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31 octobre 2022 1 31 /10 /octobre /2022 08:34
Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€)

Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€)

Il faut lire "Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€), un livre qui croise les résultats de travaux universitaires et d'expériences de combats et de répressions de dizaines de chercheurs français et arabes, et de militants et intellectuels et écrivains syriens, pour faire comprendre le fonctionnement de la terreur et son évolution sous le régime des Assad, Hafez et Bachar, jusqu'au paroxysme de la violence et de la cruauté, des crimes de guerre et contre l'humanité, atteint lors de la répression de la révolte populaire et démocratique pour la liberté et la dignité de 2011 et la guerre féroce qui a suivi et qui n'est toujours pas terminée.

Cette série d'articles et d'extraits d'ouvrages compilés et commandés judicieusement sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey est extrêmement éclairante sur les 50 dernières années de l'histoire syrienne et le déroulement de la guerre en Syrie, les stratégies et fonctionnements du pouvoir des Assad.

C'est une autopsie clinique alliant la distance réflexive et la rigueur objective de l'enquête scientifique et la précision de détail dans l'exposé des horreurs et de leur fonction stratégique qui permettent de reconstituer en quoi la violence terroriste peut devenir un système de domination, et ses effets d'aliénation sur les bourreaux, les complices, comme sur les victimes. Les articles, d'entre 5 et 10 pages, sont denses et passionnants, renvoyant à des années de recherche, assortis de notes nombreuses et de références à des documents disponibles sur internet ou à des œuvres publiées en France, mais peuvent se lire séparément tout en entrant en résonance les uns avec les autres.

C'est le premier effort de documentation aussi exhaustive publié en France de l'ensemble des crimes commis par le régime tyrannique et sanguinaire des Assad (Hafez et Bachar) et la diversité de ces articles permet de comprendre le fonctionnement de ce régime, dans sa complexité, ses contradictions, et sa monstruosité ordinaire, tout en rendant justice à ses centaines de milliers de victimes alors que, sous protectorat russe et iranien, il continue à écraser son peuple, en grande partie exilé et décimé, et à faire ses affaires mafieuses en toute impunité. 

Dans le Prologue, on ne saurait guère mieux résumer le destin de la révolution syrienne que Mustafa Khalifé (arrêté en 1982 alors qu'il était membre de la Ligue d'Action Communiste, et relâché 12 ans plus tard simplement, en 1994), l'auteur de La Coquille, un livre puissant sur l'horreur carcérale et la terreur du régime vis-à-vis de ses prisonniers politiques sous Hafez al-Assad (aux éditions Actes Sud, 2007):

"Il est important de la souligner: la Syrie se trouvait en fait depuis 1966, et surtout 1970, en pleine guerre civile, mais une guerre larvée, muette, gagnée d'avance par le belligérant le plus puissant qui détenait l'appareil d’État et le monopole de la violence. Le feu est resté sous la cendre jusqu'à la confrontation armée, vers la fin des années 1970, entre le communautarisme assadien et celui des organisations islamistes djihadistes. La guerre civile encore silencieuse s'est alors bruyamment révélée au grand jour, et ses ravages pendant une bonne dizaine d'années ont marqué à jamais l'histoire du pays.

Depuis mars 2011, comme évoqué plus haut, les évènements se sont succédé en trois temps.

Les protestations pacifiques d'abord, passablement timides. Les Syriens savaient bien qu'ils avaient affaire à un régime sanguinaire. Ils se sont donc contentés, avec leurs mots d'ordre de liberté et de dignité, et en insistant sur l'identité nationale, de revendiquer des réformes qui amélioreraient leurs conditions de vie. C'est la réaction brutale du régime, ainsi que l'extension des manifestations à l'ensemble du pays, qui ont radicalisé le mouvement, six ou sept semaines après son déclenchement, et l'ont transformé en une véritable révolution populaire. Il n'était plus question de réforme du régime mais de sa chute, de l'émergence d'un nouveau pouvoir et de l'édification de l’État démocratique appartenant à tous les citoyens. Révolution qui est demeurée toutefois fondamentalement pacifique pendant au moins six mois, et malgré les premiers signes de sa militarisation, elle a gardé ses traits originaux jusqu'au milieu de 2012.

