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14 janvier 2023 6 14 /01 /janvier /2023 06:41
Littérature - décès du grand écrivain américain Russel Banks - Les sans-voix de Russel Banks, par Marie-José Sirach (L'Humanité, 10 janvier 2023)
Les sans-voix de Russell Banks

Disparition L’auteur états-unien est mort le 7 janvier, à l’âge de 82 ans. Il laisse une œuvre majeure, un portrait protéiforme d’un pays où ses héros sont les oubliés du rêve américain.

Publié le Mardi 10 Janvier 2023 - L'Humanité
 

Il est né prolo, dans le Massachusetts. Il est mort écrivain reconnu dans le monde entier, maintes fois récompensé. Mais il n’a jamais trahi les siens. Dans ses romans, on croise des gens de peu, des hommes et des femmes fatigués et malmenés par la vie, au parcours cabossé, des histoires d’amour qui finissent mal, des rêves inaboutis, des trahisons. Mais pourtant, quel plaisir de partager l’itinéraire de ces enfants peu gâtés par la vie, qui se débattent dans une société qui vend du rêve à vil prix, coincé entre le rayon de lessives et de jouets dans ces Walmart qui pullulent aux abords des villes. La périphérie, la marge, l’histoire mouvementée de son pays, comme ces grands espaces au bout du monde qu’il avait arpentés dans sa jeunesse, étaient la marque de fabrique de cet auteur qui ne s’est sûrement jamais posé la question du « transfuge ». L’ancien prolo qui fut tour à tour plombier, placeur de livres, vendeur de chaussures n’a eu de cesse d’écrire sur les sans-voix de son pays, tous ces laissés-pour-compte pour qui le rêve américain n’était qu’un mirage.

« La vie des gens ordinaires m’attire »

Russell Banks, l’écrivain, leur a redonné ce droit au rêve. En les incarnant, en en faisant des héros ordinaires qui se débattent dans des abîmes de contradictions mais tiennent bon et retrouvent un semblant de dignité. « La vie des gens ­ordinaires m’attire, confiait-il dans nos colonnes. On n’écrit pas un roman parce qu’on a de l’affection pour une classe, une origine ou un genre, mais parce qu’on est lié à un individu. À mesure qu’on s’en approche, on le comprend. Alors, inévitablement, sa classe ­sociale finit par entrer en ligne de compte. Chaque être trimballe son histoire dans le contexte économique, racial et social dans lequel il vit.» Il était parvenu à inventer une voix narrative, «  loin des préjugés bourgeois », s’amusait-il à préciser, pour parler « pour ceux qui n’ont pas de voix ».

Lorsque paraît, en France, Continents à la dérive (1987), le rêve américain en prend un coup. On découvre un écrivain qui ne craint pas de regarder dans les yeux les frustrations et le désespoir d’un père de famille ordinaire, réparateur de chaudières, qui gagne quelques centaines de dollars par mois et rêve d’une vie plus confortable pour les siens. Départ pour la Floride où il retrouve son frère. Plus dure sera la chute tant le rêve n’est qu’un mirage qui s’éloigne chaque fois qu’il pense l’atteindre. Dans Pourfendeur de nuages (1998), roman historique puissant, épique, qui se déroule lors de la guerre de Sécession, Banks trace le portrait de John Brown, fermier abolitionniste de l’Ouest américain. Une réflexion politique d’envergure sur les fondements de l’esclavage aux États-Unis, sur l’engagement poussé jusque dans ses retranchements.

Un récit narratif, « loin des préjugés bourgeois »

De beaux lendemains (1993) met en scène une tragédie, la mort de plusieurs enfants d’une même communauté à la suite d’un accident de car scolaire. Quatre voix vont porter tour à tour ce récit pour dire la douleur des familles à travers des flash-back qui vont au plus près des questionnements intimes. Quatre voix pour raconter, après la colère, le sentiment d’impuissance face à une justice de classe et une résilience collective et solidaire. Ce roman a été porté à l’écran par le réalisateur canadien Atom Egoyan, en 1997, et le film a remporté le grand prix au Festival de Cannes, ainsi qu’au théâtre, dans une belle mise en scène d’Emmanuel Meirieu.

