L’ancien journaliste, spécialiste du Proche Orient, Charles Enderlin, retrace l’histoire de l’émergence du Hamas à Gaza et du rôle du gouvernement de Benyamin Netanyahou. « Ce qui est arrivé le 7 octobre, c’est l’échec d’une stratégie », estime-t-il.
25.10. 2023 - L'Humanité
Vous avez écrit sur les millénaristes et l’émergence du Hamas favorisée par les gouvernements israéliens. Comment analysez-vous les attaques du 7 octobre ?
Tout est lié. Ce qui est arrivé le 7 octobre, c’est l’échec d’une stratégie, d’une vision, d’une politique et d’une idéologie. Quand une nation subit une surprise stratégique de cette ampleur, cela signifie que tous les échelons non seulement du pouvoir mais aussi de la société sont concernés. Selon moi, c’est la conséquence de la stratégie menée par Israël envers les Palestiniens depuis 2005 et le retrait unilatéral des colonies de Gaza décidée par Ariel Sharon.
La communauté internationale applaudissait, croyant qu’il s’agissait d’un pas vers la paix. Ce n’était pas le cas. J’étais alors dans le bureau du négociateur palestinien Saeb Erekat qui suppliait au téléphone le bureau du premier ministre israélien, Ehoud Olmert – Sharon était déjà dans le coma –, de laisser Mahmoud Abbas déployer à Gaza un bataillon de policiers palestiniens formés en Jordanie par les Américains et les Jordaniens, avec l’accord des services israéliens.
Il s’agissait de renforcer la police et les services de sécurité de l’Autorité autonome. La réponse a été non. Le retrait s’est fait en laissant la police d’Abbas en position d’infériorité face au Hamas. Ensuite, sont venues les élections législatives palestiniennes : le renseignement militaire, le Shin Bet et même la CIA disaient aux Israéliens : « Il ne faut pas laisser le Hamas présenter des candidats aux élections, car ils risquent de les remporter. Ces élections s’inscrivent dans le cadre du processus d’Oslo, donc on ne peut pas laisser le Hamas qui veut le détruire y entrer. » Mais le Hamas a présenté des candidats et a remporté les élections comme prévu.
Ensuite, en 2007, le Hamas lance un coup de force à Gaza, passe à l’assaut des institutions de l’autorité autonome, tue 120 combattants du Fatah. Les généraux israéliens vont voir le premier ministre et lui disent : « On veut envoyer trois hélicoptères de combat pour soutenir le Fatah, l’Autorité palestinienne. » Là aussi, la réponse a été négative. La direction israélienne avait décidé de laisser le Hamas contrôler Gaza. À ce moment-là, en Cisjordanie, la police palestinienne et l’armée israélienne avaient repris leur coordination.
Est-ce à ce moment-là que débute ce « pas de deux » entre le Hamas et le gouvernement israélien ?
Ce n’est pas un pas de deux, c’est la décision stratégique du pouvoir israélien de laisser Gaza au Hamas pour bloquer toute possibilité d’accord avec les Palestiniens. Séparer Gaza de la Cisjordanie. Sur le fond, et contrairement à ce qui s’est raconté, le Hamas et le Fatah sont ennemis : ils se sont affrontés à Gaza lorsque le Cheikh Yassine, le fondateur de l’Union islamique à Gaza, a développé, dès la fin des années soixante, son mouvement, construisant de nouvelles mosquées, attaquant les éléments de gauche, tuant des professeurs considérés comme communistes, incendiant les cafés où l’on buvait encore de la bière…
À quelle époque ont eu lieu ces événements ?
