Garçon (Terraqué, 1942) - Eugène Guillevic (1907-1997)
C'était en un temps
Où le journal était un carré blanc
Tenu par la mère au-dessus du seuil
Où jouait l'enfant.
Et dehors il y avait
Tous les nids et tous les champs,
Tous les chemins creux au-dessous du vent
Avec leurs trous pour les serpents.
Il y avait les ronces des champs.
Et en soi une force
Plus forte que le vent,
Pour plus tard et pour maintenant,
Contre tout ce qu'il faudrait,
Certainement.
C'était bien pour sa rançon
Qu'il lui rapportait le pain.
Et pour éteindre son oeil
Qu'il n'abusait pas du lait.
- Il y avait des épaves de pain
Qu'il n'arrivait pas à manger - tellement
Il leur contait de choses.
On fait semblant d'être à la table
Et d'écouter.
Mais on a glissé
Parmi les feuilles mortes,
Et l'on couve la terre.
On peut se sourire
Et y colérer.
On caresse les feuilles
Et on les déchire.
A la voix qui gronde
On en sort mouillé,
Pour obéir.
Mieux valait faire la petite guerre dans les champs
Que s'angoisser au soleil couchant,
A cause de son sourire peut-être, à elle,
Ou à cause de tout.
Mieux valait se faire des bâtons avec le houx
Pour la gueule des chiens,
Mieux valait se battre dans les genêts,
Rendre coup pour coup et deux coups pour un -
Que venir encore aux étranges flaques d'eau,
Pleines de reptiles, de vase, de racines,
Attendre d'y voir le soleil couchant
Verser comme du sang.
Plus pour chercher la carrière des fées,
La dormeuse dans le bois aux merles d'or
La caresse peureuse de la bête caline
Qui sort vers la nuit de la terre des champs,
Les loups de l'hiver pour leur faire tout dire
Des graines de vipère, du palais des guêpes.
S'il est question de loups, ce n'est que pour se battre,
Pour enfoncer le poing bien profond dans leur gueule
Et voir virer leurs yeux - car c'est bon d'être fort.
Quand la guerre est au loin sur les chantiers de l'est,
Les garçons du bourg
S'acharnent aux champs.
Avant que les touche la rosée du soir,
Force est de venir patauger dans l'eau
Près des haies feuillues.
Et toujours ils savent
Y tailler un arc.
Mais ils ne savent pas
S'arracher cette rage.
Fonctionnaire de 35 ans, Guillevic publie son premier recueil de poèmes en 1942 - Terraqué. Certains de ses poèmes ont été écrits une dizaine d'années plus tôt. Le livre, à rebours des influences surréalistes dominantes, est aussitôt remarqué.
Né d'un père gendarme après avoir été marin et d'une mère couturière dont il ne se rappelle que les sévérités, Guillevic ouvre les yeux sur la terre bretonne de Carnac, dans une famille catholique pratiquante, avant d'être balloté au rythme des garnisons de son père (Jeumont dans le Nord, Saint-Jean Brevelay, dans le Morbihan, Ferrette dans le Haut-Rhin, où son père devient chef de brigade). Ses moments de joie, Guillevic les trouve en vacances à Carnac: voilà qui donne au poème "Garçon" son originalité violente, son âpreté, qui tranchent avec nombre d'évocations habituelles de l'enfance: "S'il est question de loups, ce n'est que pour se battre".
La famille, de tradition catholique, vécut en caserne, subissant la stricte discipline de l’institution militaire.
De ses 12 ans à ses 18 ans, Guillevic est en Alsace et y prépare son bachot, se levant tous les jours à 4 heures du matin pour aller au lycée d'Altkirch, à pied jusqu'à la gare, puis par le train, et revenant chez lui à 21h.
À Ferrette le jeune Guillevic apprit l’allemand et se prit de passion pour les poètes Gœthe et Heine. Son intérêt se porta aussi sur la littérature alémanique. Il fréquenta Nathan Katz dont un autre poète, Jean-Paul de Dadelsen, fut aussi l’ami, et le peintre Arthur Schachenmann (1893-1978) qui fit son portrait.
En 1924, il passa la première partie du baccalauréat et s’enthousiasma pour l’œuvre de Baudelaire et de Rimbaud. Cette même année mourut Marie Clotilde, son premier amour d’adolescent. L’année suivante il obtint la deuxième partie du baccalauréat dans la série mathématiques. Son professeur de philosophie lui fit connaître la poésie moderne, Valéry, et surtout les premiers textes surréalistes.
En 1926, reçu au concours de l’Enregistrement, il devint surnuméraire dans le Haut-Rhin à Huningue avant d’être nommé en 1935 rédacteur principal à la Direction générale du ministère des Finances.
