Internet est un réseau d’ordinateurs dont l’ancêtre était Arpanet, un projet développé par l’armée américaine pour ses besoins en télécommunications. Un aspect essentiel d’Internet qui en a fait sa force au tournant des années 2000 est son architecture distribuée. N’importe qui, connecté au réseau, peut contacter n’importe qui d’autre dans le monde, sans avoir recours à une entité centralisée qui jouerait le rôle d’intermédiaire. N’importe qui peut proposer un service (le serveur) qui sera disponible à tous les autres utilisateurs (les clients).
L’architecture distribuée se caractérise par des interconnexions entre des réseaux autonomes (internet signifie : interconnected networks), par exemple, le réseau d’Orange (ou celui de n’importe quel autre fournisseur d’accès) et le réseau de Netflix (ou celui de n’importe quel autre fournisseur de vidéo à la demande). Lorsqu’un client d’Orange souhaite regarder une vidéo du service Netflix, sa requête va être transmise à travers le réseau d’Orange jusqu’à l’interconnexion avec le réseau de Netflix, puis la demande va être « routée » vers un serveur qui possède la vidéo sur un disque dur.
Une recentralisation
Cependant, l’aspect décentralisé d’Internet des débuts est aujourd’hui de moins en moins une réalité pour la très grande majorité des internautes. Une recentralisation importante s’est opérée à partir du début des années 2000 autour de nouveaux acteurs du numérique. À la différence des réseaux téléphoniques qui étaient hypercentralisés, mais gérés par un opérateur étatique, l’hypercentralisation d’Internet se fait au profit de grands groupes capitalistes que l’on a l’habitude de nommer GAFAM en Occident, auxquels on peut ajouter les fournisseurs de contenu comme Netflix, Akamai ou Fastly, et les plateformes comme Uber.
« L’évolution technologique en cours est une menace pour les droits humains, les libertés des individus et la démocratie. »
À l’origine de cette recentralisation, il y a des aspects techniques (développement du Cloud, complexification des algorithmes et des logiciels, taille critique nécessaire) et financiers (besoins importants en capitaux), mais aussi et surtout, une stratégie consciente de mise en place de monopoles sur les réseaux et les données de la part de ces grands groupes. Cela permet à Apple, Google, Amazon ou Microsoft de fournir un meilleur service de Cloud grâce à une maîtrise de bout en bout de l’expérience utilisateur et une réduction des coûts d’exploitation. Que ce soit pour les serveurs, les infrastructures physiques (câbles de fibre optique) ou les logiciels, ces entreprises contrôlent entièrement la connexion de l’utilisateur, se rendant indispensables à tous. Il n’y a plus guère de données stockées en ligne qui ne le soient pas sur un serveur contrôlé par un GAFAM ou qui n’utilisent pas à un moment une machine, un câble de ces mêmes groupes.
Les données personnelles, un enjeu économique
D’autre part, le contrôle sur les données personnelles est un enjeu économique énorme pour les entreprises de l’économie numérique, car ces données sont utilisées dans les algorithmes et rapportent une manne financière importante grâce au ciblage publicitaire et à la revente des données personnelles à d’autres entreprises. Pour mettre la main sur ces données, les GAFAM ont utilisé leur puissance d’innovation et financière afin de proposer des services efficients, simples d’utilisation et intégrés. Ces services comme la boîte mail, le « drive », la visioconférence, la vidéo en ligne, le streaming, sont devenus incontournables dans nos vies numériques. La nouvelle économie numérique opère donc une concentration monopoliste, doublée d’une confusion avec le monde financier ; ce monopole numérique privé acquiert un pouvoir démesuré sur la société tout entière. C’est une variante aggravée de ce que Lénine a défini dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916).
La question du droit à la vie privée est souvent évoquée comme une dérive majeure des GAFAM. Ces entreprises exploitent les données personnelles de différentes manières, allant du ciblage publicitaire jusqu’à la revente pure et simple à des tiers, ce qui prive les utilisateurs d’un contrôle sur leur vie en ligne. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016 par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, est un exemple d’avancée pour protéger ce droit à la vie privée (symbolisé pour les citoyens par le bandeau sur les sites web qui nous demande de consentir à l’utilisation des données personnelles). Pour autant, le règlement n’est pas parfait et le flou règne bien souvent sur les finalités des données que nous offrons gratuitement.
« Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), adopté en 2016 par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne, est un exemple d’avancée pour protéger ce droit à la vie privée (symbolisé pour les citoyens par le bandeau sur les sites web qui nous demande de consentir à l’utilisation des données personnelles). »
Les données personnelles sont aussi utilisées, une fois anonymisées, pour la conception d’algorithmes plus performants par exemple, à base d’Intelligence artificielle (IA). Les algorithmes ne sont pas neutres, car les données, leurs fins et leurs concepteurs ne le sont pas. Si on prend l’exemple des résultats du moteur de recherche Google ou la génération du flux d’information de Facebook, l’algorithme met en avant certaines informations et en masque d’autres. Son objectif est de satisfaire l’utilisateur avec les informations qui le garderont sur la plateforme le plus longtemps possible, pour générer de la donnée qui sera revendue.
Les États et l'information
C’est le droit à l’information qui est mis à mal par ce modèle porté par les GAFAM, surtout quand 62 % des jeunes et 41 % des Français s’informent en priorité sur les réseaux sociaux. Mais le contrôle sur nos flux d’information ne s’arrête pas là, puisque faute de législation étatique claire ou adaptée aux nouvelles plateformes, la censure privée est omniprésente. Sur la plateforme, le plus souvent, ce sont les robots qui reçoivent la tâche d’appliquer le droit national. Les règles sont souvent floues, mouvantes et la sanction est la censure du contenu et de l’auteur, presque toujours automatique sans un contrôle humain indépendant.
La RGPD (article 22) prévoit des dispositions pour contester une décision automatisée, auprès d’un modérateur humain ; dans les faits, la modération humaine est réalisée par des petites mains mal payées chez des prestataires.
La liberté d’expression et la liberté des médias sont souvent victimes de la décision des robots sans procès. Le Digital Services Act adopté en janvier 2022 en Europe doit permettre au régulateur de vérifier la façon dont fonctionnent les algorithmes, dont les décisions de retrait de contenus sont prises et dont les publicitaires ciblent les utilisateurs. Mais faute de moyens ou de contrôle des autorités, certaines plateformes n’appliquent pas suffisamment les législations qui encadrent la liberté d’expression. Cela pose la question de la souveraineté des États sur l’espace numérique de leurs citoyens, qui est contrôlé par des groupes absolument gigantesques et, de plus, étrangers.
« La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) est un outil intéressant pour la défense des droits et des libertés des citoyens sur Internet contre l’État et les GAFAM, mais faute de moyens juridiques, humains et financiers suffisants, son efficacité est limitée. »
Dans le cas des GAFAM, groupes états-uniens, se superpose la problématique du droit américain qui, par le Cloud Act de 2018, permet à Washington une extraterritorialité de sa juridiction sur les données des étrangers stockées ou traitées par une entreprise américaine. Les GAFAM représentent donc un cheval de Troie de l’impérialisme américain partout où ils sont utilisés, ce qu’ont très bien intégré les gouvernements chinois et russes en bannissant les GAFAM pour leur substituer des acteurs locaux, les BHATX (Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour la Chine et les YVMOR (Yandex, Vkontakte, Mail.ru, Ok, Rambler) pour les Russes. Car une autre conséquence de la taille de ces groupes et de leur emprise sur le numérique est la possibilité offerte aux États, avec les outils juridiques et techniques adéquats, de mettre en place une surveillance de masse extrêmement efficace. Edward Snowden en 2013 nous a révélé l’ampleur de cette surveillance de masse menée main dans la main entre les GAFAM etl'agence nationale de la sécurité états-unienne (NSA).
Le gouvernement français a également recours à la puissance informationnelle des GAFAM pour mener sa bataille de l’antiterrorisme avec des conséquences sur les droits des citoyens dans un jeu de balance entre « sécurité » et « libertés ». En France, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) est un outil intéressant pour la défense des droits et des libertés des citoyens sur Internet contre l’État et les GAFAM, mais faute de moyens juridiques, humains et financiers suffisants, son efficacité est limitée ; l’évolution technologique en cours est une menace pour les droits humains, les libertés des individus et la démocratie.
Flavien Ronteix- -Jacquet est docteur en réseaux informatiques.