La Moujamaa Al-Islami – l’Union islamique – a vu le jour en 70, dans le camp de réfugiés Chati et s’est développée très vite avec la bénédiction des autorités militaires. En septembre 1973, accompagné par le général gouverneur de Gaza, le Cheikh Yassine a inauguré le bâtiment de l’Union islamique. Il s’agissait en fait du siège des Frères musulmans à Gaza. La première intifada débute en décembre 1987 : on voit partout des drapeaux palestiniens, des portraits d’Arafat, et les religieux de l’Union islamique se tiennent d’abord tranquilles pour la plus grande satisfaction des militaires qui, dans un rapport, estiment qu’« ils sont formidables »…
Huit mois plus tard, ils découvrent que la Moujamaa Al-Islami s’est transformée en Hamas, le mouvement de résistance islamique, opposé à l’existence d’Israël. Sa branche armée, le commando Ezzedine Al-Qassam, attaque les forces israéliennes. Mais revenons en 2009, Netanyahou revient au pouvoir, et décide de poursuivre la politique menée par ses prédécesseurs, à savoir laisser Gaza au Hamas. Mais il faut lui donner les moyens de gouverner… et donc assurer son financement.
Vous vous êtes exprimé très récemment à ce sujet, une enquête a également été publiée par le quotidien israélien Haaretz… Comment se déroulait ce financement ?
Cela fait des années que je l’explique. Un jet privé venant du Qatar arrivait à l’aéroport Ben Gourion, un émissaire descendait avec des valises pleines de dollars, puis un convoi de la police israélienne l’accompagnait depuis le tarmac jusqu’à l’entrée de Gaza. Les valises étaient remises au Hamas, puis l’émissaire revenait et repartait dans l’avion. Je ne sais pas si ce sont des cadeaux du Qatar au Hamas ou s’ils étaient faits pour le compte d’Israël. Sur un temps long, cela représente des milliards.
S’il est difficile de déterminer l’origine de ce financement, est-il certain qu’il bénéficiait de l’assentiment d’Israël ?
Complètement. Pour autoriser l’arrivée d’un jet privé avec des dollars en liquide pour le Hamas, il faut l’autorisation du premier ministre de l’État d’Israël, de Netanyahou qui en 2019 expliquait aux députés du Likoud : « Qui veut empêcher la création d’un État palestinien, doit soutenir le renforcement du Hamas et le transfert de fonds au Hamas ».
Pendant les derniers mois, avez-vous décelé des signes annonciateurs des massacres du 7 octobre du côté du Hamas ? Quid du gouvernement de Benyamin Netanyahou ?
Dès la formation du gouvernement Netanyahou fin décembre 2022, j’ai eu le sentiment, que cette coalition ultranationaliste, orthodoxe et messianique, menait à une catastrophe. C’est le thème du Libelle que je publie au Seuil, Israël, l’agonie d’une démocratie. J’avais le sentiment que tôt ou tard, l’affaire palestinienne allait exploser, je croyais que cela arrivera en Cisjordanie. Il faut dire que le programme gouvernemental proclame d’emblée : « Le peuple juif a un droit exclusif et inaliénable sur la terre d’Israël. Le gouvernement développera l’implantation partout, y compris en Judée-Samarie (la Cisjordanie). »
Dès le 4 janvier, le ministre de la Justice, Yariv Levin, a présenté le projet de refonte judiciaire destiné à émasculer le pouvoir de la Cour suprême, le seul contre-pouvoir. Surtout Benyamin Netanyahou, pour réaliser le changement de régime, a fait entrer dans sa coalition les colons les plus radicaux, les plus racistes. Ils sont sur la même ligne idéologique que lui, persuadés que le peuple palestinien est une création factice du monde arabe pour détruire Israël. Il l’a écrit dans son livre programme, publié en 1993, Une place au sein des nations. C’est l’idéologie de son père, l’historien Benzion.
