22 février 2023
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Tristan Tzara - La première aventure céleste de M. Antitpyrine. Avec des bois gravés et coloriés par Marcel Janco, Zurich, 28 juillet 1916 (Album de l'exposition Dada du Centre Pompidou, 2005)
Tristan Tzara (1893-1963)- le poète dadasophe au service de la Révolution
Pour faire un poème dadaïste
Pour faire un poème dadaïste
Prenez un journal.
Prenez des ciseaux.
Choisissez dans ce journal un article ayant la longueur que vous comptez donner à votre poème.
Découpez l’article.
Découpez ensuite avec soin chacun des mots qui forment cet article et mettez-les dans un sac.
Agitez doucement.
Sortez ensuite chaque coupure l’une après l’autre.
Copiez les consciencieusement dans l’ordre où elles ont quitté le sac.
Le poème vous ressemblera.
Et vous voilà un écrivain infiniment original et d’une sensibilité charmante, encore qu’incomprise du vulgaire.
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Aragon à propos de Tristan Tzara, arrivé à Paris le 18 janvier 1920:
"Nous fûmes quelques-uns qui l'attendîmes (...) comme s'il eût été cet adolescent sauvage au temps de la Commune sur la capitale dévastée, et duquel aujourd'hui encore ceux qui le connurent gardent un blême effroi" (cité par Jean Ristat - Aragon."Commencez par le lire". Découvertes Gallimard, 2011)
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Tzara, 1947:
"On sait quelle importance j'ai accordée au surréalisme, qui a fait de la poésie une activité liée aux manifestations de la vie, une manière de vivre. Il a su rendre consciente la transformation de la révolte du poète en un sentiment révolutionnaire. Il a essayé, à la suite de Baudelaire, de Rimbaud, de concilier le rêve et l'action. Mais je dois dire qu'agiter des gris-gris de sorcier, comme les surréalistes le font aujourd'hui, ne me semble pas constituer la méthode la plus efficace pour effectuer ce changement radical de la société actuelle dont ils avaient fait dépendre l'intégration de leurs activités dans le comportement humain. Les mythes ne se créent pas à partir du cabinet de travail, mais dans l'ardeur de l'action et l'exaltation du combat.
La poésie est action. Elle ne se laisse pas cadenasser dans des systèmes clos. Si la poésie ne doit pas servir l'homme, si elle ne doit pas l'aider à se libérer des contraintes intérieures, d'ordre moral, et extérieures, d'ordre social, elle n'est plus qu'objet de jouissance, simplement amusement".
Conférence de Tristan Tzara à la Sorbonne, 17 avril 1947 - cité par Pierre Seghers, la Résistance et ses poètes
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Tristan Tzara - pseudonyme de Samuel Rosenstock - est un poète et essayiste d'origine roumaine.
Né dans une famille juive relativement modeste, il devient élève d'un lycée français à Bucarest.
Il y fonda en 1912 une revue littéraire de tendance symboliste, avec ses amis Ion Vinea et Marcel Janco.
Ses études secondaires achevées, il s’inscrivit à l’Université de Bucarest pour y suivre simultanément des cours de philosophie et de mathématiques.
Mais ses occupations littéraires et artistiques, puis l’entrée en guerre imminente de la Roumanie aux côtés des Alliés incitèrent ses parents à l’envoyer à Zurich, à l’automne de 1915. Censé y poursuivre des études de philosophie.
Il ne tarda pas à fonder le Mouvement Dada, au café Terrasse (le 8 février 1916), qui s’annonçait comme une volonté de maintenir un idéal humain en dépit du conflit mondial. Avec ardeur, Tristan Tzara se préoccupa de nouer des contacts entre les artistes de tous les pays belligérants, à qui il proposa d’accueillir leurs tableaux et leurs poèmes dans les expositions et la revue Dada qu’il animait. Au début, Dada se présentait comme le melting-pot de l’expressionnisme germanique, du futurisme italien, du cubisme français, tout en s’intéressant à des formes d’expression négligées jusqu’alors, telles que l’art nègre. Tzara créa Dada, à Zurich en 1916 avec Marcel Janco, Hugo Ball, Emmy Hennings, Richard Huelsenbeck, Otto et Adya von Rees, Sophie Taeuber, Hans Richter et Christian Schad.
Au nom du doute universel et de la spontanéité, il proclama la nécessité de tout détruire et balayer, pour reconstruire sur des valeurs fiables, essentiellement humaines, comme la bonté et la joie de vivre.
