Alors que l’armée israélienne bombarde depuis un mois et sans relâche la bande de Gaza, les victimes civiles se comptent par milliers. Dans les rues dévastées, au milieu des gravats, les Gazaouis vivent terrifiés. Reportage sur place, de trois journalistes palestiniens.
Bande de Gaza, correspondance particulière.
Chaque matin, lorsque l’on vit à Gaza, le réveil se fait au son des bombardements. Les enfants crient, à chaque frappe, les voisins hurlent et, sous les décombres, à proximité, des cadavres. Des survivants aussi. La puanteur des corps en décomposition, coincés sous les gravats, est insupportable.
On entend des appels à l’aide. Un scénario quotidien. Il n’existe aucun endroit sûr à Gaza. Les bombardements aveugles ne distinguent pas les jeunes des vieux, les enfants des adultes, les hommes des femmes.
Au milieu d’une rue dévastée par les missiles israéliens, une femme raconte ainsi ce moment où, après une frappe brutale, elle a cru à un sursis miraculeux lorsque l’assourdissant fracas s’est tu, et qu’elle s’est sentie physiquement intacte.
Mais ce répit s’est transformé en un spectacle d’effroi. Quand, dans un geste instinctif, elle a cherché à retirer les gravats qui recouvraient son enfant, la main qu’elle tenait dans la sienne était détachée du corps de son fils de 4 ans.
Cette scène n’est pas une horreur isolée. C’est une réalité quotidienne. Ici, chaque habitant est conscient d’être une cible potentielle dans cette tragédie qui se répète.
Cette femme incarne les innombrables victimes, cette multitude silencieuse dont la douleur est souvent réduite à un chiffre, une statistique dans le décompte macabre de ce qu’on appelle la guerre. Mais, à Gaza, peut-on parler de guerre lorsqu’il s’agit essentiellement d’attaques contre les civils ?
Avant de perdre ses quatre enfants, Susanne « vivait dans la joie »
Susanne a 31 ans. Elle vit à Jabaliya, le plus grand des huit camps de réfugiés de la bande de Gaza, créé en 1948 et où résident 59 574 personnes. Malgré la petite taille des habitations, l’étroitesse des couloirs et des rues, elle raconte que, dans sa modeste maison de 75 mètres carrés, elle vivait dans la joie. Avec son mari, chauffeur de profession, avec Mohammed, Khaled, Amjad et Abeer, ses quatre enfants.
Depuis toujours, Susanne chérissait cette maison. Elle représentait l’espoir de retourner un jour dans celle de ses grands-parents, à Jaffa, d’où ils ont été expulsés en 1948. « Je me levais chaque matin à six heures pour réveiller mes enfants, préparer leur petit déjeuner, puis les accompagner à l’école », explique-t-elle.
Mais, depuis le début de l’agression israélienne, elle avait confiné ses petits dans une pièce pour qu’ils restent ensemble, pour les rassurer, pour qu’ils ne craignent pas les bombardements, répétés et cruels, qui touchent toutes les zones de Gaza.
Le monde de Qamar a disparu
Dans la province de Khan Younès, nous nous rendons à Khuzaa, non loin de la frontière est de la bande de Gaza. Qamar, 19 ans, y habitait avec sa famille. Étudiante en génie logiciel, la jeune femme était très enthousiaste à l’idée d’entamer une nouvelle année universitaire, lui permettant de se spécialiser en intelligence artificielle à l’université de Palestine. « Je m’étais acheté de nouveaux vêtements, de nouvelles chaussures aussi », raconte-t-elle dans un maigre sourire.
Pour l’occasion, son père lui avait offert le tout nouvel ordinateur portable dont elle avait « toujours rêvé ». Une dépense importante pour cet ouvrier du bâtiment qui a toujours eu du mal à subvenir aux besoins de ses six enfants. Mais l’aînée à l’université…
Qamar parle de Khuzaa comme d’un paradis sur terre, avec ses vastes espaces verts. Elle aimait se promener dans la campagne avec ses amies, respirer l’air pur, loin de la pollution des usines et des voitures. Elle ferme les yeux. Ce monde a disparu. Cinq jours après le début de la guerre, son père a pris la décision de quitter la maison pour trouver refuge dans la partie ouest de la province de Khan Younès.
Sans proches sur place, la famille de Qamar s’est rendue dans un établissement scolaire de l’UNRWA (l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens), l’école primaire pour garçons Ahmed Abdel Aziz, juste à côté de l’hôpital Nasser. « Jamais je n’aurais imaginé devoir cohabiter avec des milliers de personnes dans une école d’à peine 900 mètres carrés », raconte-t-elle en pleurant.
Elle se souvient des enfants qui courent partout, des hommes qui s’affairent, des femmes, tentant de ranger les quelques sacs emportés à la hâte. Et tout le monde, qui cherche de l’eau. Qamar partageait là une petite salle de 20 mètres carrés avec son père, sa mère, ses cinq jeunes frères et sœurs, ainsi qu’un autre couple et leurs deux enfants.
