Communist'Art: Kateb Yacine
Kateb Yacine naît en 1929 à Constantine.
Il est issu d'une famille chaouie originaire des Aurès. Son grand-père maternel est juge suppléant du cadi, à Condé Smendou, son père est avocat et sa famille le suit dans ses mutations successives.
Le jeune Kateb (nom qui signifie « écrivain» en arabe) entre en 1934 à l'école coranique de Sedrata, et en 1935 à l'école française à Lafayette (aujourd'hui Bougaa en Petite Kabylie, actuelle wilaya de Sétif), où sa famille s'est installée, puis en 1941, comme interne, au lycée de Sétif : le lycée Albertini.
Kateb Yacine se trouve en classe de troisième quand éclatent les manifestations du 8 mai 1945, auxquelles il participe et qui s'achèvent sur le massacre de plusieurs dizaines de milliers d'Algériens par la police, l'armée françaises et des milices.
Quatorze membres de sa famille sont tués au cours du massacre. Trois jours plus tard, il est arrêté et détenu durant deux mois. Il est définitivement acquis à la cause nationale, tandis qu'il voit sa mère « devenir folle ».
Il dira: «Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence»
Exclu du lycée, traversant une période d'abattement, plongé dans Baudelaire et Lautréamont, son père l'envoie au lycée de Bône.
Il y rencontre Nedjma (l'étoile), « cousine déjà mariée », avec qui il vit « peut-être huit mois », confiera-t-il,et y publie en 1946 son premier recueil de poèmes.
Il se politise et commence à faire des conférences sous l'égide du Parti du peuple algérien, le parti nationaliste de masse de l'époque.
En 1947, Kateb arrive à Paris, « dans la gueule du loup ». Il prononce en mai, à la Salle des Sociétés savantes, une conférence sur l'émir Abdelkader et adhère au Parti communiste algérien.
Au cours d'un deuxième voyage en France métropolitaine, il publie l'année suivante Nedjma ou le Poème ou le Couteau (« embryon de ce qui allait suivre ») dans la revue Le Mercure de France.
Journaliste au quotidien communiste de rassemblement "Alger républicain" entre 1949 et 1951, son premier grand reportage a lieu en Arabie saoudite et au Soudan (Khartoum).
À son retour, il publie notamment, sous le pseudonyme de Saïd Lamri, un article dénonçant l'« escroquerie » du lieu saint de La Mecque.
Après la mort de son père, survenue en 1950, Kateb devient docker à Alger, en 1952. Puis il s'installe à Paris jusqu'en 1959, où il travaille avec Malek Haddad, se lie avec M'hamed Issiakhem, Armand Gatti et, en 1954, s'entretient longuement avec Bertolt Brecht, dialogue avec Cesaire, Glissant.
En 1954, la revue Esprit publie « Le Cadavre encerclé » qui est mis en scène par Jean-Marie Serreau, mais interdit en France.
Son chef d’œuvre, Nedjma paraît en 1957 (et Kateb se souviendra de la réflexion d'un lecteur : « C'est trop compliqué, ça. En Algérie vous avez de si jolis moutons, pourquoi vous ne parlez pas de moutons ? »).
Nedjma, c’est à la fois la femme et l’Algérie, l’incarnation de la résistance à toutes les oppressions. Nedjma lui confère une place singulière dans la littérature, le propulse au premier rang, le consacre comme l’écrivain de la littérature moderne algérienne. Avant lui, Mammeri, Feraoun, Mohamed Dib, Malek Haddad avaient entrouvert la porte. Kateb la pousse définitivement.
Et la figure de Nedjma fera des apparitions récurrentes dans son œuvre, fantôme incarné qui franchit le temps et l’espace, toujours là avec, à ses côtés, Lakhdar et Mohamed.
