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16 février 2023 4 16 /02 /février /2023 08:44
Pablo Neruda - La Chanson désespérée ou la romance de Santiago du Chili (1924)
La chanson désespérée
Pablo Neruda, Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée
Santiago du Chili, 1924 -
 
Ricardo Neftati Reyes Basoalto, alias Pablo Neruda, natif de Parral, fils de cheminot et d'institutrice, orphelin de mère, a 19 ans à la sortie de son deuxième recueil de poésie qui trouvera sa voix entendu par des millions de lecteurs.
 
La chanson désespérée
 
Ton souvenir émerge de la nuit où je suis.
Le fleuve noue sa lamentation obstinée à la mer.
Abandonné comme les quais dans l'aube.
C'est l'heure de partir, oh abandonné!
Sur mon cœur pleuvent de froides corolles.
Ô sentine de décombres, grotte féroce grotte de naufragés!
En toi se s'accumulèrent les guerres et les envols.
De toi déplièrent leurs ailes oiseaux du chant.
Tu as tout englouti, comme le lointain.
Comme la mer, comme le temps. Et tout en toi fut naufrage!
C’était l’heure joyeuse de l’assaut et le baiser
L'heure de la stupeur ardente comme un phare.
Anxiété de pilote, furie de plongeur aveugle,
trouble ivresse d’amour, tout en toi fut naufrage!
Dans l’enfance de brouillard mon âme ailée et blessée,
Découvreur perdu, tout en toi fut naufrage!
Tu enlaças la douleur, tu t’aggripas au désir.
La tristesse te coucha et tout en toi fut naufrage!
J’ai fait reculer la muraille de l’ombre,
J’ai marché au-delà du désir et de l’acte.
Ô chair, ma chair, femme que j'ai aimée et perdue,
C'est toi dans cette heure humide que j'évoque et fais chant.
Comme un vase du abritas l’infinie tendresse,
et l’oubli infini te réduisit en miettes comme un vase.
J'étais la noire, la noire solitude des îles,
et là, femme d’amour, m’accueillirent tes bras.
J'étais la soif et la faim, et toi tu fus le fruit.
J'étais le deuil et les ruines, et toi tu fus le miracle.
Ah femme, je ne sais comment tu pus me contenir
dans la terre de ton âme, et dans la croix de tes bras!
Mon désir de toi fut le plus terrible et le plus court,
le plus désordonné et soûl, le plus tendu et avide.
Cimetière de baisers, il y a encore du feu dans tes tombes,
les grappes resplendissent encore picorées d'oiseaux.
Oh la bouche mordue, oh les membres baisés,
oh les dents affamées, oh les corps tressés.
Oh l'accouplement fou d’espoir et d’effort
en lequel nous nous sommes noués et désespérés.
Et la tendresse, légère comme l'eau et la farine.
Et le mot à peine commencé sur les lèvres.
Cela fut mon destin, et en lui voyagea mon désir ardent,
et en lui chuta mon désir ardent, tout en toi fut naufrage!
Ô sentine de décombres, en toi tout chutait,
quelle douleur n'exprimas-tu pas, quelles vagues ne te noyèrent pas!
De cahot en cahot tu continuas à flamboyer et à chanter.
Debout comme un marin à la proue d’un bateau.
Encore tu fleuris en chants, encore tu t’épanchas en courants.
Ô sentine de décombres, puits ouvert et amer.
Pâle plongeur aveugle, infortuné frondeur,
découvreur perdu, tout en toi fut naufrage!
C’est l’heure de partir, c’est l’heure dure et froide
que la nuit fixe aux petites aiguilles des montres.
La ceinture bruyante de la mer enserre la côte.
Surgissent de froides étoiles, émigrent de noirs oiseaux.
Abandonné comme les quais dans l'aube.
Seule l'ombre tremblante se contorsionne dans mes mains.
Ah au-delà de tout. Ah au-delà de tout.
C’est l’heure de partir. Oh abandonné.
Pablo Neruda -
Traduction de Claude Couffon et Christian Rinderknecht
NRF poésie Gallimard
 
***
Mes premiers livres
(J'avoue que j'ai vécu, Mémoires - Neruda. Publication posthume en mars 1974 - Gallimard, traduit par Claude Couffon)
 
"Je me réfugiai dans la poésie avec une férocité de timide. Sur Santiago, les nouvelles écoles littéraires agitaient leurs ailes... J'écrivais deux, trois, quatre et cinq poèmes par jour... En 1923, je publiai mon premier livre: "Crépusculaires". Pour payer mon impression, j'eus chaque jour des problèmes que je réussis à résoudre. On vendit mes quelques meubles et il me fallut bientôt engager au mont-de-piété la montre que mon père m'avait offerte solennellement et sur laquelle il avait fait peindre deux petits drapeaux croisés. Au clou partit aussi mon costume noir de poète. L'imprimeur était inexorable et, le travail terminé, alors que l'édition était totalement prête et les couvertures collées, il me dit d'un air sinistre: "Non, vous n'emporterez pas un seul exemplaire avant d'avoir payé le tout". Le critique Alone apporta généreusement les derniers pesos, que mon imprimeur empocha aussitôt; et je sortis, fou de joie, dans la rue, avec mes livres sur l'épaule, avec aussi mes souliers éculés.
(...)
A la recherche de mon moi le plus simple, de mon propre monde harmonique, je commençai à écrire un autre livre d'amour. Ainsi naquit "Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée". Ce recueil est un livre douloureux et bucolique qui renferme les passions les plus tourmentées de mon adolescence, sur le fond de nature irrésistible du sud de ma patrie. C'est un livre que j'aime car en dépit de sa mélancolie aiguë on y trouve le plaisir de vivre. Un fleuve et son embouchure m'aidèrent à l'écrire: l'Impérial. Les Vingt poèmes d'amour sont la complainte de Santiago, avec ses rues d'étudiants, son université et cette odeur de chèvrefeuille de l'amour partagé (...). Dans un long et svelte canot abandonné, qui appartenait à je ne sais quel naufragé, je lus en entier Jean-Christophe et j'écrivis La chanson désespérée. Au-dessus de ma tête le ciel était d'un bleu cru comme je n'en ai jamais revu... Près de moi, tout ce qui existait et continue à exister à jamais dans ma poésie: le bruit lointain de la mer, le cri des oiseaux sauvages, et l'amour qui brûle sans se consumer en un buisson ardent".
 
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