Devant la salle de bains commune, il fallait patienter des heures. Attendre son tour. Un soir, alors qu’ils étaient tous réunis peu de temps avant le coucher du soleil, un bruit puissant a retenti. Les bombardements étaient si proches de l’école que Qamar a vu les éclats d’obus tomber sur le bâtiment. Lorsqu’elle en parle, la peur, encore, envahit ses yeux. Elle pleure. Puis se souvient de son ordinateur portable, qu’elle n’a pas pu emporter en quittant sa maison. Elle ne sait pas si celle-ci est encore debout.
Le docteur Nahed Abou Taima manque de tout
Le docteur Nahed Abou Taima, directeur de l’hôpital médical Nasser à Khan Younès, ne sait plus où donner de la tête. Les dépouilles des morts et les blessés arrivent en nombre, sans discontinuer. Parmi eux, beaucoup de femmes, beaucoup d’enfants.
La place manque et les équipes médicales installent les patients à même le sol. Ces scènes dramatiques rappellent les précédentes guerres menées par Israël contre Gaza. « Il y a une grave pénurie de fournitures, en particulier pour les cas les plus graves. L’armée d’occupation cible les hôpitaux », souligne Nahed Abou Taima.
« Nous manquons de médicaments, pour les soins intensifs et les opérations. L’aide qui nous est parvenue ne répond pas aux besoins. Cet hôpital fonctionne avec l’énergie d’un générateur mais le carburant n’entre plus dans la bande de Gaza depuis le début de l’agression. Si nous n’avons plus de carburant, les blessés, les personnes en soins intensifs et les bébés prématurés dans les pouponnières sont condamnés à mort. »
En tout, plus d’une quinzaine d’hôpitaux ont fermé leurs portes dans la bande de Gaza, faute de carburant pour alimenter les générateurs. Sans électricité, un hôpital devient une fosse commune.
Nozha pensait « partir pour seulement quelques jours »
Des centaines de milliers de personnes ont fui le nord, comme elles le pouvaient. En voiture, en charrette tirée par des ânes.. Peu importe. « On ne pouvait plus rester. On pensait que chaque minute serait notre dernière », confie Nozha Abou Zahir, la cinquantaine passée.
Elle est arrivée de Beit Lahia, une localité à l’extrême nord de la bande de Gaza, quasiment limitrophe d’Erez, le point de passage avec Israël. Sa maison a été bombardée. Alors, avec une autre famille dont les trois enfants souffrent tous d’hypoglycémie et ont besoin de soins, elle s’est dirigée vers le camp de Khan Younès.
Elle a pris la route avec ses sept filles. Son aînée est la mère d’un enfant qui souffre de problèmes sanguins. À Gaza, les maladies sont fréquentes, notamment à cause de l’eau. Nozha Abou Zahir vit aujourd’hui dans une petite maison, d’environ 50 mètres carrés, avec cinq autres familles. « Nous pensions partir pour quelques jours. Nous sommes là depuis des semaines, sans le minimum nécessaire. Les enfants dorment à même le sol, les adultes se reposent à tour de rôle, il n’y a ni électricité ni gaz. Il n’y a pas d’eau non plus. »
Pour Asmahan, les repas se font de plus en plus rares
Asmahan Al Haddad fait partie des centaines de milliers de déplacés. Elle aussi vient de Beit Lahia. À 49 ans, le visage compressé par un foulard, elle raconte les bombardements et dénonce : « Ils ont utilisé du phosphore blanc. Ça partait en gerbes et ça retombait comme des petites pastilles incandescentes », raconte-t-elle en faisant de grands gestes. « Nous sommes partis avec la peur au ventre, les routes n’étaient pas sûres. »
En dépit du danger, avec son mari et ses sept enfants, Asmahan Al Haddad a traversé quasiment toute la bande de Gaza pour rejoindre Khan Younès. La famille a réussi à trouver une maison, détruite en partie par les bombardements mais dans laquelle elle s’est installée. « On utilise de l’eau impropre, pour boire ou pour manger. On cuisine avec ce que l’on trouve dehors pour faire du feu. C’est dur, insalubre et mes enfants ont attrapé des maladies », raconte-t-elle.
Soudain, son mari l’appelle. Malgré toutes ses tentatives, il n’a pas trouvé de nourriture, « les marchés sont fermés et les boulangeries endommagées. » Ici, les personnes âgées et les jeunes ne mangent que tous les deux ou trois jours, une seule fois.
Pour les adultes en bonne santé, les repas sont de plus en plus rares. Ils ne réclament pas une trêve humanitaire, mais un cessez-le-feu et la fin du blocus implacable instauré depuis dix-sept ans. Pour que dans le camp de Jabaliya, Mohammed, Khaled, Amjad et Abeer puissent courir sans crainte d’être abattus. Pour que Qamar puisse reprendre ses études et réaliser ses rêves. Pour que Nozha Abou Zahir et Asmahan Al Haddad n’aient pas peur d’apprendre la mort de leurs proches. Pour que Susanne n’ait jamais à revivre son cauchemar.
commenter cet article …