Parmi les nombreux romans et nouvelles, citons American Darling (2005), l’histoire d’une femme, Hannah, qui fuit son pays, les États-Unis, en raison de ses engagements dans les années 1970, et se réfugie au Liberia. L’occasion pour l’auteur de mener de pair un récit introspectif sur l’Amérique, mais aussi sur ce petit pays africain, où retournèrent d’anciens esclaves des plantations américaines. Oh Canada (2022), son dernier roman, est un récit crépusculaire. Celui d’un homme en phase terminale, ­­cinéaste réfugié au Canada parce qu’il avait refusé de faire le Vietnam et qui se confie avant de mourir. On ne sait plus ce qui est vrai ou faux dans ce texte tout en tension et sans concession. Banks semble regarder dans son propre passé comme dans celui de son propre pays, avec ses parts d’ombre et de lueurs d’espoir, nous rappelant que le chemin n’est jamais droit, qu’il se fait en marchant.

Russell Banks se situe dans la lignée des Mark Twain, Melville, Faulkner ou Jim Thompson. Il aimait la littérature russe et française du XIXe siècle, admirait Joyce, Beckett ou Garcia Marquez. Écrivain et citoyen, il était de tous les combats progressistes dans son pays, contre la guerre en Irak, le Patriot Act, contre la politique des Reagan, Bush et Trump. Il aura présidé, de 1998 à 2004, le Parlement international des écrivains créé par Salman Rushdie. Bref, un type bien sous tous rapports.

Lire l’entretien réalisé par Muriel Steinmetz en 2017 sur humanite.fr
 
Littérature - décès du grand écrivain américain Russel Banks - Les sans-voix de Russel Banks, par Marie-José Sirach (L'Humanité, 10 janvier 2023)
Russell Banks : « C’est la vie des gens ordinaires qui m’intéresse et m’émeut »

Son premier roman, Continents à la dérive, publié en français, en 1986, reparaît dans une nouvelle traduction. Russell Banks nous parle de littérature et de l’élection aux États-Unis.

Publié le Jeudi 3 Novembre 2016 - Muriel Steinmetz, L'Humanité
 

La réédition en France de Continents à la dérive est plus que jamais d’actualité. L’un de vos personnages, une jeune Haïtienne, s’évade de son île pour vivre le rêve américain. Le bilan du cyclone Matthew donne à cela une acuité révélatrice. Plus de 900 morts en Haïti, quelques-uns aux États-Unis…

RUSSELL BANKS Haïti a été très durement touché. J’ai beaucoup d’amis là-bas. Le cinéaste Raoul Peck, qui m’est proche, a perdu sa maison familiale, entièrement détruite. Son village natal est dévasté. Je passe une partie de l’année à Miami. J’ai suivi les événements de très près. Il est en effet frappant de voir qu’un roman, écrit il y a trente ans, semble décrire une réalité d’aujourd’hui.

Savez-vous pourquoi, parmi vos nombreuses œuvres traduites en français, c’est justement Continents à la dérive qui fait l’objet d’une nouvelle publication ?

RUSSELL BANKS C’est le premier de mes livres à avoir été traduit en France. En 1986. Cela fait trente ans tout juste. On doit retraduire, car si le livre ne change pas, la langue, elle, se modifie. Jeune, j’ai lu en anglais les grands romanciers russes, dans la traduction de Constance Garnett qui date des années 1920. L’anglais, depuis, a beaucoup changé. Plus récemment, Tolstoï, Dostoïevski et d’autres ont été retraduits en anglais américain contemporain par Richard Pevear et sa compagne. Je souhaitais que Continents à la dérive soit traduit dans un français du présent, différent de celui de 1986, plus formel et académique, probablement moins influencé par l’anglais américain que ne l’est le français actuel. Pierre Furlan, qui s’est chargé de cette nouvelle traduction, possède une véritable intimité avec ma voix, mon ton, ma diction et mes intentions artistiques. Il comprend mon travail mieux que moi-même.

Vous alternez romans et nouvelles. Comment s’effectue le choix ? La nouvelle, pour vous, n’est-elle qu’un roman bref ou obéit-elle à des lois différentes ?

