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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 07:09
Mondial au Qatar, l'odieux du stade - L'Humanité, 5 novembre 2022
Mondial au Qatar, l’odieux du stade

Enquête La Coupe du monde de football débute le 20 novembre. Face à un événement que beaucoup dénoncent comme une aberration écologique bâtie sur un charnier d’esclaves, des voix contestataires s’élèvent en France et dans le monde et pour certaines, jusqu’au boycott.

Publié le
Samedi 5 Novembre 2022
Bilan carbone déplorable, droits humains et des travailleurs bafoués avec plus de 6 500 ouvriers morts, criminalisation des personnes homosexuelles, soupçons d’achats de voix pour obtenir le Mondial… le Qatar cristallise toutes les critiques, et le débat sur l’opportunité de regarder ou non la compétition ne cesse de se poser dans la société.

« Un scandale humanitaire ! »

Le témoignage d’Abdeslam Ouaddou, ancien international marocain ayant entre autres joué pour le SC Lekhwiya au Qatar, est à ce sujet édifiant. Ce petit émirat, il le connaît et sous ses plus mauvais côtés. Privé de visa de sortie, interdit de disputer un match, non payé, obligé de s’entraîner sous près de 50 degrés parce qu’il ne voulait pas rompre son contrat sans toucher des indemnités, le Franco-Marocain sait de quoi il retourne. Ce Mondial, « c’est un scandale humanitaire ! Quand j’étais là-bas, il y avait des morts presque tous les jours. Des ouvriers venaient à la mosquée pour avoir de l’eau, alors qu’il faisait une chaleur infernale. Les Qataris dépensent des milliards pour améliorer leur image et pour construire des stades, mais ils versent des salaires de misère, quand ils les versent, à des immigrés qu’ils font trimer sans se soucier des normes de sécurité et qu’ils logent dans des taudis. Ce n’est rien d’autre que de l’esclavage » ! Qu’a fait la Fifa pendant toutes ces années pour faire bouger les lignes ? s’est-il interrogé. Pas grand-chose.

Éteindre ma télévision pendant toute la Coupe du monde

En France, selon un sondage Odoxa pour Winamax et RTL, seulement 46 % des personnes interrogées ont l’intention de suivre le Mondial 2022 au Qatar. Un chiffre en net repli par rapport aux 66 % avant la Coupe du monde 2018 en Russie. Selon ce même sondage, 78 % se disent préoccupées par la situation locale en matière de droits de l’homme et 77 % sont choquées par l’organisation de la compétition sous ce climat.

Fans de football, ils sont nombreux à dire non. Fabien Bonnel, membre fondateur des Irrésistibles Français, le groupe de supporters qui suit l’équipe de France, indique qu’une centaine de membres seulement feront le déplacement et beaucoup ne regarderont pas le tournoi. « C’est six fois moins qu’en Russie », dit-il et d’expliquer pourquoi : « Si j’y allais, je me suis dit que je célébrerais des buts dans un endroit où des ouvriers sont morts. J’ai donc décidé de condamner cette coupe. Mon action vise surtout la Fifa, afin que les enjeux sociétaux, environnementaux et humains soient bien pris en compte par la suite. Ma seule solution pour aller au bout de mes convictions, c’est d’éteindre ma télévision pendant toute la Coupe du monde. »

Mettre en avant les événements alternatifs au Mondial

Un acte citoyen loin d’être isolé. De nombreuses villes ont décidé de ne pas diffuser les matchs sur écrans géants. Besançon, Brest, Bordeaux, Clermont-Ferrand, La Courneuve, Limoges, Lyon, Marseille, Nancy, Paris, Reims, Rennes, Rodez, Saint-Étienne, Strasbourg, Tours, Lille et tant d’autres disent stop. Dans la capitale nordiste, Martine Aubry n’y va pas par quatre chemins : « C’est un non-sens au regard des droits humains, de l’environnement et du sport. » Un non-sens partagé par de jeunes Lillois, qui ont créé un site, Ramener la coupe à la raison, recensant tous les bars qui ne diffuseront pas les rencontres : « L’objectif n’est pas d’appeler ouvertement au boycott, mais de mettre en avant les événements alternatifs au Mondial, organisés par ceux et celles qui ont choisi que nos valeurs soient respectées », précise Antonin Lefebvre, porteur du projet.

