Auteur de « Préférence nationale », l’historien, spécialiste de l’immigration en France, montre les ressorts qui conduisent des électeurs à mettre un bulletin Rassemblement national dans l’urne. Tout en faisant la différence avec le passé, il souligne le risque que représente toujours la prise de pouvoir de l’extrême droite.
Même si le chercheur hésite à s’exprimer à chaud, Gérard Noiriel retrace le processus historique qui conduit le pays dans la situation politique actuelle. Dans son ouvrage « Préférence nationale », paru dans la collection « Tracts » chez Gallimard, l’historien a montré comment la question de l’immigration a été instrumentalisée depuis la IIIe République.
Selon lui, elle sert aujourd’hui de « fédérateur » à un large électorat secoué par la peur des attentats, de l’insécurité et du déclassement social, qui compte des électeurs, racistes et non racistes, provenant en grande partie des classes populaires, mais parvient aussi, dans la dernière période, à s’élargir à certaines catégories de cadres, de retraités et de jeunes.
L’extrême droite s’approche encore davantage du pouvoir. Quel risque cela représente-t-il ?
L’une des grandes difficultés rencontrées par le chercheur qui s’efforce de comprendre objectivement la réalité, dans un contexte dominé par les passions politiques du moment, c’est qu’on pourrait l’accuser de minimiser la gravité de la situation ou de cautionner tel ou tel point de vue partisan.
L’éventualité que l’extrême droite arrive au pouvoir présente un réel danger pour notre démocratie, mais ce danger n’est pas du même type que dans le passé. Avant la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite était composée de petits groupes appelés les « ligues », qui voulaient prendre le pouvoir par la force.
Aujourd’hui, l’extrême droite est en passe de triompher par la voie électorale. C’est la preuve que nous vivons dans un monde plus pacifique qu’avant. Néanmoins, c’est la première fois dans l’histoire de notre pays que l’extrême droite risque de prendre le pouvoir avec le soutien d’une majorité de citoyens français.
Sans développer sur le plan historique comme vous le faites dans votre ouvrage « Préférence nationale », comment en est-on arrivé là ?
La première raison qui explique que nous en soyons arrivés là tient au fait que, dans les années 1980, la gauche au pouvoir a profondément déçu les classes populaires. C’est à partir de ce moment-là qu’une partie des victimes de la crise économique, illustrée par la progression incessante du chômage, a commencé à penser que ni la droite ni la gauche ne pouvaient résoudre leurs problèmes.
Ces laissés-pour-compte se sont alors tournés vers le Front national de Jean-Marie Le Pen. Celui-ci a installé son parti dans le champ politique en multipliant des provocations relayées par les médias dominants, car Le Pen est devenu un « bon client » des chaînes télévisées en concurrence pour les taux d’audience.
Au départ, les cadres de ce parti d’extrême droite et le noyau dur de son électorat étaient issus de nostalgiques de l’Algérie française, d’antisémites et de racistes s’acharnant contre les immigrés issus de l’ancien empire colonial.
Mais, dès les décennies suivantes, le FN a réussi à élargir son audience. Ceux qui s’étonnent de son score actuel devraient se souvenir qu’en 2002 déjà, Jean-Marie Le Pen avait devancé le candidat socialiste Lionel Jospin aux élections présidentielles avec plus de 4,8 millions de voix au premier tour et 5,5 millions au second tour.
On a toutefois parlé alors de « plafond de verre » infranchissable ?
Oui, la conquête du pouvoir d’État exigeait alors de gommer l’image sulfureuse que Jean-Marie Le Pen avait donnée de son parti pour acquérir une visibilité publique. Voilà pourquoi le Front national (FN) est devenu le Rassemblement national (RN) et Jean-Marie Le Pen a passé le relais à sa fille Marine.
L’exploitation des attentats terroristes commis par des criminels se réclamant de l’islam a servi d’argument central pour réactiver un programme qui reste centré sur la question de l’immigration. Le discours sécuritaire, qui fait partie du vieux fonds de commerce de l’extrême droite, a été servi aussi par les bouleversements récents de l’industrie de la communication.
Les chaînes d’information en continu matraquent quotidiennement leur public avec des récits de faits divers qui mettent en scène le plus souvent des criminels musulmans. Ce qui explique que, dans des villages où il n’y a pas un seul immigré, les gens puissent être convaincus qu’il faut combattre le « grand remplacement » islamiste.
