Entretien Pierre Ouzoulias : « Sur le financement de l’école privée, il y a un combat de classe à mener »
Vice-président du Sénat, le communiste Pierre Ouzoulias a déposé une proposition de loi visant à conditionner l’aide publique aux établissements privés à des critères sociaux.
Entretien avec Elisabeth Fleury, L’Humanité, 25 janvier 2024
Selon la Cour des comptes, 13 milliards d’euros d’argent public sont versés chaque année aux établissements privés, soit l’équivalent du budget de la Justice… Sur cette somme, environ 8,5 milliards proviennent de l’État, le reste des collectivités. Une part sur laquelle nous n’avons pas beaucoup d’indications et pas de contrôle. Depuis la réforme avortée de Savary, en 1984, les établissements privés relèvent de la direction financière et non de la direction générale de l’enseignement scolaire. Cela en dit long sur la nature de leur lien avec l’État.
Certains de ces établissements dégagent des bénéfices…
Pierre Ouzoulias
Sénateur PCF, vice-président du Sénat
Parfois constitué en sociétés anonymes et non en associations, leur taux de rentabilité dépasse 10 % et l’instruction religieuse n’y est pas toujours une priorité. Pour eux, l’objectif est clairement de faire de l’argent et le secteur de l’éducation est un marché comme un autre.
Ça a commencé par le supérieur ; c’est en train de gagner les autres niveaux avec, derrière, de l’enrichissement personnel, des détournements de fonds, des petits arrangements. L’Éducation nationale ferme les yeux. Elle ne veut pas se mêler de la gestion de ces établissements. Il y a une forme d’omerta dont le fondement tient en une phrase : « Ne pas relancer la guerre scolaire. » Un argument qui permet au privé de faire n’importe quoi.
Quelle forme de contrôle faudrait-il instaurer ?
Le même que pour les établissements publics. Or, comme le montre l’affaire Stanislas, on en est très loin. Catéchèse obligatoire, contenus de cours illégaux, modes d’expression homophobes ou sexistes qui tombent sous le coup de la loi : tout cela était pourtant connu. Il faut reconnaître à Pap Ndiaye (ministre de l’Éducation de mai 2022 à juillet 2023 – NDLR) le mérite d’avoir diligenté une inspection, ce qui lui a sans doute coûté son poste.
Stanislas est-il représentatif de l’ensemble de l’enseignement confessionnel français ?
Non. En Bretagne, par exemple, où les établissements privés accueillent presque 50 % des élèves, il est évident qu’on n’applique pas les méthodes de Stanislas, sinon cela ne marcherait pas. Stanislas est plutôt représentatif d’une volonté sécessionniste, celle de s’ouvrir à des classes sociales très privilégiées, où l’on cultive l’entre-soi. Amélie Oudéa-Castera le dit elle-même : elle n’est pas catholique, elle veut juste que ses enfants se retrouvent avec ceux de ses amis.
« Pour eux, l’objectif est clairement de faire de l’argent et le secteur de l’éducation est un marché comme un autre. »
Avec ces établissements, on a affaire à une contre-société, ancrée dans des idées de l’ancien régime, qui refuse les apports de la Révolution française. C’est exactement la même stratégie politique que celle de Bolloré avec les médias. Une forme de conservatisme très militant, qui crée des points d’appui dans des institutions pour faire son travail « gramscien » de conquête des esprits. Là-dessus, il y a un combat de classe à mener, un combat républicain. Il faut être dur, arrêter de penser qu’on peut laisser ces gens-là s’organiser.
Comment agir ?
Ma proposition de loi, signée par l’ensemble des communistes, des écologistes et une grande partie des socialistes, considère que l’État et les collectivités pourraient – ce n’est pas une obligation, on ne va pas très loin quand même – moduler leurs subventions en fonction de plusieurs critères, dont le premier serait social.
À partir du moment où vous ne faites aucun effort pour accueillir des gamins des classes populaires, on diminue vos subventions. Si on arrive à récupérer ne serait-ce que 1 milliard d’euros sur les 13 donnés au privé, c’est toujours ça de plus pour l’enseignement public.
