La pandémie porte à son point le plus haut la contradiction entre les cadeaux faits aux laboratoires et l’austérité imposée au secteur de la santé. Engagée pour l’accès au médicament, Gaëlle Krikorian décrit les enjeux de la réinvention d’un autre type d’intervention publique dans ce domaine.
Des dizaines de millions de doses de vaccin, arrivant à péremption, en passe d’être détruites, des centaines de millions encore à livrer jusqu’à fin 2023… Après avoir, comme les autres pays riches, préempté quasiment toute la production, à prix d’or, dans le cadre de contrats largement opaques avec les multinationales, l’Union européenne croule sous les excédents… Comment se fait-il que cela ne suscite pas plus d’interrogations ?
GAËLLE KRIKORIAN
Docteure en sociologie à l’Ehess
C’est saisissant, en effet : au niveau national, il n’y a de discussions nulle part. Le seul espace où un débat s’est noué, c’est au Parlement européen, où une commission spéciale sur le Covid a été mise en place. Sur le papier, son objectif est nécessaire : il s’agit de tirer les leçons de la gestion de la pandémie pour l’avenir. Mais dans les faits, je suis les échanges d’assez près pour constater que ça ne se passe pas bien du tout. À l’exception de quelques voix chez les écologistes ou à gauche, la dynamique politique est abandonnée à l’extrême droite ; ses représentants, très excités, portent un paquet de demandes qui ne sont pas toutes farfelues. En vue des élections européennes de 2024, la majorité des eurodéputés, du centre gauche à la droite, refusent d’apparaître critiques des institutions. Du coup, pour nous, c’est la double peine : les questions sur la faillite démocratique, sur l’absence de transparence ou sur les superprofits des multinationales ne sont pas posées par les bonnes personnes – ce qui permet de les délégitimer – et aucune réponse n’est apportée…
Devant le potentiel gâchis de toutes ces doses, la Commission est aux abonnés absents. « Affaire des États membres », évacue-t-elle. À Paris, les autorités évoquent une « renégociation » avec les producteurs. Qui porte la responsabilité de ce fiasco en gestation ?
Au printemps, plusieurs États membres ont demandé à renégocier les contrats car ils n’avaient pas besoin de nouvelles livraisons. Après une discussion entre la Commission, Pfizer et Moderna, ils ont obtenu un échelonnement, avec un report des livraisons à la fin de l’année. Mais les volumes potentiellement excédentaires n’ont pas été annulés, à ma connaissance. C’est sans doute ce qui se passe en France, dans le flou et l’opacité la plus totale. La règle, dans ces affaires, c’est de ne pas faire trop de bruit, d’agir dans l’ombre, en espérant trouver un arrangement avec les laboratoires… Mais rien ne va dans ce fonctionnement. Les problèmes proviennent de l’absence de transparence dans les négociations et les contrats avec les laboratoires : la Commission a discuté pour le compte des États, et les détails cruciaux sont couverts par le secret des affaires… S’il y a aujourd’hui des stocks à détruire, ce n’est pas que l’affaire des États membres, mais bien aussi celle de la Commission, qui a accepté le calendrier des livraisons, leurs volumes et leurs prix, ainsi que les conditions d’utilisation de ces vaccins, en matière de responsabilités notamment.
Plus globalement, quels enseignements tirer de la gestion des vaccins contre le Covid par la Commission et les États membres de l’UE ?
