Il y a soixante-dix ans, la police française tirait sur les manifestants algériens qui défilaient avec la CGT, le PCF et des organisations progressistes. Sept hommes trouvent la mort. Daniel Kupferstein, l’auteur et réalisateur des Balles du 14 juillet 1953 revient sur un événement méconnu, aussi grave que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962.
Le 6 juillet 2017, la mairie de Paris, sur proposition de Nicolas Bonnet-Oulaldj, président du groupe communiste, organisait la pose d’une plaque commémorative, place de la Nation, à la mémoire des victimes de la répression du 14 juillet 1953.
Depuis les années 1930, la fête nationale était également un moment de défilés politiques et syndicaux. Des événements peu documentés et largement méconnus en France qui témoignent pourtant de la fébrilité du pouvoir colonial face à l’exigence montante de libération du peuple algérien.
Le réalisateur Daniel Kupferstein, qui a découvert cette histoire (révélée par Maurice Rajsfus) alors qu’il tournait un film sur le massacre du 8 février 1962 à Charonne, a écrit un livre et réalisé un film intitulés les Balles du 14 juillet 1953 (1). À la suite de cette manifestation du 14 juillet 1953, tous les cortèges ouvriers dans Paris vont être interdits… jusqu’en 1968.
Chaque année, une commémoration et un bal populaire sont organisés là où sept hommes sont tombés, tués par la police française. Cette année, un dépôt de gerbe aura lieu le 13 juillet, à partir de 18 h 30, devant la plaque, place de l’Île-de-la-Réunion, à Paris 20e, suivi d’une lecture théâtralisée des débats à l’Assemblée nationale et d’une animation musicale. L’occasion de rappeler que le 14 Juillet peut être aussi un moment d’expression et de revendication populaires, loin des chars qui défilent sur les Champs-Élysées.
Que se passe-t-il exactement à Paris le 14 juillet 1953 ?
Depuis 1935, toute la gauche politique et syndicale manifeste le 14 Juillet pour honorer la Révolution française et faire part de ses propres revendications du moment, un peu comme un 1er Mai. En 1935, en fait, c’était pour lutter contre les ligues factieuses.
Il y a eu ensuite le 14 juillet 1936, qui était un grand événement avec des millions de personnes dans les rues. Et puis ça a perduré comme ça jusqu’en 1939. Après, ça a été terminé et puis c’est reparti en 1945. À partir de 1950, sur leurs propres revendications, les nationalistes algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine légale du Parti du peuple algérien – interdit depuis 1939 –, avec à sa tête Messali Hadj, décident de se joindre aux défilés du mouvement ouvrier français.
La manifestation démarre place de la Bastille, à Paris, direction place de la Nation, et on peut y voir d’anciens combattants, le Mouvement de la paix, le Secours populaire, l’Union de la jeunesse républicaine de France, l’Union des étudiants communistes et l’Union des femmes françaises. Mais avant même que le cortège des Algériens ne se mette en marche, un groupe d’une vingtaine de militants d’extrême droite cherche à les provoquer, à prendre leurs drapeaux et à les frapper. Mais les Algériens et le service d’ordre de la CGT interviennent alors que la police ne protège que les fachos. Des provocateurs protégés par la police !
ALORS QUE LE CORTÈGE ARRIVE PLACE DE LA NATION, LA POLICE CHARGE LES ALGÉRIENS POUR ESSAYER DE RETIRER LE PORTRAIT DE MESSALI HADJ QUI ÉTAIT EN TÊTE DE LEUR DÉFILÉ. LES POLICIERS, EN NOMBRE INFÉRIEUR, SORTENT ALORS LEURS ARMES ET TIRENT COMME AU BALL-TRAP. IL Y A EU SEPT MORTS EN TOUT. »
Le cortège est joyeux. Il y a de la musique, il y a des danses. Dans la manifestation, on entend les slogans : « Libérez Henri Martin ! » ou « Paix en Indochine ! ». Parce qu’à cette époque, il y avait pas mal de militants communistes, de responsables communistes et CGTistes qui étaient arrêtés dans le cadre de la guerre d’Indochine pour démoralisation de l’armée, de la nation… On estime que les manifestants étaient entre 16 000 et 20 000, dont 6 000 à 8 000 Algériens. Ils défilent derrière le portrait de leur dirigeant Messali Hadj et sont encadrés par un service d’ordre repérable à ses brassards verts.