Certains parlementaires voudraient qu’il n’y ait plus du tout d’enseignement privé. Qu’en pensez-vous ?
C’est beau, c’est radical, mais c’est totalement irréaliste. L’enseignement privé, c’est 2 millions d’élèves et 140 000 enseignants. Si on leur enlève l’argent public, ils deviennent quoi ? On en fait quoi ? Ce qu’il faut, c’est doter l’État et les collectivités de moyens de pression et de contrôle, en s’appuyant sur la modulation de la subvention, une hausse des inspections, et un contrôle identique dans le privé et le public.
Stanislas, est-ce l’arbre qui cache la forêt ?
C’est un révélateur, en tout cas. Et ce, grâce au talent politique absolu de notre nouvelle ministre, qui a toujours vécu dans sa bulle, met les pieds dans le plat et, chaque jour, en remet une couche. Quand on vit dans un quartier difficile, vouloir échapper à un établissement compliqué, je peux le comprendre, je ne juge pas les parents. Mais le jour où on lâche l’école publique, tout une partie de notre idéal républicain disparaît.
Enseignement privé et argent public, un système hors de contrôle
Olivier Chartrain, 25 janvier 2024, L'Humanité
Chaque année, 13 milliards d’argent public sont injectés dans l’enseignement privé sous contrat. Le scandale du collège Stanislas montre que la distribution et l’affectation de ces sommes considérables sont loin d’assurer qu’elles soient utilisées dans le respect du cadre républicain.
Amélie Oudéa-Castéra mène un train d’enfer. Depuis son arrivée au ministère de l’Éducation nationale, pas une journée ne passe sans une révélation, une énième bourde, un nouveau scandale. Savoir combien de temps elle pourra tenir à ce rythme constitue sans doute une question légitime.
Mais dans le bruit et la fureur des polémiques, il ne faudrait pas perdre de vue l’essentiel : la mise en lumière crue, à travers l’affaire du collège Stanislas, d’un système qui prospère depuis des années dans l’ombre d’une République peu regardante. On parle bien entendu de celui bâti par l’enseignement privé sous contrat, qui se nourrit avec grand appétit d’un argent public dont l’éducation nationale manque pourtant cruellement.
Un modèle économique accro aux subventions publiques
Combien, au juste ? Personne ne le sait. Dans le rapport qu’elle a consacré en juin 2023 à l’enseignement privé sous contrat, la Cour des comptes affiche les 8 milliards d’euros consacrés, dans le budget 2022, aux rémunérations des enseignants du privé (entièrement prises en charge) et au « forfait d’externat », couvrant en partie celles des personnels non enseignants. Or elle l’indique elle-même : si cet argent est « prédominant dans (le) modèle économique » du privé, il représente 55 % des financements dans le 1er degré et 68 % pour le second degré.
Le reste est assumé en partie par les familles qui choisissent le privé : respectivement 22 % et 23 %. Or, au-delà des frais de scolarité, les dons privés aux organismes de gestion, associations diocésaines et autres fondations qui participent au financement des établissements privés, ouvrent largement droit à des déductions fiscales : 66 % de l’impôt sur le revenu (dans la limite de 20 % du revenu imposable) et même 75 % de l’IFI (impôt sur la fortune immobilière), plafonné à 50 000 euros.
40,2 %
C’est la proportion d’élèves issus de familles très favorisées dans le privé sous contrat en 2021. Ils étaient 26,4 % en 2000.
Le dernier gros contributeur aux finances du privé est encore public : ce sont les collectivités territoriales. Régions pour les lycées, départements pour les collèges, et communes pour le premier degré. Là non plus, personne n’a l’air de tenir les comptes de l’argent public ainsi distribué, qui situerait l’ardoise totale entre 11 et 13 milliards.
