Stéphane Audouin-Rouzeau est connu pour être un historien important de la Guerre 14-18. Il dirige le Centre international de recherche de l'Historial de la Grande guerre Péronne, dans la Somme, un musée qu'il a contribué à penser au cœur des lieux de mémoire d'une bataille de tranchées effroyable qui fit près de 1,5 millions de morts en quelques mois. Il a dirigé l'excellente Encyclopédie de la Grande Guerre avec Jean-Jacques Becker (publiée en poche chez Fleurus en deux tomes). Pratiquant une histoire s'intéressant aux représentations et motivations des acteurs, et partant d'elles, il travaille spécifiquement sur la guerre vécue par le soldat et les civils sur les zones de combat, sur les pratiques concrètes du combat et de la mise à mort, sur les actes de cruauté dans la guerre, et les affects et sentiments animant soldats et civils pendant la guerre. Une de ses thèses connues et alimentant la controverse de la communauté historienne est celle de l'existence d'un consentement à la violence extrême dans les sociétés de la première guerre mondiale, effet de la propagande mais aussi du patriotisme ou du sentiment national, de la volonté de revanche, et d'autres facteurs propres à la psychologie du combat militaire. Cet historien du fait guerrier a travaillé sur le deuil des "veuves de guerre", mères, filles, sœurs de soldats, sur le viol de guerre, sur la guerre vécue par les enfants. Il a publié au Seuil un très beau texte sur la guerre de ses grands-parents, et les traces qu'elle a eu dans l'histoire familiale et sa propre éducation: "Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014)". Tout dernièrement, il publie un passionnant livre d'entretien avec l'historien Hervé Mazurel, "La part d'ombre. Le risque oublié de la guerre", où il expose la genèse, l'évolution et les intentions de son travail historique, centré sur la guerre, un fait culturel et humain majeur dont la société française s'est éloigné psychologiquement depuis la fin de la guerre d'Algérie, jusqu'à ne plus forcément avec les clefs pour le comprendre alors que c'est le quotidien de nombreux peuples du monde encore aujourd'hui. Stéphane Audouin-Rouzeau y écrit notamment à propos de l'approche historienne de la guerre:
" De longue, de très longue date, les pratiques de la violence se sont vues délaissées: celles qui se déploient sur les champs de bataille comme celles dont sont victimes les populations désarmées. Oui, ce qui fait défaut à toute une tradition d'histoire de la guerre - et donc, souvent, à toute une histoire de la guerre "traditionnelle", telle qu'elle s'énonce parfois encore, c'est la présence de ceux qui combattent, tout comme de ceux qui ne combattent pas. Manquent leurs corps, leur psyché, leurs gestuelles, leur manière de se conduire et d'agir dans l'univers de la violence produit par ce temps spécifique, irréductible à tout autre, que créé inéluctablement le fait guerrier".
Stéphane Audouin-Rouzeau alimente de nouvelles perspectives sur l'histoire à se livrant à une forme de travail anthropologique sur la guerre auquel nous ramène notamment les rites de la violence extrême, déshumanisante, contre l'ennemi.
En 2008, Stéphane Audouin-Rouzeau, après trois décennies d'un parcours de recherche sur les violences d'une guerre mondiale matricielle pour comprendre le XXe siècle, est "saisi", presque malgré lui, par un "nouvel objet", qu'il découvre tardivement et qui le transforme en même temps qu'il le bouleverse: le génocide dont ont été victimes les tutsis du Rwanda (entre 800 000 et 1 million de morts en 4 mois, d'avril à juillet 1994).
Un génocide organisé et préparé par les ultras du parti au pouvoir depuis plusieurs mois, un génocide préparé aussi par des décennies de violences et de discours racistes (des persécutions contre les tutsis avaient déjà eu lieu avec des massacres en 1959, 1962, 1963, 1992) nourris par le colonialisme belge et français, mais aussi un génocide de "voisins", où les coupables de meurtres et atrocités sont presque aussi nombreux que les victimes. Au moment où ce génocide est advenu, après le 7 avril 1994 et l'explosion du président Habyarimana, au moment de la guerre en ex-Yougoslavie et en Bosnie, Stéphane Audouin Rouzeau, comme beaucoup de Français, n'a pas saisi l'ampleur et la signification de ce qui se passait. Il estime même qu'il a été au fond quasi indifférent à ce qui était interprété comme des violences relavant d'un fond de haine interethnique ancestrale.
