Madeleine Riffaud, poète en Résistance
(Dans "La Résistance et ses poètes", Pierre Seghers. Le recueil de poème de cette femme, partisan et poète, officier FTP à 20 ans, adjointe du colonel Fabien, qui a abattu des chefs miliciens et des officiers allemands, a été arrêtée, torturée, condamnée à mort, échappant par miracle à l'exécution, ont été publiés dans le recueil "Le poing fermé" préfacé par Eluard, puis à nouveau dans un nouveau recueil de poèmes de Madeleine Riffaud en 1973 - Le Cheval Rouge, aux éditeurs français réunis).
Neuf balles
A Jean-Pierre M (16 ans)
Neuf balles dans mon chargeur
Pour venger tous nos frères.
ça fait mal de tuer.
C'est la première fois.
Sept balles dans mon chargeur.
C'était si simple.
L'homme qui tirait l'autre nuit.
C'était moi.
***
Traquenard
Peur des bottes
Peur des clefs
Peur des portes
Peur des pièges
Ils me font marcher entre eux deux
Ce dimanche de plein soleil
Vers la grande prison
A l’entrée des enfers.
A ma gauche est un policier.
A ma droite est un policier.
Dans chaque poche un revolver.
Et devant moi
Et devant moi
Oh ! Les hautes grilles de fer !
Peur des bottes
Peur des clefs
Peur des portes
Peur des pièges
Sitôt les verrous refermés
On entend les nôtres crier.
Et dehors c’est dimanche
Et dehors c’est l’été.
Dans une église, l’orgue chante.
Un pigeon tout blanc dans l’air bleu
En vol, a caressé ma joue.
Et derrière moi
Et devant moi
Oh ! les hautes grilles de fer !
Peur des bottes
Peur des clefs
Peur des portes
Peur des pièges
Si je suis prise, me disai-je
Me restera-t-il seulement
Un coin de ciel tout bleu
A regarder souvent
Un coin de ciel comme une flaque
Au bois, telle la flaque de pluie
Où vont boire les bêtes blessées ?
- Mais la fenêtre ils l’ont murée,
La fenêtre aux barreaux de fer.
Peur des bottes
Peur des clefs
Peur des portes
Peur des pièges
BS 2, 23 juiller 1944*
* BS 2 : Brigade spéciale n°2. Il s’agit d’une section de la Gestapo française, siégeant alors en face de la cathédrale Notre-Dame de Paris
***
Mitard
1
Un Allemand, poison et fer
Écrase des souris à grands coups de talon.
Le sol de la cellule est sanglant
De leurs petits corps mutilés.
Une patte levée, dans la chair et le sang.
Un petit cri aigu à transpercer la tête.
Un Allemand s’amuse à tuer des souris.
Et la pluie nous rend fous.
2
Ils m’ont jeté un chapelet
Dans le noir glacé du cachot
- Chaîne de fer et croix de bois -
Le chapelet des fusillés.
Il sent l’église au mois de mai
Fête-Dieu, cierges et encens,
Réticule de mère-grand.
Entre mes mains chaîne légère
Auprès des menottes coupantes.
Ils m’ont jeté un chapelet
Comme au chien un os à ronger.
3
Les grosses clefs dans les serrures
Même la nuit tournent encore
Et les éclats de leurs voix dures
Me font sursauter si je dors.
Bottes ferrées dans les couloirs.
Porte entrouverte et refermée :
Un camarade est emmené.
Sur les murs, il y a des cris
Des mots gravés avec un clou.
Oh désespoir, ou espoir fou
De ceux qui sont morts avant moi…
Je sens bien qu’ils sont encore là
Autour de moi, et me regardent.
Leurs yeux s’allument quelquefois
Dans le noir comme dans les étoiles.
Et ma tête s’appuie
A leurs épaules d’ombre.
***
CHANSON
Ils me band’ront les yeux
Avec un mouchoir bleu
Ils me feront mourir
Sans me faire souffrir
Ils m’avaient tué un camarade,
Je leur ai tué un camarade.
Ils m’ont battue et enfermée
Ont mis des fers à mes poignets
- Sept pas de long
A ma cellule
Et en largeur
Quatre petits-
Elle est murée – plus de lumière-
La fenêtre de mon cachot.
Et, la porte, elle est verrouillée.