Dans le monde politique, des voix très critiques se font entendre au sein des principaux partis de la Nupes (EE-LV, PS, FI et PCF), certaines appelant même au boycott, contrairement à la droite et l’extrême droite qui estiment que c’est désormais trop tard. « Si j’étais footballeur professionnel, je ferais le choix de ne pas aller à la Coupe du monde au Qatar », a déclaré Fabien Roussel, mi-septembre, rappelant qu’« il y a des milliers de morts sous les chantiers de la Coupe du monde au Qatar ; une gabegie de dépenses pour avoir des stades climatisés alors que nous parlons d’environnement, et (que) le Qatar est un pays qui criminalise toujours l’homosexualité ».

Les responsabilités de la Fifa et des États

L’équipe de foot et association les Dégommeuses, majoritairement composée de lesbiennes et de personnes trans, dont l’objectif est de lutter contre les discriminations dans le sport et par le sport, préfère, elle, dénoncer la responsabilité de la Fifa, plutôt que d’appeler au boycott. « On est évidemment contre l’organisation de ce Mondial, étant donné le contexte des droits des travailleurs et des droits humains, la question écologique ou la criminalisation des personnes LGBT au Qatar, explique Veronica Noseda. Mais, pour nous, ce qui importe, c’est de pointer les responsabilités de la Fifa et des États, je pense notamment à la France qui a bien œuvré pour que le Qatar soit le pays hôte. On ne veut pas culpabiliser les fans de foot. » D’autres voix commencent à s’élever dans le milieu sportif. « Je trouve déplorable que le sport passe au-dessus de toutes ces considérations humaines, politiques et environnementales ! » lance le cycliste français Romain Bardet, qui ne regardera pas la Coupe du monde.

Des artistes prennent position

Dans « la Nouvelle République », David Giguet, entraîneur de Contres, club du Loir-et-Cher de Régional 1, estime pour sa part que ce Mondial sort « du cadre footballistique. Il y a des problèmes écologiques mondiaux. Ça ne ressemble à rien, ça n’a aucun sens. Je ne sais même pas si je vais le regarder ».

Certains artistes prennent également position. « Je ne vais pas le suivre, évidemment », a fait savoir l’écrivaine interviewée dans « So Foot », Virginie Despentes, s’indignant du cynisme de la Fifa : « Comment ont-ils pu imaginer que personne ne remarquerait rien ? » Le rappeur Médine n’en sera pas non plus. « D’habitude, je suis toutes les Coupes du monde, mais celle-ci a un petit goût amer, a- t-il expliqué sur RMC Sport. (…) Je ne vais pas faire semblant, comme si de rien n’était, alors que je sais qu’il y a des Indiens, des Philippins, des Sri-Lankais qui ont versé du sang pour le plaisir de l’humanité. C’est assez glauque, quand même. »

Un site Facebook Boycott Qatar 2022

Sur les réseaux sociaux, les initiatives ne manquent pas. Fan de football, abonné à l’OM, l’avocat Alain Baduel, basé à Aix-en-Provence, a créé la page Facebook Boycott Qatar 2022. Véritable baromètre de ce mouvement de fond qui monte dans la société, elle est suivie par près de 10 000 personnes et son audience ne cesse de grimper. « L’argument qui consiste à dire : “C’est trop tard pour le boycott” n’est pas valable ! Le spectateur ne décide pas d’aller voir un spectacle douze ans avant qu’il soit à l’affiche, gronde-t-il. C’est lorsqu’il est à l’affiche qu’il se décide, et c’est donc maintenant que les téléspectateurs ont une décision à prendre. » Sa page, ouverte à tout le monde, même ceux qui n’ont pas de compte Facebook, met à disposition les enquêtes de journalistes et des documents. « Je n’ai pas l’ambition d’être le porte-parole du boycott mais un catalyseur, dit-il. J’invite les gens à réfléchir en partageant des outils qui permettent la réflexion. Une vraie conscience citoyenne est en train de se développer. On parle quand même de 6 500 travailleurs morts. Ça fout la nausée. »