C'est en suivant une doctorante à une semaine commémorative du génocide au Rwanda en avril 2008, 14 ans après le génocide, que Stéphane Audouin Rouzeau va vraiment découvrir ce génocide et ce qu'il représente vraiment, mais aussi le poids des responsabilités politiques françaises et internationales dans le processus génocidaire, et l'ampleur de la désinformation dont les citoyens français ont été victimes à l'époque. Cette découverte du génocide rwandais va amener cet historien pour la première fois à s'engager publiquement, comme citoyen, en rappelant des responsabilités politiques et militaires françaises, en dénonçant les discours de déni (ceux des cercles mitterrandiens, notamment, Védrine au premier chef, mais aussi de la droite qui gouvernait dans un gouvernement de cohabitation avec le président - Juppé, Balladur- et d'une partie de l'état-major impliqué dans le soutien militaire au pouvoir hutu, devenu génocidaire) et la nécessité de les reconnaître aujourd'hui, et en témoignant au procès de génocidaires en s'appuyant sur la somme de connaissances accumulées sur le génocide et ses responsabilités.
Dans "Une initiation", Stéphane Audouin-Rouzeau pose des questions plus qu'il n'assène des réponses définitives. Des questions sur le pourquoi de son propre aveuglement et de celui de la société française et de la communauté internationale en général. Sur la nature exacte des responsabilités de François Mitterrand et de ses cellules de politique africaine, sur l'implication, avant le génocide et contre le FPR tutsi de Paul Kagamé, de l'armée française auprès des officiers hutus qui vont participer au génocide d'avril à juillet, sur les buts et les crimes de non assistance à personnes en danger de l'opération turquoise. "Une initiation" nous confronte aux questions les plus radicales sur l'état d'esprit des hutus génocidaires pendant les massacres, les tortures, les viols. Et sur le trauma et le travail de reconstruction des victimes rescapées et de l'ensemble d'une société confrontée à un épisode d'extrême-violence subie et pratiquée. Par petites touches, portraits et témoignages de survivants, Stéphane Audoin-Rouzeau nous laisse entrevoir l'abominable comme les lueurs d'espoir de rescapés parvenant à revivre avec ça malgré tout.
Stéphane Audoin-Rouzeau ne cherche pas à charger la barque déjà bien pesante des responsabilités françaises mais il expose néanmoins quelques vérités factuelles incontestables aujourd'hui:
"il est désormais généralement admis que la France s'est compromise avec un régime qui préparait un massacre de masse dont elle ne pouvait ignorer les signes précurseurs, que l'aide militaire apportée dans la guerre contre le FPR à dater du 1er octobre 1990 - aide dont le principe était d'ailleurs hautement discutable - a dépassé largement cette dimension stratégique pour contribuer à l'armement et l'entraînement de forces dirigées contre l'ennemi intérieur tutsi (une population civile désarmée, en fait), que la diplomatie française a fermé les yeux sur les massacres de grande ampleur qui, depuis le début de la guerre en 1990, visaient périodiquement les Tutsi du pays. Il est non moins certain que, lors du grand exode vers le Zaïre qui a suivi la défaite des Forces armées rwandaises (FAR) au mois de juillet, les forces de Turquoise ont laissé passer tous les responsables du génocide sans chercher à les arrêter; il semble même avéré que la France a continué de les ravitailler dans les camps zaïrois sur lesquels ils avaient la main. Il est enfin assez clair qu'entre 1990 et 1994, les plus hauts responsables de l’État - François Mitterrand au premier chef, ainsi que son entourage immédiat à l’Élysée - portent une part de responsabilité déterminante dans de tels errements, prolongés avec obstination: des documents dont on peut avoir connaissance émane en tout cas une impression accablante de myopie politique et d'inconscience". Quant à l'opération Turquoise, déclenchée sur la base de la résolution 929 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, datée du 22 juin 1994, soit après la mort de l'immense majorité des tutsis massacrés pendant le génocide, elle devait se traduire par la création d'une zone humanitaire sûre au sud-ouest du Rwanda, mais elle a abandonné des rescapés tutsis à d'autres massacres (à Biserero du 27 au 30 juin), elle a pu protéger la fuite de génocidaires hutus, et, toujours dans une forme de co-belligérance voulue par la France mais pas dans le mandat de l'ONU, s'avérer au moins au début, jusqu'au 30 juin, principalement dirigée contre la progression du FPR, qui va s'emparer de Kigali le 4 juillet 1994. De témoignages parlent même de viols pratiqués par des soldats français, de manière isolée ou en petits groupes, sur des rescapées tutsies.
Dans ce livre, la lumière de la raison et l'effort de compréhension se heurte en permanence à son opposé - l'expérience (imaginée, déduite, à demi racontée par des témoins, car en grande partie non transmissible, ce qu'il y a de plus barbare et horrible chez l'homme - sans chercher à se voiler la face.
La modestie et l'humanité de l'approche de Stéphane Audoin-Rouzeau qui met l'expérience et la parole des rescapés au centre du récit, et raconte le génocide en même temps que le déplacement, les contradictions et la fabrique de la mémoire, ses aspects politiques, sont à noter dans ce livre utile et nécessaire, dont des cartes et une chronologie très bien faites en annexe aident à mieux comprendre l'enchaînement monstrueux du génocide.
Ismaël Dupont
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