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16 août 2023 3 16 /08 /août /2023 06:00
Elsa Triolet et sa soeur Lili Brik au Moulin de St Arnoult © Maison TRIOLET-ARAGON

Elsa Triolet et sa soeur Lili Brik au Moulin de St Arnoult © Maison TRIOLET-ARAGON

Lili Brik et Elsa Triolet : chronique culturelle entre la France et la Russie

Les sœurs Kagan, Lili Brik et Elsa Triolet, correspondront durant cinquante ans. Le départ de la seconde, qui quitte Moscou pour la France en 1920, donnera lieu à une conversation passionnée relatant des rencontres et des événements historiques jusqu’à leur mort.

Mardi 25 juillet 2023 - L'Humanité

Sur un demi-siècle, une conversation intime va se nouer entre les deux sœurs Kagan. Une correspondance qui s’étend de 1921 à 1970 avec une centaine de lettres échangées entre Lili Brik et Elsa Triolet, où défilent l’histoire et leurs destins croisés personnels. « Une conversation passionnée entre deux pays : la France et la Russie », raconte le poète et traducteur Léon Robel (1).

Cette correspondance débute lors du départ d’Elsa, qui quitte Moscou en 1920 pour Paris puis Tahiti après son mariage avec André Triolet, un officier français en mission en Russie. Les premières lettres datent de 1921, après qu’Elsa se sépare de son mari. Mais les documents retrouvés sur la période 1921 à 1928 sont rares. Il est vrai que les deux sœurs se voient souvent à cette époque, se retrouvant à Berlin, Londres ou Moscou.

Les sœurs proches des révolutionnaires russes côtoient l’avant-garde : Pasternak, Malevitch, Rodtchenko, Chostakovitch 

Lili, née en 1891, et Ella (le prénom de naissance d’Elsa), en 1896, sont les filles d’un couple de juifs russes de Moscou. Leur père, Youri Kagan, avocat, défend les juifs victimes de l’antisémitisme virulent de l’époque tsariste : pogroms, numerus clausus. Leur mère, Elena Berman, est pianiste. Les deux sœurs ont été élevées dans un milieu aisé où l’on parlait plusieurs langues, dont l’allemand et le français. Les arts et la culture font partie intégrante de leur vie.

Avant le départ d’Elsa pour la France, les sœurs proches des révolutionnaires russes côtoient l’avant-garde : Pasternak, Malevitch, Rodtchenko, Chostakovitch, Eisenstein. C’est à cette époque qu’Elsa présente Maïakovski à sa sœur Lili, dont il deviendra l’amant.

Leur correspondance devient plus volumineuse à partir de 1928, année de la rencontre entre Elsa et Louis Aragon. Et surtout à partir de 1930, année du suicide de Maïakovski. La lettre de Lili à Elsa au lendemain du drame est lapidaire : « Ma petite Elsa, je t’écrirai de Moscou au sujet de tout. Tout de suite je ne comprends absolument rien. Combien c’est insupportable ! »

Une lettre au couple « Elsaragocha »

Bien qu’éloignées, elles traversent ensemble le XX e siècle, témoignent de la vie littéraire et culturelle, de leurs engagements politiques, échangent leurs sentiments sur leur vie quotidienne, leur santé, leur couple, leurs amis. Lili livre à sa sœur la méthode pour réussir des blinis. Elsa lui envoie des colis de robes et de chaussures.

Certaines lettres témoignent d’événements clés, comme la demande de Lili auprès de Joseph Staline, au 1er janvier 1936, « avec quelques précautions de langage », de permettre la publication des œuvres de Maïakovski. Léon Robel note que lors des grandes purges de 1937-1938, Lili doit sa survie au fait que Staline avait souligné dans un document : « Ne pas toucher à la femme de Maïakovski ». Maxime Gorki et Vladimir Maïakovski étaient « les deux piliers du réalisme socialiste » (1).

Une carte postale du 2 octobre 1940 arrive ­miraculeusement à Moscou avec un tampon des occupants allemands. Elsa annonce qu’elle et Louis sont en vie, mais « sans adresse fixe », le couple étant entré dans la Résistance . Un silence qui dure jusqu’au 21 novembre 1944, date de la première lettre de Lili après la guerre. Elle est apportée début 1945 à Paris par un proche, Jean-Richard Bloch, destinée au couple « Elsaragocha ». Lili surnommait son illustre beau-frère du diminutif affectueux « Aragocha ».

Lili Brik, qui annonce le décès de leur mère, se réjouit en même temps d’avoir appris « par la radio française que vous étiez tous les deux des héros ». En réponse, le 1er février 1945, Elsa ­envoie une longue missive qui constitue un véritable document historique sur leur clandes­tinité. Elle y raconte leur lutte durant l’Occupation.