En 1958, le metteur en scène et ami Jean-Marie Serreau monte le Cadavre encerclé, de Kateb. Cela fait quatre ans que l’Algérie est le théâtre d’une guerre sans nom. Les autorités françaises interdisent la pièce. Elle se jouera au Théâtre Molière, à Bruxelles, dans un climat de grande tension. Dans la distribution, Serreau, mais aussi José Valverde, Edwine Moatti, Paul Crauchet ou encore Antoine Vitez.
Durant la guerre d'Algérie, Kateb, harcelé par la Direction de la surveillance du territoire, connaît une longue errance, invité comme écrivain ou subsistant à l'aide d'éventuels petits métiers, en France, Belgique, Allemagne, Italie, Yougoslavie et Union soviétique.
En 1962, après un séjour au Caire, Kateb est de retour en Algérie peu après les fêtes de l'Indépendance.
Il reprend sa collaboration à "Alger républicain", mais il effectue entre 1963 et 1967 de nombreux séjours à Moscou, en Allemagne et en France tandis que "La Femme sauvage", qu'il écrit entre 1954 et 1959, est représentée à Paris en 1963.
Il publie en 1964 dans "Alger républicain" six textes sur "Nos frères les Indiens" et raconte dans Jeune Afrique sa rencontre avec Jean-Paul Sartre, tandis que sa mère est internée à l'hôpital psychiatrique de Blida (« La Rose de Blida », dans Révolution Africaine, juillet 1965). En 1967, il part pour le Vietnam, abandonne complètement la forme romanesque et écrit "L'Homme aux sandales de caoutchouc".
Lorsqu’il décide de rester plus durablement en Algérie, en 1970, il abandonne l’écriture en français et se lance dans une expérience théâtrale en langue dialectale dont Mohamed, prends ta valise, sa pièce culte, donnera le ton. Fondateur de l’Action culturelle des travailleurs (ACT), il joue dans les lieux les plus reculés et improbables, usines, casernes, hangars, stades, places publiques... avec des moyens très simples et minimalistes — les comédiens s’habillent sur scène et interprètent plusieurs personnages —, le chant et la musique constituant des éléments de rythme et de respiration.
« Lorsque j’écrivais des romans ou de la poésie, je me sentais frustré parce que je ne pouvais toucher que quelques dizaines de milliers de francophones, tandis qu’au théâtre nous avons touché en cinq ans près d’un million de spectateurs. (...) Je suis contre l’idée d’arriver en Algérie par l’arabe classique parce que ce n’est pas la langue du peuple ; je veux pouvoir m’adresser au peuple tout entier, même s’il n’est pas lettré, je veux avoir accès au grand public, pas seulement les jeunes, et le grand public comprend les analphabètes. Il faut faire une véritable révolution culturelle. »
L’engagement politique de Kateb détermina fondamentalement ses choix esthétiques : « Notre théâtre est un théâtre de combat ; dans la lutte des classes, on ne choisit pas son arme. Le théâtre est la nôtre. Il ne peut pas être discours, nous vivons devant le peuple ce qu’il a vécu, nous brassons mille expériences en une seule, nous poussons plus loin et c’est tout. Nous sommes des apprentis de la vie . » Pour lui, seule la poésie peut en rendre compte ; elle est le centre de toutes choses, il la juge « vraiment essentielle dans l’expression de l’homme ». Avec ses images et ses symboles, elle ouvre une autre dimension. « Ce n’est plus l’abstraction désespérante d’une poésie repliée sur elle-même, réduite à l’impuissance, mais tout à fait le contraire (...). J’ai en tous les cas confiance dans [son] pouvoir explosif, autant que dans les moyens conscients du théâtre, du langage contrôlé, bien manié »
Un « pouvoir explosif » qu’il utilisera dans "Le Cadavre encerclé", où la journée meurtrière du 8 mai 1945, avec le saccage des trois villes de l’Est algérien, Guelma, Kherrata et Sétif, par les forces coloniales, est au cœur du récit faisant le lien entre histoire personnelle et collective.