Alors que le cortège arrive place de la Nation, la police charge les Algériens pour essayer de retirer le portrait de Messali Hadj qui était en tête de leur défilé. Les Algériens ne se laissent pas faire parce qu’ils sont très nombreux. Ils vont à l’affrontement. Les policiers, en nombre inférieur, sortent alors leurs armes et tirent comme au ball-trap. Il y a eu sept morts en tout. Six Algériens et un Français. J’ai réussi à retrouver la trace d’au moins 48 blessés par balle. Je dis bien par balle, parce qu’il y a eu des blessés par matraque. Dans un affrontement qui a duré vingt minutes tout au plus.
De quelle manière avez-vous eu vent de cette histoire, et comment commencez-vous à enquêter ?
C’est un peu par hasard. J’avais déjà fait un premier film sur le 17 octobre 1961. Je me suis aperçu qu’on confondait souvent, à l’époque, cet événement avec le 8 février 1962 au métro Charonne. Je me suis mis à travailler sur ce sujet.
Au cours de ce tournage, un témoin de Charonne me dit : « Mais avant d’aborder Charonne, je vais te raconter une autre histoire. » Il se met alors à me parler d’une manifestation où les policiers ont tiré sur les Algériens, comment il a secouru un blessé qu’il a mis dans un taxi pour l’emmener à l’hôpital… Moi, je filme sans vraiment prendre la mesure de ce qu’il me dit et sans utiliser son témoignage.
Lors d’une projection de mon film sur Charonne, l’historienne Danielle Tartakowsky – qui avait fait un livre sur les manifestations de rue en France dans lequel elle évoquait le 14 juillet 1953 – me suggère de faire un film sur cet événement pas du tout connu. C’était en 2010. Je n’avais même pas lu le livre de Maurice Rajsfus qui était sorti en 2003 sur le sujet. Quatre mois après, je me suis dit que les témoins directs devaient avoir autour de 80 ans et qu’il fallait faire un film maintenant ou jamais. La réalisation m’a pris quatre ans. J’ai commencé par lire l’ouvrage de Maurice Rajsfus 1953, un 14 Juillet sanglant, aux éditions du Détour.
Après, j’ai commencé à rechercher dans les archives des hôpitaux, celles de la police auxquelles j’ai pu avoir accès. Mais j’ai surtout utilisé les archives de l’instruction qui ont été versées aux archives de la Seine. J’y ai trouvé tous les récits des policiers qui ont été entendus et quelques témoignages de manifestants. À la fédération CGT de la métallurgie (Maurice Lurot, qui a été tué ce 14 juillet 1953, en était membre ainsi qu’adhérent au PCF – NDLR), il n’y avait pas grand-chose.
On m’a mis en contact avec quelqu’un qui a accompagné des cercueils d’Algériens de Paris jusqu’à Marseille. C’est comme ça que j’ai commencé à essayer de voir des témoins en France. Puis j’ai passé une annonce dans les journaux algériens, notamment El Watan et Alger républicain. Chose extraordinaire, j’ai eu des réponses. Certains venaient parfois en France mais je me suis retrouvé avec beaucoup de contacts en Algérie.
J’ai décidé d’aller tourner sur place parce que ce qui m’intéressait aussi c’était ce qui s’était passé après : les enterrements, l’impact dans la population, etc. J’ai retrouvé les vrais noms des gens, parce que j’avais des erreurs sur l’état civil et les lieux où ils étaient enterrés. C’est comme ça que j’ai pu dresser une liste du nombre de blessés par balle. C’était un gros, gros travail d’enquête.
Comment la presse en France a-t-elle rendu compte de ça ? Et est-ce qu’il y a eu des échos en Algérie aussi dans la presse ?
J’ai été à la BNF pour avoir les journaux de l’époque. Tous les journaux en parlent le lendemain, c’est-à-dire le 15 juillet. Il y a en gros deux variantes. Celle des journaux de droite, qui annoncent que des Algériens ont agressé la police le 14 Juillet. X policiers blessés, 7 morts.
En clair, c’est une agression contre la police de la part des Nord-Africains. On ne dit pas des Algériens, on dit des Nord-Africains. Ça, c’est le Figaro, l’Aurore (qui titre : « Ce 14 Juillet, hélas ensanglanté par une émeute communiste »), France Soir, le Parisien libéré. Le Monde a une position entre les deux, pas terrible au début. Et les seuls journaux qui disent la vérité, c’est le Libération de l’époque, celui d’Astier de La Vigerie, et l’Humanité.