Dada est l'enfant illégitime d'une sale guerre, une protestation contre l'ordre bourgeois et ses normes dans l'art. "Nous étions hors de nous devant les souffrances et l'avilissement de l'humanité", écrivait Marcel Janco, le compatriote roumain de Tzara.
Le Manifeste Dada de 1918 écrit par Tristan Tzara marqua une violente rupture avec toutes les tendances modernistes.
Dans le Manifeste Dada de 1918, Tzara écrit:
"Revenants ivres d'énergie, nous enfonçons le triton dans la chair insoucieuse. Nous sommes ruissellements de malédictions et abondance, tropique de végétations vertigineuses, gomme et pluie est notre sueur; nous saignons et brûlons la soif, notre sang est vigueur (...). Je vous dis: il n'y a pas de commencement et nous ne tremblons pas, nous ne sommes pas sentimentaux. Nous déchirons, vent furieux, le linge des nuages et des prières et préparons le grand spectacle du désastre, l'incendie et la décomposition".
Dada est, dit Tristan Tzara en 1923 (interview à Georges Hugnet), "la matérialisation de son dégoût. Avant Dada, tous les écrivains modernes tenaient à une discipline, à une règle, à une unité. Après Dada, l'indifférence active, la spontanéité, la relativité entrèrent dans la vie"...
En 1947 encore, dans "Le Surréalisme et l'après-guerre", Tzara, devenu entre temps communiste, dit de Dada qu'il "naquit d'une révolte qui était commune à toutes les adolescences, qui exigeait une adhésion complète de l'individu aux nécessités profondes de la nature, sans égards pour l'histoire, la logique ou la morale ambiance. Honneur, Patrie, Morale, Famille, Art, Religion, Liberté, Fraternité, que sais-je, autant de notions répondant à des nécessités humaines, dont il ne subsistait que de squelettiques conventions, car elles étaient vidées de tout contenu initial".
Quand Tzara importe Dada à Paris en 1920, accueilli par le peintre Picabia, puis par le groupe Littérature qui se tient dans son sillage, Dada est devenu déjà un mouvement artistique international, avec des ramifications à Berlin, une proximité là-bas avec le mouvement spartakiste, et d'avant-garde, à la dimension internationale, regroupant des artistes aussi importants que les peintres et plasticiens Francis Picabia, Marcel Duchamp, Jean Arp, Man Ray, Max Ernst, George Grosz, Rudolf Schlichter, Raoul Hausmann, Sophie Taeuber Arp, et également les poètes Soupault, Aragon, Breton, Eluard, etc.
A Paris, Dada produit une sorte "d'ivresse collective", et de poétique du scandale et de la révolte par l'humour, entendant faire table rase des valeurs consacrées, notamment celles des beaux arts et du bon goût.
"Nous proclamions notre dégoût, nous faisions de la spontanéité notre règle de vie, nous ne voulions pas qu'il subsistât une distinction entre la vie et la poésie, notre poésie était une manière d'exister", écrit Tzara en 1947 (Le surréalisme et l'après-guerre).
Dada se joue des séparations de genre et de registres de goût, traîne l'Art dans la rue, la raison dans le rêve, la folie et le chaos, ramène la société et ses principes désordonnés et absurdes.
Tzara est un des poètes les plus importants de ce mouvement qu’il a fondé avec Jean Arp et Hugo Ball, un mouvement d’avant-garde totalement révolutionnaire dans le sens où il cherchait à rompre avec tous les paramètres établis au cours de l’histoire littéraire et artistique. Le dadaïsme était la pierre angulaire de l'apparition plutard de plusieurs mouvements tels que le surréalisme et, dans une certaine mesure, la Pop Art des années 60.
Tzara écrit ses premiers textes de Dada (notamment 'La Première Aventure Céleste de Monsieur Antipyrine' durant la même année). D'autres recueils paraissent plus tard tels que "Vingt-Cinq Poèmes" paru en 1918 et "Sept Manifestes de Dada" en 1924.
Tzara participe au développement des méthodes d'écriture automatique, notamment le collage.
À Paris, il organise, avec ses camarades de mouvement, des spectacles de rue pleins d’absurde et de fracas pour épater le bourgeois.
Dans les années 1929-1935, Tzara rejoint le mouvement surréaliste, dont plusieurs poètes sont très proches du Parti communiste.
Son œuvre poétique n’ayant cessé d’aller dans le même sens, c’est tout naturellement que le surréalisme accueillit Tristan Tzara en 1929 et publia des fragments de son épopée lyrique L’Homme approximatif.