Pendant la guerre d'Espagne et le Front Populaire, Guillevic est un compagnon de route du Parti communiste, parti auquel il adhère pendant la guerre, en 1943, participant à des publications de la presse clandestine de la résistance, le Parti communiste français auquel il se dévouera pendant près de 40 ans jusqu'à sa démission en 1980 précédée par une longue période de doute politique.
La préparation de la publication de "Terraqué" mit en relation Eugène Guillevic avec Jean Paulhan puis avec Pierre Drieu La Rochelle, écrivain collaborateur et fasciste, ancien ami d'Aragon, qui avait pris la direction de La Nouvelle Revue française soutenu par Abetz, l’ambassadeur du Reich. Ce fut par un camarade de régiment que Guillevic eut ses premiers contacts avec la Résistance. Il les exposa en ces termes : « J’avais adopté le marxisme et la politique du Parti […] Il y avait eu un moment difficile : le pacte germano-soviétique, mais j’en avais compris le sens quand j’ai été mobilisé grâce à des discussions avec un camarade de régiment, André Adler, qui devait diriger L’Université libre après la mort de Jacques Decour. [… ] Bientôt après on me demandait de participer à la Résistance, d’abord de donner de l’argent pour faire des tracts, puis de participer à l’Honneur des poètes. Comme j’avais publié des poèmes dans la NRF de Drieu tout le monde ne me voyait pas nécessairement d’un bon œil. Moi je considérais ces poèmes comme des poèmes de contrebande. […] J’ai adhéré quand mon ami Adler m’a demandé s’il pouvait me considérer comme un camarade du Parti. » [Choses parlées, entretiens avec Raymond Jean, page 107, 1982.] Terraqué parut en 1942 et Drieu La Rochelle consacra à son auteur un article dans la NRF.
À la Libération il entra au Comité National des Écrivains et fréquenta Éluard, Aragon, Elsa Triolet, Fernand Léger et Pablo Picasso qu’il avait connu dès 1942. De 1945 à 1947 il travailla dans les cabinets de deux ministres communistes, François Billoux à l’Économie nationale et Charles Tillon à la Reconstruction. Après leur éviction du gouvernement en 1947, il réintégra l’Inspection Générale de l’Économie nationale où il resta jusqu’à sa retraite, en 1967. Il publia Fractures et Exécutoire. Précise, concise, parfois rugueuse, toujours généreuse, sa poésie refuse la métaphysique, Guillevic préférant de beaucoup la réalité du corps, de la nature, des lieux qu’il affectionne, des détails de la vie, toutes réalités qu’il se plaît à faire vivre intensément, au gré d’une exploration qui va au plus profond avec une grande économie de mots.
Les années qui suivirent la Libération furent riches en militantisme comme en création poétique. Guillevic présenta ainsi cette période : « Je les apprécie [les communistes] sur le plan humain, sur le plan politique, dans les relations avec les sinistrés. J’ai beaucoup travaillé, beaucoup appris. Cela coïncidait avec un certain remords que j’avais de n’avoir pas assez " résisté " et surtout de n’avoir pas consacré davantage ma poésie à la lutte. » [Ibid, page 108.] Les actions militantes auxquelles il participa avec conviction avaient comme arrière-fond la guerre d’Indochine (1946-1954), les émeutes de Berlin (1953) et de Hongrie (1956), la guerre d’Algérie (1954-1962), la construction du mur de Berlin (1961), la deuxième guerre du Vietnam jusqu’en 1975. Elles furent aussi marquées en 1952 par la mort d’Éluard dont il était proche, par l’exécution des Rosenberg (1953), par la mort de Staline et le processus de déstalinisation qui aboutit au rapport de Khrouchtchev en 1956. En 1949, il fut mis à l’écart parmi les cadres de son ministère sur décision d’Antoine Pinay pour ses activités syndicales et pour avoir soutenu une grève de mineurs. En 1952 Jacqueline Woh devint sa compagne. En 1954 il publia 31 sonnets préfacés par Aragon au moment où celui-ci en faisait l’éloge comme genre littéraire enraciné dans la tradition française. On voulut voir bien à tort dans ces 31 sonnets une attitude de suivisme politico-littéraire. En fait c’est par goût d’une forme courte qui comporte la faculté de dire beaucoup que Guillevic s’adonna à ce genre et il persista à écrire des sonnets jusqu’en 1967, beaucoup d’entre eux n’étant publiés qu’après sa mort. En 1960, il fut l’objet d’une manœuvre de son administration qui lui proposa de quitter le Parti communiste contre une promotion au rang d’Inspecteur Général de l’Économie nationale qui lui avait été refusée jusque-là. À ce marché il répondit malicieusement : « Vous m’obligez donc à rester dans ce foutu parti ! » [Vivre en poésie, p. 140.]. Cette année-là moururent deux poètes qui comptaient pour lui : Reverdy, qu’il connaissait depuis 1944, et Supervielle, depuis les années d’avant-guerre. 1962 lui apporta la consécration d’un Guillevic de son ami Jean Tortel dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » qui remplaçait l’ancienne étude de Pierre Daix parue en 1954. En 1963 il est mis en congé spécial ce qui lui permit de lire davantage, Proust en particulier pour lequel il éprouvait un penchant très fort et qu’il emmenait volontiers dans ses voyages, notamment à l’étranger. Il rencontra Marianne Auricoste qui devint sa compagne en 1965. En 1967, année de sa prise de retraite, mourut sa fille Irène. L’année suivante, nouvelle consécration : les deux recueils Terraqué et Exécutoire parurent dans la collection Poésie-poche chez Gallimard.