Ces deux journaux, essentiellement, vont retracer l’ensemble des événements le plus longtemps possible. En Algérie, ils en ont parlé dans la presse un peu comme en France. Les journaux des colons ont repris les titres des médias de droite. Il n’y a qu’ Alger républicain, proche du Parti communiste algérien et dirigé par Henri Alleg, très lu par toute la gauche, qui va faire un mix entre, en gros, le point de vue du MTLD, du nationaliste algérien, et le point de vue du Parti communiste français. Et du Parti communiste algérien, évidemment. On va trouver des interviews des gens du MTLD et des déclarations.
Mais surtout, ils vont se mobiliser pour l’accueil des cercueils. Il y aura même des meetings communs, ce qui ne se faisait plus vraiment car il y avait des dissensions entre le nationaliste algérien et le Parti communiste algérien. L’impact est très fort en Algérie. À Paris, les journaux de droite ne vont quasiment plus en parler à partir du 16 juillet, sauf lorsque l’affaire est soulevée à l’Assemblée nationale.
Y a-t-il eu un débat à l’Assemblée nationale ?
Oui, et c’est presque hallucinant. Pour justifier la légitime défense de la police qui a tiré, le ministère de l’Intérieur va même soutenir qu’il y avait dans les yeux des Algériens comme des mitraillettes. Dans leurs auditions, un nombre incroyable de policiers disent qu’ils ont vu des Algériens avec un pistolet en train de tirer et que les coups de feu venaient de là et qu’ils ont juste riposté. Sauf qu’aucune arme n’a été retrouvée.
Il y a juste quelques couteaux. Rappelons quand même que c’est une époque où tous les ouvriers avaient leur couteau pour manger. Mais même ça, le gouvernement ne l’a pas montré. Aucune balle n’a été retrouvée venant de pistolets autres que ceux des policiers. Par contre, il y en a eu dans les corps de victimes ou de blessés, il y a eu une analyse de deux balles. Comme par hasard, la justice n’a retrouvé que trois policiers, je crois, qui auraient été responsables de morts. Et quand ces mêmes policiers ont été interrogés une deuxième fois, ils ont nié, affirmant avoir tiré en l’air. Ça s’est arrêté là, alors que les balles venaient de leurs pistolets. C’est un véritable mensonge d’État.
Au final, cette affaire d’État a donné lieu à quoi ? Un non-lieu ?
Le juge qui menait l’instruction a écarté assez rapidement tous les témoignages des manifestants en disant qu’ils étaient confus. En revanche, il prend tous ceux des policiers en relevant uniquement les aspects d’agression de la part des Algériens, des Nord-Africains. On le sait parce qu’il y a dans la marge de petits traits qui correspondent aux phrases que le juge d’instruction a relevées.
Ces annotations vont lui servir à rendre son avis sur cette « violence à agents ». Bien entendu, il va écarter toutes les déclarations des Algériens, car pour lui elles ne sont pas assez précises, bien qu’accablantes pour la police. Donc, les sept morts sont liées à la légitime défense. Voilà. Fermez le ban. À cela il faut rajouter le « temps de la justice » pour qu’elle passe. Ça s’est fait je crois en 1955. En pleine guerre d’Algérie, où le nombre de morts ne cessait d’augmenter.
Notons quand même que la hiérarchie policière va profiter du mensonge d’État pour renforcer son arsenal répressif. Deux corps de police spécifiques vont être créés peu de temps après ce 14 juillet 1953. D’abord les compagnies d’intervention ou compagnies de district, qui vont être mieux équipées et spécialisées dans le maintien de l’ordre. On les retrouvera en action lors des manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 au métro Charonne. L’autre, qui verra le jour dès le 20 juillet, la brigade des agressions et violences. Elle se spécialisera surtout par des contrôles de population algérienne dans les cafés et les hôtels en constituant un fichier de tous les individus nord-africains.
Enfin, dernière conséquence et non des moindres, le massacre du 14 juillet 1953 va être un déclic pour nombre de militants nationalistes pour passer à la lutte armée. Ce massacre doit être reconnu comme crime d’État, au même titre que ceux du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962.
(1) Les Balles du 14 juillet 1953. Le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris, la Découverte, 2017. Des projections du film auront lieu le 23 juin, à 19 heures, salle Maxime-Gorki, à Nanterre ; le 30 juin, à 22 heures, en plein air dans la cour de la Maison des ensembles, au 3, rue d’Aligre, Paris 12e ; le 1er juillet, à 17 h 30, au Shakirail, 72, rue Riquet, Paris 19e, et le 7 juillet, à 19 heures, avec Olivier Le Cour Grandmaison, à la librairie Résistances, 4, villa Compoint, Paris 17e. Le DVD est à commander à danielkup@hotmail.fr
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