RUSSELL BANKS L’engagement est autre envers les personnages. Un peu comme ce qui différencie le mariage de la simple aventure. La nouvelle suppose une forme d’intimité extrêmement brève et intense, qui ne permet pas la vision d’ensemble. L’attention se concentre sur une seule journée, un unique événement, avec une relation au temps bien spécifique. Continents à la dérive requérait une temporalité longue, pour qu’il y ait rencontre avec les personnages principaux.

Vos personnages sont plus des anti héros que des héros selon l’acception habituelle. Est-ce parce que l’idéologie officielle des États-Unis repose sur l’optimisme triomphant où chacun a sa chance de devenir un héros ?

RUSSELL BANKS Je n’ai jamais souscrit à une idéologie officielle. Bien au contraire. Le devoir de l’artiste consiste à remettre en cause toute forme d’idéologie, en la confrontant à la réalité, celle, ici, de Bob Dubois ou de Vanise Dorsinville, soit leur vie d’êtres humains véritables.

Peut-on dire alors que votre œuvre, en son entier, s’attache à brosser le tableau d’une société à partir de ses laissés-pour-compte, en montrant que les gens simples, comme on dit, sont en fait très compliqués et, finalement, de bien meilleurs sujets pour la littérature ?

RUSSELL BANKS La vie des gens ordinaires m’attire et m’émeut plus que celle des gens extraordinaires. La majorité m’intéresse plus que l’élite. On n’écrit pas un roman parce qu’on a de l’affection pour une classe, une origine ou un genre, mais parce qu’on est lié à un individu. À mesure qu’on s’en approche, on le comprend. Alors, inévitablement, sa classe sociale finit par entrer en ligne de compte. Chaque être trimballe son histoire dans le contexte économique, racial et social dans lequel il vit.

Acceptez-vous qu’on puisse définir votre œuvre comme appartenant au registre du « réalisme critique » ?

RUSSELL BANKS C’est pas trop mal ! (Rires.) Je préfère m’en tenir au simple réalisme. Le roman décrit le monde de la façon dont l’auteur le voit. Il est des visions étriquées et d’autres larges et englobantes. Mon point de vue est celui d’un Américain de gauche plutôt libéral. Je fais en sorte que cela ne déforme pas ma vision. Je ne suis ni propagandiste ni idéologue.

Dans le champ immense de la littérature universelle, quels noms mettez-vous au-dessus de tout ?

RUSSELL BANKS Jeune, j’ai beaucoup lu les classiques américains : Mark Twain, Melville puis Hemingway, Faulkner, plus récemment Nelson Algren, plus près de nous encore Toni Morrison et Louise Hardwick, une romancière indienne américaine, mais aussi Richard Ford et des Canadiens comme Michael Ondaatje. Je n’oublie pas les grands Russes. On dépend tous de ceux-là. Il y a aussi Flaubert, Zola, Maupassant… Je m’aperçois que je ne nomme que des écrivains réalistes ! Il serait préférable de citer ceux qui ne m’ont pas influencé : Joyce, Beckett ou Gabriel Garcia Marquez, même si je les admire énormément. Et je n’ai jamais eu d’inclination vers le surréalisme ou la littérature fantastique.

Quand écrivez-vous ? Tôt le matin ? Tard le soir ? La nuit ?

RUSSELL BANKS Le matin, jusqu’au milieu de l’après-midi. Je ne travaille pas chez moi mais dans un atelier où je ne fais rien d’autre. Je ne réponds pas au téléphone. Pas de courrier à ouvrir pour découvrir des factures à payer.

Avez-vous toujours un petit carnet de notes à la main ? Comment ça vient, tout ça ?

RUSSELL BANKS J’écris d’abord à la main avec un stylo Montblanc. Je commence toujours par prendre des notes sur un petit carnet noir, puis certains éléments se font jour dans un grand cahier noir en moleskine. Ensuite, je passe à l’écran.

Votre grand pays est ces jours-ci en proie à un grand spectacle politique féroce. Qu’en pensez-vous ?