« Saint Nicolas plutôt qu’Adidas, pain d’épice plutôt que Fifa »

À l’étranger aussi, le boycott prend de l’ampleur. Chez nos voisins allemands, sur le site boycott-qatar, qui a réuni les signatures d’une centaine d’associations sportives et de milliers de supporters, la devise est la suivante : « Saint Nicolas plutôt qu’Adidas, pain d’épice plutôt que Fifa. » En Belgique, Bruno Ponchau, « écœuré par la dérive totale du football menée par la Fifa », a créé son groupe Facebook au nom évocateur « Hérésie Qatar », dont certaines pages comptabilisent plus de 10 000 vues. Sa commune, Tournai, a annulé la fan-zone et ne retransmettra pas les matchs des Diables rouges, comme plus d’une dizaine de villes, dont Bruxelles, à travers le pays.

Reste une question : que vont faire tous ces fans de foot à travers l’Europe au lieu de suivre la compétition ? Bruno Ponchau a la solution : « Plutôt que de s’ennuyer chacun dans son coin les soirs de match, on a décidé de favoriser la convivialité. À chaque rencontre, on va organiser des apéros, des fêtes, pour que ce soit militant et festif en même temps ! »

Agir autrement : Le camp des pragmatiques

Ils veulent utiliser la mise en lumière du Mondial au Qatar pour décrire la réalité sur place et susciter ainsi des avancées sociétales. Rencontre avec celles et ceux qui ne croient pas à l’efficacité d’un boycott.

Dans le débat passionné sur le boycott autour de la Coupe du monde au Qatar, ils n’occupent pas vraiment la place la plus confortable. Pour eux, qu’importe, il ne s’agit pas de la meilleure solution pour protester contre les conditions d’organisation de cette compétition. « C’est une mauvaise réponse, explique le philosophe, journaliste et auteur Thibaud Leplat. En philosophie, on appelle les belles âmes ceux qui détournent le regard, qui préfèrent l’éthique de conviction à l’éthique de responsabilité. C’est une position maximaliste et pour ne pas dire naïve sur ce qu’est le réel des grandes organisations sportives et de la géopolitique. Le boycott est une sorte de fuite. Je préfère l’éthique de responsabilité qui consiste à regarder la réalité en face et avoir un effet dessus. »

Un pragmatisme que défend aussi Sharan Burrow, secrétaire générale de la Confédération syndicale internationale. « Il y a eu des progrès incroyables, dit-elle. L’application de ces progrès reste un défi pour le gouvernement qatari, pour l’Organisation internationale du travail ainsi que pour nous, mais les lois existent. Notre message aux fans est : allez à la Coupe du monde et voyez par vous-même. Si vous voyez quelque chose de préoccupant, signalez-le. Et aidez-nous ensuite à faire pression sur les autres États du Golfe pour qu’ils se conforment aux mêmes standards. »

À l’image d’Amnesty International, les ONG n’appellent d’ailleurs pas au boycott. « Notre choix est de nous servir de l’attention suscitée par la Coupe du monde pour chercher à obtenir des changements pour la protection et le respect des droits des travailleurs migrants, indique l’ONG. Le Qatar veut profiter de cet événement sportif pour redorer son image et vendre un paysage de rêve aux supporters et au monde entier. Il est essentiel de combattre cette image en dénonçant l’envers du décor de l’organisation du Mondial. »