Dans les débats sur ce qui s'est passé en Syrie, on a parfois prétendu que la guerre civile n'était qu'une conséquence de la révolution. Il est pour moi évident, au contraire, que celle-ci, si elle l'avait emporté au terme de cette première étape, aurait mis fin pour de bon à la guerre civile menée par le régime depuis des décennies.

La deuxième étape a donc commencé vers le milieu de 2012 avec la militarisation, mais le paysage n'a changé de fond en comble qu'un an plus tard, quand les formations militaires djihadistes ont pris le dessus sur toutes les autres. Aux deux belligérants, le régime despotique d'un côté et de l'autre les forces révolutionnaires en lutte pour la démocratie, s'est ainsi ajouté un troisième, opposé certes au premier mais tout autant, sinon plus, au second. Totalement étranger aux mots d'ordre de la révolution, il n'a cessé de la combattre par les armes, réprimant ainsi avec férocité les militants civils qui lui tenaient tête dans les zones qu'il est parvenu à contrôler. Il n'est pas exagéré de dire qu'il s'est ainsi comporté comme un allié objectif du régime et que celui-ci a su tirer profit de ses exactions sur tous les plans.

Cette étape a duré jusqu'à la fin de 2015, c'est à dire jusqu'à l'intervention directe et massive de la Russie dans le conflit. Certes, les interventions étrangères, régionales et internationales, n'y étaient pas absentes, mais c'est à partir de cette date qu'elles sont devenues décisives et que la situation a définitivement échappé à toutes les parties syriennes en présence, y compris au régime de Bachar al-Assad. La Syrie est depuis lors un pays occupé par plusieurs puissances étrangères, défendant chacune ses intérêts avec le seul souci d'éviter un affrontement militaire avec les autres." (...)

"Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, Seuil, septembre 2022, p. 145 à 158).

Univers carcéral syrien, torture, et littérature de prison.
 
Extraits d'une excellent article de synthèse de Catherine Coquio:
 
"Le système carcéral, de Hafez à Bachar: violations et exterminations"
dans Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021 (Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, Seuil, septembre 2022, p. 145 à 158).
 