J’ai les menottes dans le dos.
- Tu te souviens ?
Soirs sur la Seine…
Et les reflets…
Le ciel et l’eau...
Ils sont dehors, mes frères de guerre
Dans le soleil et dans le vent
Et si je pleure – je pleure souvent -
C’est qu’ici je ne puis rien faire
- Sept pas de long
Et puis un mur,
Si durs, les murs
Et la serrure.
Ils ont bien pu tordre mes mains
Je n’ai jamais livré vos noms.
On doit me fusiller. Demain.
As-tu très peur, dis ? Oui ou non ?
Le temps a pris
Le mors aux dents
Courez, courez
Après le temps !
Ceux-là, demain, qui me tueront,
Ne les tuez pas à leur tour.
Ce soir, mon cœur n’est plus qu’amour.
Ce sera comme la chanson :
Les yeux bandés
Le mouchoir bleu
Le poing levé
Le grand adieu.
Poèmes écrits pour la plupart à la prison de Fresnes, repris dans Le Poing fermé (1945) et dans Cheval Rouge, éditeurs français réunis
***
Née en 1924, Madeleine Riffaud grandit avec un père instituteur dans un village de la Somme marqué par la première guerre mondiale, jouant surtout avec les garçons dont elle aime partager les aventures.
Sous le Front Populaire, elle découvre les joies des vacances dans le futur village martyr d'Oradour-sur-Glane. Pendant l'exode, son grand-père adoré la recueille, elle est envoyée chez une amie pacifiste de ses parents, trop complaisante avec les Allemands, à Amiens. A la mort de son grand-père, Madeleine contracte la tuberculose, et c'est dans son sanatorium de Saint-Hilaire-du-Touvet non loin de Chalon-sur-Saône, qu'elle découvre la proximité de la mort et de la souffrance, l'amour, et qu'elle rencontre des résistants. Elle s'éprend d'un ami de ses parents, d'origine normande, résistant, et gagne Paris avec lui où elle passe son examen de sage-femme pour se donner une couverture et ne va pas tarder elle-même, à l'automne 42, à rentrer dans un réseau de résistance, sous le nom d'homme de Rainer, référence au poète allemand Rainer Maria Rilke, décédé d'une leucémie après s'être piqué avec une épine de rose, la fleur préférée de Madeleine.
Début 1944, elle entre en même temps au Parti communiste et dans la lutte armée. Elle apprend le massacre d’Oradour-sur-Glane, village de sa jeunesse. « Je pensais à cela quand je pédalais dans Paris, aux brûlés vifs que je connaissais. Éluard parlait des “armes de la douleur”. C’était exactement cela.
Madeleine Riffaud sera responsable des étudiants résistants FTP du quartier latin en 1944.
Le 23 juillet 1944, elle abat en plein jour de deux balles dans la tête un officier de l'armée d'occupation sur le pont de Solferino. Prenant la fuite à vélo, elle est rattrapée et renversée par la voiture du chef de la milice de Versailles, puis envoyée au siège de la Gestapo rue des Saussaies où elle est torturée par des allemands et des français collaborateurs, puis condamnée à mort.
Elle saute du train qui l'envoie en déportation à partir de la prison de Fresnes et reprend le combat dans la compagnie Saint-Just, attaquant notamment un train rempli de troupes allemandes arrivant aux Buttes Chaumont (gare Ménilmontant).
Madeleine a 20 ans lors de la Libération de Paris et reçoit le brevet de lieutenant FFI le 23 août 1944.
A la Libération, elle devient l'amie d'Eluard et de Picasso, qui fait un portrait d'elle pour illustrer son premier recueil de poésie. Elle devient grand reporter à L'Humanité et amie avec le révolutionnaire communiste vietnamien Ho Chi Minh.