L’ancienne ministre des Sports Marie-George Buffet va plus loin. « Bien sûr qu’il faut dénoncer tous les problèmes que soulève l’organisation de cette Coupe du monde, mais c’est insuffisant, souligne-t-elle. On assiste à une instrumentalisation du sport par des États rétrogrades et totalitaires qui se portent candidats pour des raisons de rayonnement géopolitique et ça va se multiplier. Je fais une proposition : pourquoi ne pas imaginer que, demain, ce soit une fondation indépendante, cogérée et cofinancée comme l’Agence mondiale antidopage par le mouvement sportif international et par les États, qui décide de l’attribution des grands événements sportifs ? Une fondation avec des principes intangibles sur les droits humains, sociaux, l’environnement, etc. Ayons le courage de promouvoir cela ! »

JOEL SAGET / AFP

« Il faut s’attaquer à ceux qui attribuent ces grands événements »

Pour Vikash Dhorasoo, ancien joueur de l’équipe de France, il est temps que les footballeurs s’unissent et soient représentés afin de devenir les acteurs de l’attribution des coupes du monde. De l’importance de jouer également collectif hors du terrain.

Une partie de la société se mobilise à l’heure actuelle pour demander le boycott de la Coupe du monde qui va avoir lieu au Qatar. Cela peut-il avoir un impact ?

Il y a eu des positions politiques ces derniers temps que je trouve bien tardives. Depuis 2010, on sait que ce sera là-bas et c’est seulement maintenant que l’on s’affole sur les problèmes écologiques, sur les droits sociaux non respectés et toute autre forme de discriminations. Mais je le dis et le répète en permanence : il faut s’attaquer à ceux qui attribuent ces grands événements sportifs.

Parlons des joueurs. Quels types d’actions peuvent-ils mener de leur côté ?

Je sais que c’est difficile pour eux, mais il est possible de prendre position, en le faisant de manière collective. À chaque fois que les footballeurs s’organisent, ils obtiennent gain de cause. Lorsque les joueuses américaines portent plainte pour obtenir l’égalité des salaires, elles gagnent contre leur fédération. Lorsque les joueurs de l’équipe de France demandent collectivement la révision des droits à l’image, ils remportent leur combat contre la Fédération française de football (FFF). Les footballeurs sont importants dans ce système. Ce sont eux qui travaillent et apportent de la valeur au spectacle. Si ces derniers avaient la possibilité d’être consultés, ils pourraient ne plus avoir à se retrouver dans cette position où on leur demande individuellement de dire s’ils sont pour ou contre le boycott. S’ils veulent agir, à eux d’aller truster les postes influents. Il faut monter des listes pour être dans le débat des fédérations, des instances internationales. Il faut qu’ils soient représentés.

Ne le sont-ils pas ? N’existe-t-il pas des syndicats ?

Je pense qu’il ne faut pas compter sur celui qui est en place en France – UNFP – et en créer un autre. J’ai moi-même été syndiqué toute ma carrière et, au moment où j’ai été licencié, il n’y avait plus personne. Ce syndicat ne soutient pas les footballeurs, ne les protège pas. On l’a vu récemment sur les propos racistes et homophobes, je n’ai pas entendu une seule prise de parole de sa part.

Mais alors, comment réformer ces instances et avec qui ?

On ne peut pas réformer ces instances. La seule chose à faire est d’en sortir et de créer autre chose pour bousculer ce vieux monde qui ne bouge pas. Dans les statuts de la FFF, l’un des premiers points est la lutte contre toutes les discriminations et les inégalités. Mais quand on pose une question au président Noël Le Graët sur l’homophobie, le racisme ou le sexisme, ses réponses sont nulles. Sur les droits sociaux au Qatar, c’est mauvais aussi. Ce monsieur aurait dû partir depuis longtemps face à de telles positions ou non-dits. Gagner la Coupe du monde est finalement un détail dans tout cela. La FFF gère le football de masse, pas seulement l’équipe de France. Enfin, quand on voit au niveau international que les présidents de la Fifa ou de l’UEFA sont réélus sans opposition, cela interroge. Gagner beaucoup d’argent est plus important pour eux que de développer le football ou de créer du lien social.

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