Jusqu’en 1935, il participa activement à ce qu’il nommait la période idéologique du mouvement. Bien qu’il se défendît du « freudo-marxisme », son Essai sur la situation de la poésie (1931), son recueil Grains et issues (1935) tentèrent, chacun à leur manière, de concilier la psychanalyse et le marxisme dans l’approche des phénomènes poétiques.
Parallèlement, il adhéra, dès sa création, à l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), émanation du Parti communiste, à laquelle adhérèrent les surréalistes, et à la Maison de la Culture, fondée par Aragon. Un article dans l’Humanité (27 février) atteste de son soutien au début de l’année 1933, année de l’exclusion du PCF d’André Breton, de René Crevel et de Paul Éluard (après une première adhésion en 1927, et une exclusion en 1933, Eluard, qui restera compagnon de route pendant le Front Populaire et pendant la Résistance, écrivant pour les Lettres françaises clandestines, redevient adhérent du PCF en 1944, et ce jusqu'à sa mort en 1952).
Tristan Tzara va fortement s’engager aux côtés des républicains espagnols. Dès le début de la guerre d’Espagne, il fut délégué de l’Association pour la défense de la culture auprès des intellectuels espagnols, dont il assura le secrétariat.
En 1937, quand il intervient sur Madrid assiégée au Palais de la Mutualité (dans le cadre de la Maison de la culture), l’Humanité (12 janvier) le présente comme un de ses correspondants à Madrid avec Georges Soria.
Il y dénonce les franquistes et récuse “les prétendues atrocités des républicains” (L’Humanité, 16 janvier 1937).
Son discours au congrès sur “L’individu et la conscience de l’écrivain” affirme alors sa foi en l’homme et sa conscience révolutionnaire. Il fit ensuite partie des organisateurs du second congrès international des écrivains à Valence et Madrid assiégée.
Une photographie le montre sur la tribune honorant la mémoire de Garcia Lorca "assassiné par les rebelles” (Ce soir, 20 juillet 1937).
Son discours sur « L’Individu et la conscience de l’écrivain » affirmait sa foi en la dignité humaine dans la conscience révolutionnaire. Il publie aussi dans Regards (« Les beautés de l’Espagne ») la même année, un article dénonçant la non intervention des démocraties française et britannique. Et c’est bien sûr dans Ce soir (2 août) qu’il rend ensuite hommage à Gerda Taro.
En 1939, au moment de l’effondrement de la République, il organise des collectes pour sauver « les intellectuels espagnols » (Ce soir, 13 février).
Durant l’Occupation, Tristan Tzara fut contraint de vivre dans la clandestinité à Souillac (Lot), où il fit circuler quelques poèmes, en contrebande.
A Toulouse et à Cahors, Tzara publie deux poèmes-tracts en 1944: "Une route seul soleil", "ça va".
ça va
trotte trotte petit cheval
la maison s'écroule
les coups de la voix se brisent contre l'enclume
la fumée vous happe
hommes ou vous qui avez cru l'être
pauvres petits morceaux de bois égarés
les mots hachés
enlevez-les tuez-les à même l'arbre
les enfants
eux au moins ont le sang menu
sur les routes des lèvres s'enfuient des regards
qui ne peuvent plus porter les corps dans leur pitié
si mince berceuse qu'à jamais se déchire le lien
mais qu'importe torture
yeux crevés de nacre
mâchoires de serpe
nuit envenimée par des postes
cachettes de braise
tout autour la solitude un seul cristal chacun pour soi
trotte trotte petit cheval
la meute sauvage a pénétré dans le sang
il gicle des tempes les silex sous le fer
la mort ne vient pas il faut courir longtemps après elle
un coup de poing le mot dans la gorge fêlée
tempes démentelées
et la tension dans l'ombre des muscles de l'attente
là-bas tout est flamme et ceux qui s'enfuient - des lapins
pauvres flammes hagardes
vont tomber dans la flamme battante
et alors que ne parlez vous roses magnétiques
des vents de la faim et de la soif ces doux jardins de l'homme
enfantin
d'autrefois d'amour trouble de froid
le mot noyé dans la gorge un râle antique
tout cela là-bas
et le pollen des cendres aux neiges titubantes
trotte trotte petit cheval
défaites la lèpre des repas
délivrez les scorpions lunaires
ouvrez les écluses de boue
et les trappes de l'indignité
défoncez les barrages