Inlassablement, Lili Brik fait découvrir au couple français les nouveaux talents soviétiques

Le 3 juillet, Elsa annonce à sa sœur avoir reçu le prix Goncourt, la première femme à l’obtenir­, pour Le premier accroc coûte deux cents francs. À cette époque, le couple est auréolé de gloire. Lili supervise les traductions en russe des œuvres de sa sœur et d’Aragon pour publication en URSS. Elsa, dans les années 1960, va déployer toute son énergie pour faire éditer une anthologie de la poésie russe et sollicite l’aide de Lili et Vassia Katanian, son nouveau mari.

Toutes deux continuent de s’écrire, comme en 1968 sur les événements en France et sur l’invasion de la Tchécoslovaquie. Aragon la qualifie de « Biafra de l’esprit », ce qui lui vaudra de vives attaques dans la presse soviétique. Le 7 novembre, Lili le soutient ouvertement : « Fais comme tu le juges bon. Nous n’en serons qu’heureux. Nous avons été des idiots assez longtemps. Ça suffit comme ça ! » écrit-elle. Inlassablement, Lili Brik fait découvrir au couple français les nouveaux talents soviétiques, dont Soljenitsyne avec Une journée d’Ivan Denissovitch. Elle prend également sous sa protection le réalisateur Sergueï Paradjanov.

Elsa, malade, s’ouvre à son aînée le 1er avril 1970 : « J’ai envie de me séparer de moi-même, de me dire : fiche-moi la paix, à la fin ! » Le 7 mai, Lili lui répond : « Il est impossible que nous ne nous voyions plus JAMAIS ». Le 16 juin 1970, Elsa Triolet décède. De retour en URSS, après avoir assisté aux obsèques d’Elsa, Lili est désemparée. Quelques années plus tard, en 1978, elle se suicide, à l’âge de 87 ans. 

Lili Brik à Elsa Triolet : « Si tu peux, envoie-moi les journaux »

« 23 juillet, Mes chers Elsa, Aragocha, j’ai su que tu avais le prix le jour même par Liouba (1) qui m’a téléphoné. Ehrenbourg avait par hasard tourné le bouton de la radio. As-tu reçu notre télégramme de félicitations ? Ton livre est une merveille ! Il y a longtemps que je n’avais rien lu de meilleur ! Très fort, tout au bout, la Vie privée. Il fallait te donner le prix rien que pour ça. Quelle sorte de prix est-ce donc que le prix Goncourt ? (…) Écris-moi, de grâce, en détail, et, si tu peux, envoie-moi les journaux. Ça m’intéresse bien de voir l’allure que tout cela avait. Merci pour les cadeaux. Mais en aucun cas ne m’envoyez plus rien. Genia et moi sommes parfumées et Vassia tout entier en cravate neuve. (…) Ne manquez pas de m’écrire ce dont vous avez le plus besoin : des bas ? des chaussettes ? du savon ? du sucre ? encore quelque chose ? du café ? du thé ? (…) Votre Lili »

Elsa Triolet à Lili Brik : « M’est tombé du ciel le prix Goncourt ! »

« Le 3 juillet (1945), Ma petite Lili, Vassia, Genia, Nadia, j’ai reçu hier vos lettres, le caviar, les cadeaux et le même jour m’est tombé du ciel le prix Goncourt ! J’ai eu le prix pour mon dernier livre le Premier Accroc. Dès hier je t’ai envoyé par l’intermédiaire du journal un télégramme. Toute la journée j’ai été photographiée, “interviewée” et j’ai dû parler à la radio. Et si par hasard vous m’aviez entendue ?

Aujourd’hui, dans tous les journaux sans exception, il y a en première page ma tronche (...) ! Hier soir nos amis les plus chers sont venus dîner, nous avons mangé tout le caviar avec un enthousiasme unanime et d’autant plus qu’actuellement on a tellement serré la vis aux restaurants que ce n’est pas bien gras ! Aragocha a même cessé de parler tellement il est content, moi aussi bien entendu je suis contente, d’autant plus que cela est très utile pour nous et qu’il y a tant d’amis qui se réjouissent avec nous. (…) ELSA »

(1) Préface de Correspondance,­ consacré aux échanges épistolaires entre ces « deux femmes d’exception ». (1) La femme d’Ilya Ehrenbourg (écrivain et journaliste soviétique, 1891-1967). NDLR : Ces deux lettres sont extraites de l’ouvrage Lili Brik-Elsa Triolet. Correspondance, 1921-1970, Gallimard.
Lili Brik et Elsa Triolet : chronique culturelle entre la France et la Russie - Patrick Kamenka, L'Humanité, 25 juillet 2023
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