D’après les chiffres de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale (Depp), cités là encore par la Cour des comptes, les versements dus par ces collectivités au titre du fonctionnement des établissements privés sous contrat pèsent 21,6 % dans le 1er degré et 9,6 % dans le second degré. Il faut y ajouter des dépenses dites « extralégales », non dues au titre de la loi mais ajoutées, pour financer des travaux, du matériel, des voyages, etc. Et c’est là que les choses s’aggravent.
Des sommes parfois considérables sont ainsi ajoutées au « pot » du privé, à même de faire grincer des dents, comme en Île-de-France, où la présidente de région, Valérie Pécresse, subventionne généreusement les travaux de certains lycées privés huppés (comme les désormais célèbres ascenseurs de Stanislas), alors que de grands établissements publics des quartiers populaires attendent leur rénovation depuis des lustres et menacent de tomber en ruine (lire ci-après).
« Il y a peut-être des dizaines, des centaines de Stanislas dans tout le pays »
Corapporteur de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur le financement public de l’enseignement privé sous contrat, qui doit rendre son rapport en mars, le député LFI Paul Vannier a auditionné, depuis septembre, des dizaines d’acteurs du secteur. Il observe : « Cet argent public versé à Stanislas fait scandale, mais c’est comme ça partout. Il y a peut-être des dizaines, des centaines de Stanislas dans tout le pays. »
L’explication, pour lui, c’est « l’opacité : il n’y a aucune traçabilité de l’argent versé aux écoles privées sous contrat. On sait ce qui rentre dans les caisses des établissements, mais on ne sait pas quand ça ressort, ni à quoi ça sert ». Les représentants des collectivités siègent de droit dans les conseils d’établissement, mais n’y sont jamais invités et ne montrent guère d’empressement à s’y rendre.
Au niveau du ministère, ce n’est guère mieux. Il apparaît ainsi que le SGEC (Secrétariat général de l’enseignement catholique, qui pèse 96 % du privé sous contrat et de ses 2,1 millions d’élèves) est érigé, par un simple usage établi, comme interlocuteur exclusif du cabinet et de la Direction des affaires financières. Celle des affaires scolaires (Dgesco), qui supervise pourtant tous les financements de l’école publique, semble mise à l’écart.
Dans les régions non plus, les Directions générales des finances publiques (DGFiP) ne se montrent guère curieuses. Celle de Rennes – première région pour la proportion d’élèves dans le privé – a ainsi procédé en 2023, raconte le député, à son « premier audit » depuis au moins dix ans. Concernés : deux établissements – sur 1 200. À ce rythme, la détection d’éventuels problèmes risque de prendre beaucoup de temps.
Moduler le financement public du privé sous contrat, c’est possible !
La situation n’est guère meilleure sur le plan pédagogique où, faute de moyens humains, le contrôle se limite à ce qui existe dans le public : un inspecteur passe une heure dans une classe et puis s’en va. Contrôler le projet d’établissement, vérifier son adéquation avec le contrat d’association avec l’État qui justifie les subsides publics ?
Comme le prouve l’épisode Stanislas – avec ses vrais-faux cours d’éducation sexuelle et sa catéchèse obligatoire –, de contrôle, il n’y a point. Jusqu’à menacer le bien-être et la sécurité des élèves ? « C’est un système opaque, s’alarme Paul Vannier, où circulent des masses considérables d’argent public hors de tout véritable contrôle. Toutes les conditions sont réunies pour que le cadre légal soit piétiné. »
Pour l’élu, assujettir le privé hors contrat à un véritable contrôle de légalité, mais aussi abroger les lois Carle et Blanquer, qui obligent les communes à financer le privé à égalité avec le public, est nécessaire. Au-delà, il souhaite légiférer pour moduler le financement public du privé sous contrat, selon des critères à définir : carte scolaire, mixité socio-scolaire, pénalisation des pratiques d’éviction des élèves en difficulté, etc.
Une proposition pas si éloignée de celle déjà avancée par le sénateur communiste Pierre Ouzoulias. De quoi laisser l’espoir d’un accord suffisamment large pour qu’enfin la République finance, pour tous ses enfants, un égal accès à une école qui, partout, respecte ses lois et ses valeurs.
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