, pour de meilleurs salaires et conditions de travail, est célébrée cette année, pour le centième anniversaire de la lutte.
Ce 21 novembre, sa commémoration, faite de chants, conférences et de quiz, a vu le jour grâce à un collectif créé par Monique Prévost et Françoise Pencalet. Elles espèrent rassembler les 14 000 âmes de la commune, encore ouvrière, où tout le monde se connaît.
Les deux acolytes pointent les usines surannées et agglutinées en contrebas du port de pêche. Plusieurs ont été transformées en logements HLM, l’ancien séchoir à thon du dernier étage est devenu une buanderie. Quelques maisons plus loin, l’Abri du marin incarne à lui seul une forme d’amnésie de la mémoire ouvrière.
Autrefois lieu d’instruction catholique des pêcheurs, il accueille aujourd’hui des touristes fortunés dans des locations de luxe. Il faut imaginer que, cent ans plus tôt, plus de 2 000 travailleuses exigeaient et scandaient dans ces ruelles exiguës du vieux village : « Pemp real a vo ! » Littéralement, « cinq réaux (monnaie espagnole de l’époque), il y a aura » dans leur bourse, représentant 1,25 franc par heure de labeur.
Du petit matin jusqu’à ce que le stock de sardines soit épuisé, tard le soir, les travailleuses endurent des journées harassantes, pouvant durer jusqu’à 18 heures. Elles ne sont guère récompensées : 0,80 franc de l’heure, soit le prix d’un litre de lait, rappelle Françoise Pencalet.
Une grève de femmes contre la misère
Le 21 novembre 1924, une vague de rébellion prend naissance à la conserverie Carnaud, avant de se répandre dans les 25 entreprises de Douarnenez ; 2 000 travailleuses cessent de courber l’échine et de mettre en boîte les sardines pêchées par leurs maris ; 70 % des grévistes sont des femmes et mettent alors à l’arrêt le premier port sardinier du pays.
La mobilisation s’organise, soutenue par des militants syndicaux, féministes et communistes venus de Paris. Comme Charles Tillon, syndicaliste de la CGTU, futur commandant en chef des Francs-Tireurs et Partisans et ministre communiste.
Mais aussi, Lucie Colliard, activiste féministe et membre du comité directeur du PCF. Augustine Julien, ouvrière de production et déléguée de l’usine Parmentier, a conté à sa petite-fille sa rencontre avec la militante communiste : « Lucie Colliard lui a ouvert les yeux quant au fait d’être » citoyenne », de se battre pour ses droits ». Monique et Françoise se battent pour que Lucie Colliard soit enfin honorée à Douarnenez, étant donné ce qu’elle a apporté à la grève et aux sardinières.
Elles recueillent des signatures pour que l’ancienne usine Béziers, symbole de la répression patronale, devenue un parking, porte le nom de la militante. « Elle a tenté d’importer ses revendications d’égalité des genres, mais ça n’a pas pris du côté des sardinières, mesure Françoise Pencalet. Ce n’était pas réellement une grève féministe, mais plutôt une grève de femmes contre la misère. »
Après des mois de lutte acharnée, les sardinières finissent par obtenir un salaire horaire d’un franc, une augmentation de 50 % après 22 heures et au-delà de la dixième heure de travail consécutive, ainsi que la reconnaissance du droit syndical. La scène de la victoire est collée sur les murs de la ville grâce à un photomontage de Marianne Larvol, artiste locale. « Regardez comme elles étaient ravies ! » s’enthousiasme Monique Prévost.
Cent ans après, l’ancienne maire porte autour du cou un talisman mémoriel qui ne la quitte plus : un réal percé d’un trou, le sou tant convoité, et obtenu par les Penn Sardin lui colle à la peau. Sur les quais du port Rhu, un autre photomontage, plus dramatique cette fois, raconte les jours qui précèdent la victoire, le 8 janvier 1924.
Car, avant de céder, les usiniers engagent des briseurs de grève parisiens et tentent d’assassiner l’un des tenaces défenseurs des sardinières, Daniel Le Flanchec, maire communiste de la ville. Marianne Larvol est ainsi à l’origine de douze œuvres mémorielles dans la cité. Adossée au mur de l’ancienne maison de l’édile, elle détaille le portrait de ce « héros local ». Blessé par balle à la gorge, il survit. La tentative d’assassinat indigne largement dans le pays et participe à faire basculer la lutte.
Les Penn Sardin de 2024
À bâbord, le regard des deux femmes se pose sur des mouettes rieuses qui planent au-dessus des bateaux de pêche. Leur vol suit un marin. Jean s’en va en mer pour la journée uniquement, « de quoi gagner un salaire misérable, revenir dormir à la maison et recommencer », gronde-t-il, la capuche de son ciré sombre rabattue sur les yeux. Il ramène aussi la godaille – rebut de pêche offert aux marins – pour nourrir ses trois petits garçons apprentis pêcheurs.
Françoise Pencalet se régalait de ces « chutes » de langoustines rapportées par son père tous les trois mois. « C’est pour cela que les filles et les fils de langoustiniers ont le teint tout rose, ils ont passé leur enfance à manger de la langoustine », taquine Monique Prévost.