Les transformations qui ont touché la communication de masse expliquent également que la forte progression de l’extrême droite ne soit pas un problème uniquement français. Toutes les démocraties sont touchées par la montée de ce qu’on appelle « le populisme ».
Parmi les autres raisons qui expliquent la situation actuelle, il faut aussi insister sur les divisions de la gauche et sur le rejet de la politique d’Emmanuel Macron. Rappelons-nous qu’il a été élu parce qu’il s’est présenté, lui aussi, comme l’homme nouveau qui répondrait aux attentes des déçus de la droite et de la gauche.
Dans la dernière ligne droite, le RN a semblé tergiverser sur ses propositions économiques et sociales. Cette évolution témoigne-t-elle, selon vous, d’une pure tactique ou d’un changement de cap ?
Non, il ne s’agit pas d’un changement de cap, mais d’une autre différence entre l’extrême droite d’aujourd’hui et celle des années 1930. Le RN adapte constamment son discours en fonction de l’actualité. La plupart des experts ayant montré le côté fantaisiste de ses propositions économiques et sociales, Bardella et consorts préfèrent aujourd’hui entretenir le flou sur ce qu’ils feront réellement s’ils arrivaient au pouvoir.
C’est cette même logique qui explique que le RN puisse se présenter, depuis l’attentat terroriste du Hamas, le 7 octobre 2023, comme un rempart contre l’antisémitisme. Ce qui ne changera pas lors de leur prise de pouvoir, ce sont les mesures qui servent les intérêts de la classe dominante et celles qui s’attaquent aux travailleurs immigrés, car ceux-ci ne peuvent pas se défendre.
L’implantation électorale de l’extrême droite à un niveau élevé touche maintenant toutes les régions. Le vote RN exprime-t-il une colère et un rejet des politiques en cours ou plutôt une adhésion à un projet raciste d’exclusion ?
Lorsque les électeurs se prononcent massivement pour un parti, cela ne s’explique jamais par une seule raison. Les études réalisées au lendemain du premier tour soulignent que le RN bénéficie d’un électorat « attrape-tout ». C’est un fait qu’il attire principalement les électrices et les électeurs des milieux populaires, peu diplômés et qui vivent surtout dans les zones rurales. Ce vote de classe s’explique par l’aggravation des difficultés économiques qui touchent la société française.
On peut donc y voir le rejet des politiques macronistes et l’espoir qu’un parti qui n’a jamais été au pouvoir soit capable de résoudre leurs problèmes. Mais ce qui est peut-être le plus nouveau, c’est la progression – même s’il reste minoritaire – du vote pour l’extrême droite chez les cadres, les retraités et les jeunes.
Diverses raisons peuvent l’expliquer : la crainte du déclassement social, l’évolution des mœurs (tel le rejet du mariage pour tous dans une partie du monde catholique), l’angoisse collective suscitée par les crimes, les attentats, la délinquance, qui constituent l’essentiel de ce que les médias dominants nomment « l’information continue ».
Si le « problème de l’immigration » reste au centre du programme de l’extrême droite, c’est parce qu’il fonctionne comme l’argument fédérateur entre les diverses composantes de l’électorat du RN. Mais cela ne veut pas dire que tous les citoyens qui votent pour ce parti soient racistes.
Il faut faire attention à l’usage des mots, car vous n’aurez aucune chance de convaincre des électeurs qu’ils sont dans l’erreur si vous les traitez de racistes.
Si tous ne sont pas racistes, cela signifie que certains le sont…
Une partie des électeurs du RN sont effectivement racistes, au sens où ils considèrent que l’origine, la religion, la couleur de peau sont des critères déterminants pour distinguer le « nous » Français et le « eux » étrangers, et qu’il faut éliminer celles et ceux qui ne sont pas « comme nous ». Mais les experts au sein du RN savent bien comment éviter d’être condamné par la justice pour racisme.
C’est pourquoi les mesures sur l’immigration qui figurent dans leur programme exploitent les contradictions du système républicain. Ces mesures se focalisent explicitement sur des critères qui relèvent du droit de la nationalité, et non sur l’origine ou la religion.
On sait qu’indirectement, le RN vise les étrangers qui sont issus de l’ancien empire colonial français, et principalement les musulmans. Mais ce n’est pas inscrit explicitement dans leur programme. Voilà pourquoi beaucoup d’électeurs du RN estiment que la gauche leur fait un procès d’intention en les accusant de racisme.
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