que le flot de cadavres liquides submerge nos murs
et de toute la puanteur de ce nouvel enfantement
que l'homme se gorge jusqu'aux repaires de sa mémoire d'amour
jusqu'au crachat des visages
écrasez-les tuez-les à même l'arbre
jusqu'aux maudites tendresses des mères ici-bas
et à la confiance végétale des enfants qu'importe
des piques et des cadenas
des mouches vous dis-je des mouches de colle
et des visages d'enfants parmi les chairs
et de bruissantes corolles d'alphabets égrenés
comme un commencement du monde déjà putréfié défiguré
avant d'avoir goûté au cœur fruité du vent
le lait floral des fins envols
une seule larme immobile
trotte trotte petit cheval
rien au bout des doutes
rien dans les poches de l'eau
où vas-tu chargé de paysages morts
à ne pas voir ni sentir le temps aux coutures
je ne sais plus sable
trotte trotte petit cheval
Tristan Tzara, Souillac, 2 juin 1943
Tzara collabora après la Libération aux nombreux journaux issus de la Résistance, en particulier aux Lettres françaises, en sa qualité de membre du Comité national des écrivains, dont il fut l’animateur dans la clandestinité pour la zone sud-ouest, présidant, de 1944 à 1946, le Centre des intellectuels à Toulouse. Il contribua à la constitution du Centre d’études occitanes. Son article « Poésie latente, poésie manifeste » réfuta la notion sartrienne de « littérature engagée » car, pour lui, c’est le poète qui est plongé dans la vie, jusqu’au cou.
Simultanément, lors de sa conférence à la Sorbonne « Le surréalisme et l’après-guerre » (17 mars 1947), il reprocha aux surréalistes d’avoir déserté le combat pendant la guerre et de n’avoir été d’aucun recours pour l’individu en cette période (Les Lettres françaises, 28 mars 1947).
Tzara règle ainsi définitivement ses comptes avec les surréalistes, et en particulier avec André Breton. Cette soirée, houleuse, s’inscrit dans le contexte de la renaissance des « scandales littéraires » et dans la polémique autour d’’Arthur Koestler, soutenu par Breton dans Le Figaro Littéraire (fin 1946, Koestler a publié son Yogi et le commissaire).
Naturalisé français en avril de la même année, Tristan Tzara adhère alors au Parti communiste, dont il avait déjà la confiance depuis longtemps.
De grands recueils (La Face intérieure, De Mémoire d’homme) attestent la puissance de son verbe poétique qu’il n’aliéna jamais à une cause particulière.
C’est cette fois surtout aux Lettres françaises qu’il va trouver sa place, y donnant régulièrement des articles, et accédant à une véritable reconnaissance littéraire auprès des communistes.
Sa poésie y est qualifiée d’une « richesses exceptionnelles » (8 août 1947 pour la publication de Morceaux choisis), et on vante « son extraordinaire faculté de renouvellement » et son « génie verbal » (22 avril 1948). C’est avant tout dans l’hebdomadaire dirigé par Aragon que l’ancien dadaïste justifie son adhésion au PCF, et donc son rejet du surréalisme au profit d’une écriture engagée dans l’action.
On le retrouve aussi très présent au sein du Mouvement de la paix au début des années 1950, défendant aux Assises de Paris le poète turc Nazim Hikmet (Lettres françaises, 27 avril 1950). En lien avec le Conseil national des écrivains, il participe également aux « Batailles du livre ». Sans défendre stricto sensu le « réalisme socialiste », il promeut des artistes du Parti comme Picasso (Lettres françaises, 10 août 1950), et vante aussi l’art d’un James Ensor (8 décembre 1950).
Après la guerre, il aborda d'autres thèmes et problèmes existentiels plus actuels dans ses nouveaux livres 'Terre sur Terre' en 1946 et De Mémoire et La Face Intérieure en 1953 et 'Parler Seul' en 1655.
Tristan Tzara meurt le 24 décembre 1963 à son domicile à Paris et a été enterré au cimetière Montparnasse.
Source:
Livret de l'exposition Dada au centre Georges Pompidou
Article du Maitron sur Tristan Tzara - par Henri Béhar
La Résistance et ses poètes, Pierre Seghers
Valère Staraselski - Aragon La liaison délibérée (L'Harmattan)
Jean Ristat - Aragon."Commencez par le lire". Découvertes Gallimard, 2011
Published by Section du Parti communiste du Pays de Morlaix
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