RUSSELL BANKS Hillary Clinton va gagner au terme de l’élection la plus moche que j’ai jamais vue. Trump est le candidat le plus incompétent et dangereux qu’on ait jamais eu. Il exploite sans vergogne une situation qui a conduit beaucoup de gens, aux États-Unis, à se sentir exclus de tout. La candidature de Bernie Sanders répondait certes à un même état de fait, sauf que lui proposait un programme progressiste, éclairé et optimiste. Celui de Trump est violent, raciste, misogyne, plein de colère et de haine envers les migrants et les musulmans. Les désillusions qui se sont matérialisées au cours du dernier quart de siècle sont devenues une réalité à laquelle on ne peut plus échapper. Si je ne suis pas mécontent de voir une femme sur le point d’être élue à la présidence des États-Unis, je demeure profondément déçu parce qu’il s’agit d’une politicienne pragmatique on ne peut plus ordinaire. C’est le père de quatre filles qui vous parle ! J’espère que la Chambre des représentants basculera du côté des démocrates. Alors, seulement, des changements bénéfiques seront possibles, à commencer par les nominations à la Cour suprême. Obama a été empêché d’agir car le Sénat et la Chambre des représentants sont aux mains des républicains. Il n’a rien pu faire sur le contrôle des armes, la protection de l’environnement et la réglementation de l’industrie financière.

L’exploration des poches de misère des États-Unis

À partir des destins parallèles d’un petit Blanc insatisfait et d’une Noire vouée à l’exil, Russell Banks décrit sans peur un monde sans pitié.

Fils et petit-fils de plombiers, abandonné à l’âge de 12 ans par un père alcoolique, Russell Banks (76 ans), fervent partisan de Bernie Sanders avant de « devoir » soutenir Hillary Clinton, republie en France le roman qui l’y fit connaître il y a trente ans. L’histoire, qui court sur presque 500 pages, commence par une froide après-midi de décembre 1979 dans le New Hampshire, pour s’achever en février 1981 dans les quartiers glauques de Miami (Floride). Deux destins parallèles cheminent en permanence dans le texte, au fil de chapitres surmontés du dessin d’un « vévé » (sorte de symbole utilisé lors des cérémonies vaudoues) tracé par la main de l’auteur.

Il y a Bob Dubois, réparateur de chaudières dans l’Amérique blanche, rurale et périurbaine. Il est insatisfait et se montre timide « comme un gosse de la campagne ». « Je suis là, dit-il, à ramper dans des chaufferies et des sous-sols chaque putain de jour de ma vie ! » Un beau jour, sans crier gare, ce jeune ouvrier démonétisé décide de claquer la porte. Avec sa femme et ses deux filles, il part en Floride rejoindre son frère Eddie, débrouillard sans scrupule et raciste, qui lui promet monts et merveilles. Sur place, Bob voit « des Noirs en nombre pour la première fois depuis le service militaire ». Il bosse six jours sur sept en tant que magasinier dans le commerce de spiritueux de son frère, qui lui refile une arme, « au cas où un Negro voudrait braquer » la boutique.

Dans le même temps, l’Haïtienne Vanise Dorsinville, « à la peau très foncée, couleur de café juste moulu », flanquée d’un neveu et son nouveau-né dans les bras, quitte son île en proie à la pire des dictatures et ravagée par un ouragan. « Au-delà de la résignation », elle traverse la mer sur un rafiot de fortune, après avoir été violée à plusieurs reprises à fond de cale, par des passeurs, pour prix de son voyage. Pages insoutenables !

L’Amérique décrite il y a trente ans par Russell Banks ressemble terriblement à l’actuelle, avec son goût des armes et ses pulsions racistes. Le romancier adopte le parti pris narratif de la troisième personne. Cette convention empruntée à la littérature du XIXe siècle permet d’alterner le point de vue des personnages avec une vision extérieure en surplomb. Les laissés-pour-compte de tous bords sont passés au crible de leur être, par un auteur qui ne cesse de porter un regard lucide sur son pays. Il fouille ainsi sans peur les poches de misère, matérielle et spirituelle, des États-Unis d’hier et d’aujourd’hui. M. S.

  • Continents à la dérive, de Russell Banks, traduit de l’américain par Pierre Furlan. Actes Sud, 442 pages, 23 euros.
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