Tout cela révèle d’abord le rapport très problématique entre les secteurs public et privé. Pour les contrats de préachat de vaccins avec les laboratoires, par exemple, les trous noirs ne sont pas que dans la suppression des passages clés… En amont, on ne sait même pas vraiment qui a participé à la négociation. C’est très symptomatique : les États comme la Commission sont persuadés qu’en agissant dans le secret, l’issue ne pourrait être que plus favorable. Or, dissimuler les CV des membres de l’équipe de négociation, qu’est-ce que cela donne comme avantage ? C’est pour ne pas qu’ils subissent les pressions de l’industrie pharmaceutique ? Allons bon : les représentants des Big Pharma ont le moyen de savoir qui sont les négociateurs européens puisqu’ils les ont face à eux dans la discussion ! En réalité, les seuls qui ne savent rien, ce sont les citoyens… Et quand on a fini par apprendre qui étaient certains des membres de la délégation de l’UE, on constate que ce sont des hauts fonctionnaires qui ne connaissent rien à la santé, aux vaccins ou aux produits pharmaceutiques. Ils maîtrisent peut-être le commerce international, mais, désolée, on est dans un contexte de santé publique, on n’est pas en train d’acheter des canettes de soda ! C’est important d’être un peu affûté sur les produits, leurs conditions de fabrication et d’approvisionnement, leurs potentiels effets et la responsabilité juridique, etc. Mais, de toute façon, au bout du compte, c’est un dirigeant politique et un patron de laboratoire qui, sur un coin de table à la fin du repas ou alors par échanges par texto, s’entendent sur un accord qui engage des dépenses publiques faramineuses et garantit des profits spectaculaires pour la multinationale…
Tout ça se produit alors que, comme je l’explique dans mon livre (1), des alternatives existent : la puissance publique, au niveau des États ou de l’UE, pourrait agir différemment dans la production pharmaceutique, dans ses politiques de financement de la recherche, mais aussi à travers ses relations avec l’écosystème de petites entreprises sous-traitantes des multinationales. Est-ce mieux de signer un contrat couvert par le secret des affaires avec Pfizer, en lui abandonnant toutes les manettes et en lui garantissant d’énormes sommes d’argent ? Ou ne vaudrait-il pas mieux développer un autre modèle de collaboration entre le public et le privé, contrôlé démocratiquement et transparent ? Au fil des décennies, les institutions publiques se sont délestées de leurs capacités d’expertise et d’organisation de la production pharmaceutique en s’appuyant sur les conseils émanant du secteur privé et sur des politiques façonnées par les grands groupes industriels. Dans les ministères en France, on aurait besoin d’avoir de véritables spécialistes de la propriété intellectuelle au service de la santé publique ; cela permettrait d’éviter qu’à la première difficulté, ils ne se tournent machinalement vers le Leem, le patronat de l’industrie pharmaceutique en France.
Difficile de protéger l’intérêt général, en effet, dans le cadre de tels échanges. Ou à travers les SMS entre Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, et Albert Bourla, le PDG de Pfizer, lors de la négociation de leur 3e contrat pour 1,8 milliard de doses…
Exactement. Un autre problème mis en lumière dans la crise actuelle, c’est l’utilisation totalement opaque des ressources publiques… Sur ce point, deux récits antinomiques sont en concurrence. D’un côté, tout s’est passé parfaitement, nous serine-t-on : on a bien géré, on a eu les volumes de vaccins, on a eu de bons prix, l’industrie a été à la hauteur, on est tous contents ! De l’autre, ce que nous décrivons, c’est une ponction gigantesque des ressources publiques par les multinationales, que ce soit par l’absorption de la recherche publique menée depuis des décennies, par le mécanisme des préachats, par le financement direct des chaînes de production, etc.
Ce raisonnement vaut pour les prix que l’Union européenne a accepté de payer : alors que Pfizer laisse entendre que les doses pourraient passer à 130 euros l’unité dès l’année prochaine, les négociateurs européens se gargarisent de ne pas les avoir payées 100 euros, mais « seulement » 19,50 euros… En l’occurrence, des chercheurs peuvent rétorquer : « C’est 2 euros qu’il aurait fallu les payer ! » Même à ce prix-là, les laboratoires feraient encore des profits, et ça ne serait pas du tout une arnaque pour eux !
Là aussi, cette discussion a été complètement évacuée. Au plus fort de la pandémie, on peut concevoir que la peur et l’angoisse rendaient ces éléments inaudibles pour les dirigeants… Mais, aujourd’hui, ça devrait être différent ! En France, nous sommes en pleine discussion sur les lois de finances (PLF et PLFSS), avec de nouvelles réductions budgétaires pour le système de santé : les laboratoires d’analyses dénoncent une coupe de l’ordre de 250 millions d’euros, alors que la France verse, sans discussion possible, 3 milliards d’euros à Pfizer… Quand on regarde à l’échelle de l’Union européenne, les sommes d’argent public déversées sur les laboratoires ont de quoi donner le vertige. Mais, à la différence de la discussion ouverte autour des « superprofits » de Total, aucun débat n’est, pour l’heure, lancé sur ceux de l’industrie pharmaceutique… C’est incroyable parce que nous avons tous les éléments pour l’organiser !
Comment sortir du cycle infernal où les États ne regardent pas à la dépense pour Big Pharma, alors qu’ils rabotent toujours les systèmes publics de santé ?
Tout est sous nos yeux et on ne peut plus laisser faire : nous sommes confrontés dans la même temporalité à l’austérité infligée aux professionnels de santé et à la fuite dans la captation des ressources par les grands laboratoires. Il est plus que temps de faire un peu les comptes. D’un côté, des contributions publiques engagées dans la recherche et la production, des achats de produits de santé à des tarifs exorbitants, un monopole accordé par les États via la propriété intellectuelle, des bénéfices monstrueux des multinationales qui, j’en parle dans mon ouvrage, sont escamotés via l’évasion fiscale… De l’autre, des professionnels de santé qui, après avoir été applaudis pour leurs efforts pendant la pandémie, dénoncent dans le désert la destruction des services publics, l’effondrement du système hospitalier, la dégradation de leurs conditions de travail…
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