À Douarnenez, les deux plus gros employeurs sont toujours, en 2024, des usines d’agroalimentaire. La moitié de la population active y travaille. Mais les marins peinent encore à vivre dignement, tandis que les ouvriers des usines de sardine et de thon se battent toujours pour un salaire à la hauteur du sacrifice d’un corps esquinté. L’entreprise Chancerelle, qui existait déjà il y a cent ans, s’est installée en périphérie de la ville. Seules les âmes d’anciennes sardinières tuées à la tâche flottent encore dans les ruines des anciennes conserveries du centre-ville.
« Le travail est resté artisanal, pénible, répétitif et payé une misère », déplore Sébastien Friant, délégué CGT de l’entreprise. Ce sont encore majoritairement des femmes qui s’y collent : 327 des 500 salariés sont des travailleuses. Patricia, ouvrière de production depuis 1994, ne supporte plus les cadences infernales. Son dos la fait souffrir, ses épaules et ses poignets aussi. « Je ne tiendrai jamais jusqu’à la retraite… » souffle-t-elle, éreintée. « Nous sommes conscients que les métiers de nos collaborateurs dans nos ateliers de production peuvent être exigeants », commente l’entreprise…
Comme pour les sardinières de l’époque, la journée de Patricia se termine uniquement lorsque les poissons sont mis en boîtes et prêts à être livrés. Parfois à 17 heures, parfois à 19 heures selon les stocks et ce que le patronat décide. La lutte des classes continuerait-elle à Douarnenez ? Tiphaine Guéret, journaliste indépendante et autrice de l’ouvrage Écoutez gronder leur colère, les héritières des Penn Sardin de Douarnenez, fait un lien entre la lutte de 1924 et celle, en octobre 2023, des ouvrières actuelles, pour une hausse de salaire de 10 % et une amélioration des conditions de travail.
« On a fini par obtenir 2,6 % de revalorisation de nos primes, 30 euros en plus par mois sur un salaire à peine au-dessus du Smic », s’attriste Sébastien Friant. La direction se targue de salaires « environ 3 % au-dessus des minima conventionnels » et « au-dessus du Smic, ce qui nous positionne comme une entreprise mieux-disante que la plupart des entreprises environnantes ».
« C’est fédérateur de fêter le centenaire, mais les conditions de travail ont bien changé », assure aussi la maire divers droite de la commune, Jocelyne Poitevin. Comme si les sardinières d’aujourd’hui n’étaient pas confrontées elles aussi à des conditions de travail et de très bas salaires pour leur époque. Et comme s’il n’y avait ici rien à remuer…
Mémoire ouvrière, un enjeu politique
Les commémorations ne sont d’ailleurs pas sorties de nulle part. Il y a un an, Françoise Pencalet et Monique Prévost se scandalisent d’une coupure de presse : une interview de la maire actuelle, Jocelyne Poitevin donc, qui, dans le Télégramme de mai 2023, déclare : « À chaque fois, on nous ramène l’histoire ouvrière, les sardinières (…). C’était il y a cent ans, il faut arrêter ! » Monique Prévost écarquille les yeux, abasourdie : « Comment peut-on tourner le dos à notre histoire ouvrière ? Nous ne pouvions pas laisser dire cela ! » Contre-attaque. Les deux femmes décident de créer un collectif de célébration du centenaire de la lutte et imaginent un cycle de conférences, en plus d’inclure les commerçants et les associations du coin aux festivités.
Les cordes vocales toujours échauffées, elles imaginent une foule chantant les airs révolutionnaires des sardinières et rassemblent largement. Sept répétitions plus tard, Eva et Manon, qui se définissent comme « passeuses de chant », se disent fières « de ce mélange de gens, des enfants de l’école jusqu’aux personnes âgées en Ehpad ».
Ethan, 7 ans, récite les paroles le soir avant de s’endormir, pour ne pas les oublier. « Il faut travailler, il n’y a pas d’horaires. À bout de fatigue, pour n’pas s’endormir. Elles chantent en chœur, il faut bien tenir », balbutie-t-il. Ses parents font aussi partie de la foule chantante : des répétitions imprévues ont parfois lieu au moment du dîner, « pour que les paroles rentrent dans nos mémoires » !
D’autres s’entraînent à reproduire le rythme de la musique : « Il faudra battre la mesure en entrechoquant deux sabots », explique Gildas Sergent, de l’association Emglev Bro Douarnenez, qui promeut la culture et la langue bretonnes. Et les tenues complètes des sardinières sont à découvrir dans les locaux de la médiathèque, avec une exposition réalisée par la municipalité, malgré sa volonté de reléguer la grève de 1924 à un folklore lointain.
« Il ne faut pas minorer la participation de la municipalité dans le programme », se défend la maire. « La municipalité a soutenu notre collectif, mais elle n’est pas à l’origine d’une quelconque action, bien qu’elle ait été notre partenaire financier pour le logo, la location de salle », pointe Françoise Pencalet.
L’artiste Marianne Larvol continue : « Politiquement, il lui aurait été impossible de ne pas s’associer au centenaire étant donné ce que nous, le collectif, organisons. » Preuve que tout est question de rapport de force et que, cent ans après, les sardinières entraînent encore les foules derrière elles.
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