Kateb Yacine a fait le procès de la colonisation, du néocolonialisme mais aussi de la dictature post-indépendance qui n’a cessé de spolier le peuple. Dénonçant violemment le fanatisme arabo-islamiste, il luttait sur tous les fronts et disait qu’il fallait «révolutionner la révolution ».
S’il considérait le français comme un « butin de guerre », il s’est aussi élevé contre la politique d’arabisation et revendiquait l’arabe dialectal et le tamazight (berbère) comme langues nationales. Surnommant les islamo-conservateurs les « Frères monuments », il appelait à l’émancipation des femmes, pour lui actrices et porteuses de l’histoire : « La question des femmes algériennes dans l’histoire m’a toujours frappé. Depuis mon plus jeune âge, elle m’a semblé primordiale. Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a toujours eu pour source première ma mère (...). S’agissant notamment de la langue, s’agissant de l’éveil d’une conscience, c’est la mère qui fait prononcer les premiers mots à l’enfant, c’est elle qui construit son monde »
L’éventail et la radicalité de sa critique lui ont valu autant de passions que d’inimitiés.
En 1986 il livre un extrait d'une pièce sur Nelson Mandela, et reçoit en 1987 en France le Grand prix national des Lettres.
Dans la perspective du bicentenaire de la Révolution française, on lui commande une pièce. Il écrit le Bourgeois sans-culotte ou le Spectre du parc Monceau. Elle est jouée en 1984 à Arras, puis en 1988 au Festival d’Avignon. Il faut lire et relire cette pièce. C’est une sorte de grand embrasement révolutionnaire de 1789 aux luttes pour l’indépendance. Les terroristes – tels que les qualifiaient les royalistes, les pétainistes et les nazis, les défenseurs de l’Empire colonial français – sont des révolutionnaires. Kateb prend le contre-pied des thèses en vogue d’un Furet, qui s’acharne à détruire la figure de Robespierre. Pour lui, les révolutionnaires de 1789 sont les ancêtres des indépendantistes algériens : « Le préfet de police Papon achève l’œuvre de La Fayette. À Charonne comme au Champ-de-Mars, la police française a tué des Français. (…) Cinq cent mille Parisiens ont assisté à l’enterrement des neuf morts de Charonne. La France de la Révolution vient de se reconnaître dans l’Algérie indépendante. »
« Notre théâtre, confiait-il en 1975 à Colette Godard dans le Monde, est de combat. (…) Nous défendons, nous attaquons, c’est une forme d’action politique dans la ligne de la Révolution.(…) Nous ne faisons peut-être pas du théâtre, mais nous créons le débat idéologique sans lequel toute révolution n’est qu’un exercice militaire. » Kateb ne cède rien, ni aux sirènes de la gloire, ni au confort d’une reconnaissance réelle, ni au public qu’il bouscule dans ses retranchements : « Il faut le harceler, ne pas le laisser reprendre son souffle. Le vrai théâtre est un combat pour le public et contre lui », dira-t-il.
Son théâtre est aussi subversif par sa langue : indisciplinée, rugueuse, joyeuse. Le lire et le relire aujourd’hui est à la fois vertigineux et salutaire. Comme un Gatti, un Benedetto, ses écrits sont à redécouvrir. Il serait temps de retourner à ces création denses, d’oser les remettre sur le métier. À Paris, un square dans le 13e arrondissement porte son nom. À Grenoble, une bibliothèque. Le théâtre de Tizi Ouzou. C’est peu au regard de l’immensité de son talent, de son engagement. On ne connaît pas la date de naissance exacte de Kateb Yacine. On est sûr qu’il est mort le 28 octobre 1989. Laissant une œuvre inachevée qui respire encore…
Il est enterré au cimetière d'Al Alia à Alger.
Source: Wikipedia, article de Marina Da Silva dans Le Monde Diplomatique, article de Marie-José Sirach dans L'Humanité