Pour le comprendre, il faut remonter aux années vingt et 30, au bouillonnement d’idées au sein de la communauté juive de Palestine. L’affrontement entre la vision d’un sionisme travailliste de David Ben Gourion et le sionisme nationaliste de Vladimir Jabotinsky, opposé à l’idée d’un judaïsme universaliste et au socialisme. Au sein de son mouvement, Jabotinsky faisait face à une opposition encore plus à droite. Néo fascistes, ils faisaient l’apologie de Mussolini. Le père de Netanyahou était très proche de ces groupes-là. Historien, il avait une vision profondément pessimiste de l’Histoire : « Le peuple juif a toujours été menacé de génocide : par les Égyptiens, les Persans, etc. Et aujourd’hui, ce sont les Arabes. »
Élu de justesse en 1996, Benyamin Netanyahou, qui, en 1995 et 1994, présidait de gigantesques manifestations où on scandait « à mort Arafat » et « à mort Rabin », a été obligé, sous la pression du président américain Bill Clinton, de serrer la main d’Arafat et d’accepter un retrait partiel de Hébron. La droite et les sionistes religieux ne lui ont pas pardonné cette concession. Il a perdu les élections en 1999.
Dix ans plus tard, il est de retour au pouvoir dans un environnement entièrement différent : Arafat n’est plus là, l’Autorité palestinienne a été laminée par la seconde intifada. Certes il y a Obama qui demande l’arrêt de la colonisation, mais le sionisme religieux, les colons sont passés à l’offensive. Après le retrait de Gaza en 2005, ils ont redéfini leurs objectifs : « Notre ennemi, c’est l’Israël séculier, les tribunaux, les médias. » Avec leurs valeurs messianiques, ils se lancent et infiltrent tous les instruments du pouvoir, trouvent de l’argent, créent des think tanks, par exemple Kohelet, qui va devenir une organisation centrale dans la galaxie sioniste religieuse. Ils aideront Netanyahou à faire voter, en 2018, la loi qui qualifie Israël d’État-nation du peuple juif et qui discrimine les non-juifs.
C’est la montée en puissance du messianisme que vous avez décrit dans votre ouvrage ?
Tout à fait, avec une première édition en 2013, « L’irrésistible ascension du messianisme juif ». À l’époque on me disait que ce n’était pas important, qu’ils étaient minoritaires ! Le livre est réédité, et mis à jour. Il vient de paraître, cette fois avec le sous-titre « Au nom du temple : l’arrivée au pouvoir des messianiques juifs ».
Précisément, qu’est-ce qui a changé depuis dix ans ?
Leur infiltration dans toutes les strates du pouvoir. Netanyahou les y a fait entrer comme ses alliés. Le gouvernement actuel compte des gens comme Bezalel Smotrich, Avi Maoz qui est un illuminé intégriste homophobe et raciste, qui ne veut pas de femmes en politique ni à l’armée, Orit Strook qui habite une colonie à l’intérieur d’Hébron. Ou encore Itamar Ben Gvir, le kahaniste ouvertement raciste…
Je raconte dans mon livre comment Netanyahou durant la campagne électorale de 2022, convoque chez lui, à Césarée, Ben Gvir, et lui explique au bord de la piscine : « Si tu veux entrer au gouvernement et devenir ministre de la Sécurité intérieure, tu vas enlever la photo de Baruch Goldstein (le terroriste juif qui assassina 29 Palestiniens à Hébron en 1994, N.D.L.R.) de ton salon. Et tu dis à tes supporters d’arrêter de crier morts aux Arabes, qu’ils crient plutôt morts aux terroristes. »
Et Ben Gvir, considéré comme un dangereux activiste radical, devient ministre de la Sécurité intérieure, qu’il a renommée Sécurité nationale. Une de ses premières décisions a été de réduire le temps des douches chaudes pour les détenus palestiniens : on croit rêver. Tout ce beau monde, avec leurs entourages de personnalités plus extrémistes les unes que les autres, est entré au gouvernement grâce à Netanyahou.