Un article de l'Humanité en 2012, "Madeleine Riffaud, des toits de Paris aux rizières du Vietnam", raconte magnifiquement la suite des aventures de Madeleine:
"Car, à partir de 1964, Madeleine Riffaud devient Chi Tam, la 8e sœur. Elle est l’une des rares occidentales à être acceptée dans les maquis viêt-cong, et devient une combattante à part entière de la résistance vietnamienne. « Ce que j’ai vu au Sud-Vietnam » affiche la une de l’Humanité en novembre 1970, dont le reportage révèle au monde l’horreur de la répression. « Con Son, Tan Hiep, Thu Duc, Chi Hoa… Il nous faut retenir ces noms car, jadis, pour les résistants victimes des nazis, l’enfer a duré cinq ans. Or au Sud-Vietnam, le même enfer dure depuis quinze ans », écrit-elle en 1972, au cœur d’un papier qui dénonce les atrocités commises par l’administration américaine. « Voilà la démocratie de Nixon, conclut-elle. Voilà la paix que les vaincus, en s’en allant, voudraient accorder à des hommes, des femmes estropiés à vie par les tortures sans fin… » Et elle sait de quoi elle parle : « Le drame est d’être passée de la Résistance aux guerres coloniales. J’ai été correspondante de guerre pour dire mon horreur des conflits. » « On disait des Viêt-cong : ce sont des hommes sans visage. » Ces combattants de l’ombre retrouvent le sourire devant l’objectif de Madeleine Riffaud, qui s’attache à leur redonner une identité. Dans ces déluges de violences qu’elle décrit, la poésie n’est jamais loin, derrière une description des rizières vietnamiennes ou des images de typhons, autant de métaphores de la mort, omniprésente. La couverture de la guerre d’Algérie la ramène rue des Saussaies, où la police française torture les militants du FLN, là même où elle a connu l’enfer. Le 7 mars 1961, l’Humanité sort avec une page blanche, marquée en son centre de ce seul mot : « Censuré ». À l’origine de la saisie, un article de Madeleine Riffaud sur les tortures pratiquées à Paris, qui déclenche la fureur du préfet de police, Maurice Papon, qui porte plainte en diffamation et demande des dommages et intérêts. Elle réchappe de peu à un attentat de l’OAS et passe plusieurs mois à l’hôpital.
En 1973, Madeleine Riffaud emprunte une nouvelle identité et repousse toujours plus loin les limites de l’investigation. Elle devient Marthe, se fait embaucher dans un hôpital parisien comme aide-soignante. Elle récure les sols, prodigue les soins aux patients, veille la nuit des mourants anonymes. De cette expérience, elle en tire un récit lucide et tendre sur l’univers hospitalier, les Linges de la nuit, sur ce qui se joue sous les draps blancs, quand l’imminence de la mort rebat les cartes des rapports humains. Car comme le disait d’elle Jean Marcenac, « Madeleine Riffaud est un poète qui a pris résolument le parti de s’exprimer par le journal… Elle a toute seule créé ce qu’il faut bien nommer un genre et, finalement, elle a parfaitement réussi».
Madeleine est toujours vivante, lucide, militante, à 98 ans. Une magnifique BD « Madeleine, Résistante » (Bertail- Riffaud/ Morvan, Aire Libre 1. La Rose dégoupillée) retrace sa vie. Tout récemment elle a été abandonnée sur un brancard sans manger pendant 24 heures, aux Hôpitaux de Paris. Dans une tribune à l’intention de Nicolas Revel, Directeur de l’APHP, elle dénonce l’état révoltant de l’hôpital public.
Il y a deux semaines, j’ai dû me rendre aux urgences pour un examen important dû à un covid long, variant omicron.
Le SAMU m’a emmenée à l’hôpital Lariboisière, à midi et demi, le dimanche 4 septembre pour examens. Je me suis retrouvée couchée au milieu de malades qui hurlaient de douleur, de rage, d’abandon, que sais-je. Et les infirmières couraient là-dedans, débordées… Elles distribuaient des « J’arrive ! » et des « ça marche ! » « J’arrive, j’arrive ! ». Mais personne n’arrivait. Jamais.
Moi-même, j’ai mis douze heures pour obtenir la moitié d’un verre d’une eau douteuse. Tiède. Je suis restée 24 heures sur le même brancard, sans rien manger, dans un no man’s land. C’était Kafka.
Rendez-vous compte : je suis aveugle. Je sentais parfois qu’on emportait mon brancard, que je traversais une cour, peut-être ? Il faisait plus froid, c’est tout ce que je peux dire. Et puis on m’a laissée là, sans aucune affaire, sans moyen de communication avec mes proches (qu’on ne prévenait d’ailleurs pas de l’évolution de la situation, seul le docteur Christophe Prudhomme a pu avoir quelques nouvelles, je le remercie ici).