Les événements de 1968 entraînèrent une remise en question des institutions littéraires et Guillevic participa activement à la fondation de l’Union des Écrivains. Il rencontra Lucie Albertini en 1969 qui devint sa femme en 1981. Il publia Encoches aux Éditeurs français réunis, maison d’édition dirigée par Aragon. Ce recueil fit ensuite l’objet d’une édition bilingue français/breton en 1975. En 1970 disparut Elsa Triolet dont il était proche. Il avait écrit en 1949 à partir de son roman L’inspecteur des ruines les Chansons d’Antonin Blond. Ces chansons qui donnent la parole au personnage principal du roman ne sont pas des chansons au sens habituel du terme, mais des poèmes à chanter, qui en quelques mots incarnent et développent la personnalité d’Antonin Blond. Il avait réitéré cette greffe poétique à la suite de la publication des Manigances d’Elsa Triolet en 1962 avec les Chansons de Clarisse qui seront chantées par Jeanne Moreau. L’année suivante, en 1971, mourut un autre ami, Jean Follain.
En 1972, il effectua un voyage en URSS qui le laissa plein d’amertume. Ce voyage confirma pour lui ce qu’il pressentait quand il écrivait : « Devant certaines études soviétiques par exemple je suis accablé. Marx en aurait une attaque d’apoplexie. » [Choses parlées, p. 110] Il mena ensuite en 1978 un long périple en Extrême-Orient qui lui révéla des civilisations aux antipodes de celles de la vieille Europe à laquelle il restait attaché par son histoire, par sa nature. Il devint Président de l’Académie Mallarmé en 1975 et le resta jusqu’en 1993. Il quitta le Parti communiste en 1980 à la suite de désaccords persistants sans renier le corps d’idées pour lesquelles il avait milité pendant presque quarante ans.
Source: François Eychart, article du Maitron sur Guillevic: https://maitron.fr/spip.php?article88874
"Le français était pour moi déjà une langue hiératique, réservée aux fonctionnaires, aux notables et à l'instruction - chose à mes yeux sacrée. Les paysans ne parlaient pas français. A l'école publique, il était interdit de parler breton (et de cracher par terre). Voilà que ces récitations me révélaient une langue encore différente: le hiératique dans le hiératique. (...) Au-delà du français, il y avait encore une autre langue, celle du poème. J'ai eu alors le sentiment - j'ai souvent employé l'expression mais mon impression date de cette époque - qu'avec de la ficelle, on faisait du fil de fer".
Guillevic avait un rapport charnel, passionné et presque mystique à la Bretagne, un amour pour sa terre natale du Morbihan et de Carnac:
"Mer au bord du néant
Qui se mêle au néant
Pour mieux savoir le ciel
Les plages, les rochers,
Ils ne sont pas tous dans la mer
Au bord de la mer
Les rochers
Mais ceux qui sont au loin
Égarés dans les terres
Ont un ennui plus bas,
Presque au bord de l'aveu.
Église de Carnac
Qui est comme un rocher
Que l'on aurait creusé
Et meublé de façon
A n'y plus avoir peur.
Nulle part comme à Carnac
Le ciel n'est à la terre,
Ne fait monde avec elle
Pour former comme un lieu
Plutôt lointain que tout
Qui s'avance au-dessous du temps.
Je te baptise
Du goût de la pierre de Carnac
Du goût de la bruyère et de la coquille d'escargot,
Du goût de l'humus un peu mouillé.
Je te baptise
Du goût de la bougie qui brûle
Du goût du lait cru,
Du goût différent de plusieurs jeunes filles,
Du goût de la pomme verte et de la pomme très mûre.
Je te baptise
Du goût du fer qui commence à rouiller,
Du goût d'une bouche et d'une langue avides,
Du goût de la peau que tu n'as pas salée,
Du goût des bourgeons, des jeunes girolles"
Carnac - Eugène Guillevic - 1956