À cela il faut ajouter les ultraorthodoxes. Ils veulent garantir l’autonomie de leur communauté : pas d’armée, pas de travail, mais un financement de l’État. Dans les mois qui ont suivi la formation de ce gouvernement, on a assisté à un véritable pillage du budget de l’État. Des milliards sont allés dans les écoles talmudiques. D’un coup, Israël, pays high-tech, se retrouve avec des histoires moyenâgeuses…
Ce gouvernement a été très contesté par ce que l’on appelle le « mouvement pro-démocratie » ? Pensez-vous que celui-ci puisse avoir un avenir après les attaques du Hamas et la guerre actuelle ?
Je n’ai jamais vu les Israéliens manifester de la sorte contre le gouvernement. Le mouvement est gigantesque et bien vivant. Des milliers de volontaires remplacent le pouvoir là où il est absent. Car les choses se passent dans un désordre inimaginable dans ce pays censé être une grande start-up nation. Qu’il s’agisse d’évacuations de populations des zones de front, ou de la logistique et du transport des centaines de milliers de réservistes.
À Gaza, la situation est catastrophique, croyez-vous qu’il existe un risque de « seconde Nakba » ?
Non, il n’y aura pas d’expulsions de Palestiniens de Gaza. D’abord parce que l’Égypte n’en veut pas, et n’en a jamais voulu. Même avant 1967, lorsque Gaza était tenue par l’armée égyptienne, les Palestiniens n’avaient pas le droit d’aller en Égypte, ni même dans le Sinaï. Ce qui se passe à Gaza aujourd’hui est une tragédie épouvantable pour les Palestiniens, mais pas une nouvelle Nakba.
Dans ce cas, quel est l’objectif de Benyamin Netanyahou et de son gouvernement ?
L’objectif est simple : Israël vient de subir la plus grande défaite militaire depuis sa création et ne peut pas accepter l’existence à sa frontière d’une organisation capable de commettre de tels massacres. La mission confiée à l’armée est donc la destruction des capacités militaires du Hamas. Se pose la question des 222 otages israéliens, mais aussi des étrangers, auxquels s’ajoutent entre 100 et 200 disparus. Cela risque d’être bien pire si une intervention terrestre a lieu… Comment la société israélienne réagirait ? Il y aura une intervention terrestre, c’est sûr. La colère, la peur, la rage des Israéliens est immense. Les pertes palestiniennes sont déjà terribles. Cette guerre déclenchée par les massacres commis par le Hamas mène à des bains de sang comme la région n’en a pas connu depuis longtemps.
Venons-en à la Cisjordanie. Alors que tous les regards sont braqués sur Gaza, une centaine de Palestiniens y ont été tués depuis le 7 octobre. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Les colons, et les plus radicaux d’entre eux, profitent de l’absence de l’armée qui maintenait un semblant d’ordre, pour attaquer des agriculteurs palestiniens, détruire des maisons. Il faut suivre la situation de très près, et ce serait peut-être le moment pour la communauté internationale et les Européens de s’exprimer et de condamner ces attaques de colons. Leur silence est scandaleux.
Pensez-vous qu’à un moment la société israélienne va demander des comptes à Netanyahou ?
Je l’espère ! Et je le crois, oui. Je vois autour de moi des gens qui étaient favorables à « Bibi » il y a un an et qui sont violemment contre aujourd’hui, dans un électorat plutôt séfarade, de classe moyenne. Les Israéliens lui reprochent la catastrophe, la gestion qui y a conduit, l’argent qui est allé là où il ne devait pas, dans les colonies, chez les orthodoxes, le non-développement de secteurs entiers du territoire, la corruption, l’impréparation militaire, l’échec de la défense passive… On a installé une barrière pour un milliard de dollars et elle a tenu dix minutes. Selon les sondages, si des élections avaient lieu, ce gouvernement serait totalement ratiboisé. Mais « Bibi » fait tout pour rester au pouvoir, et prépare l’après-guerre par toutes sortes de combines.
commenter cet article …