Étais-je dans un couloir ? Dans une salle commune ? Au bout d’un moment, j’ai vraiment cru que je devenais folle. Ah, si j’avais eu un appareil photo comme quand j’étais reporter de guerre… Si j’avais pu voir ce que j’entendais… Dès l’arrivée à l’hôpital, mon ambulance est passée devant des gens d’une absolue pauvreté, qui se plaignaient à grands cris d’avoir été refoulés.
Drogue ? Misère sociale ?
Ceux-là n’ont même pas été admis dans « le service-porte », la foire aux malades, l’antichambre de l’hôpital par où l’on accède aux urgences. Les infirmières, qui n’ont déjà pas assez de temps à consacrer aux malades admis entre les murs, les voient forcément quand elles vont prendre leur service.
Nul doute que leur vocation est réduite en charpie depuis longtemps. D’où les « Ça marche », les « J’arrive. » J’ai entendu ça toute la nuit.
Les infirmières et aides-soignants, je les connais bien, j’ai vécu parmi eux, je sais qu’elles auraient éperdument voulu arriver à s’occuper de chacun… Et surtout que l’hôpital marche.
Le lendemain après-midi, l’hôpital n’ayant pas de lit disponible pour moi, on m’a transférée dans une clinique privée, sans jamais avoir prévenu mes proches. J’étais la troisième âme errante que cette clinique réceptionnait ce jour-là.
J’avais déjà fait une enquête de l’intérieur en 1974, en m’engageant incognito comme aide-soignante dans un service de chirurgie cardio-vasculaire d’un hôpital parisien. J’avais aussi travaillé au SAMU dans le service du professeur Huguenard à l’hôpital Mondor. De cette immersion, j’ai publié le livre “Les linges de la nuit” qui s’est vendu à près d’un million d’exemplaires en 1974 (réédité chez Michel Laffont en 2021).
Hôpital d’il y a cinquante ans ou hôpital ultramoderne, les problèmes sont toujours les mêmes : manque de personnel qualifié, manque de crédit, l’écart se creuse entre la technique de la médecine de pointe et les moyens mis à sa disposition.
Après la sortie du livre, j’avais rencontré le directeur de l’Assistance Publique dans un face à face télévisé. Nous étions tombés d’accord sur tous les points ! Tout le monde est d’accord, sauf les gouvernements qui se suivent et qui, au mieux, ne bougent pas.
Nous avions été nombreux, au cours des années, à témoigner sur l’état lamentable de la santé. Durant tout ce temps, aucun dirigeant n’a voulu entendre. Si la pandémie de 2020 a changé quelque chose, c’est en mal : le personnel est épuisé. L’état les a tous abandonnés, soignants comme malades.
Ma mésaventure, c’est une histoire quotidienne dans l’hôpital en France.
Mon sort est celui de millions de Parisiens et de Français.
Ceux qui me connaissent savent que je n’ai jamais demandé de passe-droit de toute ma vie. Mon âge n’y change rien. Mais j’ai remarqué qu’il était presque une circonstance aggravante, et ce pour deux raisons :
1/ On pensait que j’étais trop vieille pour que ça vaille la peine de me soigner (réflexe pris lors de l’épidémie de covid ?).
2/ Dès que je parlais, on se disait que j’étais gâteuse et on pensait d’emblée que je racontais n’importe quoi… alors pas la peine de m’écouter.
Pourtant, j’ai une voix. Une voix qui ne s’en est jamais prise au personnel. Ça ne changera pas.
Évidemment, j’ai mal, mais je vais continuer à me bagarrer, comme d’habitude.
Moi, j’ai de la chance, j’ai des amis, et des confrères journalistes. Mais tous ces pauvres gens qui n’ont personne, que peuvent-ils faire ? Quand on entre dans le circuit infernal, quand on est aspirés dans le néant des urgences, on ne peut pas en sortir indemne. Parfois même, on n’en sort pas vivant… L’infirmier libéral qui vient à mon domicile m’a dit que c’était arrivé à un de ses patients, il y a trois semaines.
Si je peux être leur voix – comme Aubrac m’avait demandé d’être l’une de celle de la Résistance – alors je le serai.
J’ai encore un peu de force, c’est pour la donner !
Madeleine Riffaud
Paris, le 19 septembre 2022
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