"Selon le Réseau syrien des droits de l'homme (SNHR), en août 2020, 215 000 Syriens auraient été détenus depuis 2011 dans les geôles du régime (90% des détenus de la guerre dans les geôles du régime, 8,4% dans les prisons de Daesh et de Al-Nosra, et 2,7% dans celles des autres groupes armés), et 83 971 y auraient disparu, morts sous la torture. Dès 2012, Human Rights Watch appelait "archipel de torture" un réseau de 27 centres de détention (bâtiments, caves, hangars, hôpitaux et écoles réquisitionnés) géré par quatre services de renseignements différents, où les détenus subissaient torture, viol et famine, femmes et enfants compris. En juin 2019, le réseau syrien des des droits de l'homme avait identifié 14 227 personnes mortes sous la torture, dont 62 femmes et 177 enfants. (...). Le régime assadien a institué pour tous une culture de la cruauté dotée de méthodes dont la technologie artisanale - chaise allemande, pneu, shabah, câble tressé, jets d'eau glacé, brûlures, mutilations, coups de toutes sortes.. - s'accompagne d'un système d'offense morale qui passe aussi par le verbe: le juron, l'insulte obscène et la plaisanterie pornographique, la scène d'humiliation et d'abjection dégradante sont de mise et se retrouvent, constamment répétés, d'un témoignage à l'autre. Banalisée et ritualisée, la torture est d'ailleurs utilisée aussi contre les droits communs, mais à une moindre intensité: l'acharnement contre les corps et les âmes des dissidents est patent. (...). L'autre règle indifférenciée est celle de la violation et du viol. En décembre 2017, l'enquête d'Annick Cojean et Manon Loizeau, "Syrie, le cri étouffé", consacrée au sort des femmes dans les prisons syriennes montrait que dès 2011 le viol carcéral, très souvent infligé à un détenu pour en torturer un autre, avait été systématisé pour déchirer les familles et les solidarités, celui des femmes visant à briser les hommes comme celui des enfants vise à briser les parents. Il montre aussi, comme les rapports d'ONG, que cet usage de la violence sexuelle et de la violation psychique, loin d'atteindre les seuls opposants sunnites, s'est acharné contre ceux censés soutenir le régime, chrétiens, Kurdes, alaouites. (...).
Au sein de cette culture généralisée de la cruauté, certains lieux se sont spécialisés dans des formes de destruction plus radicale et massive, qui font de ce système concentrationnaire un instrument d'extermination et pas seulement de déshumanisation. En 2014, l'horrifique dossier "César" né d'une fuite faisait apparaître un usage des tortures et exécutions dont "l'échelle industrielle" et le degré de violence ont suscité la comparaison avec le système nazi: 53 275 clichés dont 28 707 personnes mortes, concernant 11 847 victimes, dont 6 786 étaient des détenus, 1 036 des soldats et 4 025 des civils non détenus, cadavres marqués, mutilés ou démembrés; ces clichés, pris essentiellement dans deux centres de Damas entre 2011 et 2013, avaient été exfiltrés par le policier photographe. En novembre 2015, Amnesty International qualifiait de "crime contre l'humanité" les disparitions forcées, qui ont fait parler de "guerre invisible", dont le chiffre, d'après le Réseau syrien des droits de l'homme (SNHR), s'élevait au début 2018 à 82 000 depuis 2011. (....)
Les arrestations sommaires et la torture n'avaient pas commencé en Syrie avec Hafez al-Assad. Utilisées sous le mandat français pour "pacifier" le pays, ces pratiques s'étaient développées après l'indépendance (1947) au gré des coups d’État, chaque régime incarcérant ses rivaux: à l'époque nassérienne (1958-1963), les communistes furent arrêtés, puis les nassériens après le coup d’État du Baath (1963); puis la seconde équipe baathiste (1966-1970) fit arrêter ses prédécesseurs et les communistes (voir Yassin al-Haj Salah, "Aperçu historique de l'arrestation politique en Syrie", dans "Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons", Paris, Les Prairies ordinaires, 2015). Après le coup d’État de Hafez en 1970, une nouvelle étape fut franchie: l'institution des tribunaux d'exception destinés aux "ennemis de la révolution" et le programme d'"assainissement" sous le nom de "question publique et nationale" permirent d'envoyer en prison des civils de tous horizons: islamistes, communistes, baathistes irakiens, journalistes démocrates, opposants kurdes, ou encore simples citoyens dénoncés par tel voisin ou rival, dans une société qui comptait plus d'informateurs que de prisonniers. La population carcérale se composait donc des militants de tous les partis ou formations d'opposition: Frères musulmans, parti communiste-bureau politique (de Riyad al-Turk), parti de l'Action communiste, formations d'extrême-gauche, baathistes irakiens et rivaux politiques, rassemblés dans la catégorie des "ennemis" du peuple syrien.
Un véritable univers concentrationnaire s'installa, systématisant la détention arbitraire avant de déférer en justice, infligeant des peines de dix, quinze, vingt ans, parfois plus, qui venaient s'ajouter aux longues années déjà passées en prison à attendre son "procès". Les écrivains Moustafa Khalifé, Aram Karaber, Yassin al-Haj Saleh et Faraj Bayrakdar, ont fait respectivement douze, treize, seize et dix-sept ans de prison.(...).
La torture était partout, et elle allait fréquemment jusqu'à la mort. Selon Amnesty International, 17 000 personnes ont disparu dans les prisons entre 1980 et 2000: Frères musulmans, opposants de gauche, Palestiniens, Libanais (du fait de l'occupation du Liban entre 1976 et 2005). (...).
La violente répression des années 1980-1990 qui avait envoyé nombre d'intellectuels et artistes en prison, forçant les autres à l'exil et l'autocensure, fit que l'expérience carcérale, à moins de se raconter sous la forme d'entretiens et d'articles parus ailleurs, souvent après la mort des détenus, fut d'abord évoquée de biais, à travers ses effets intimes ou par paraboles, dans des fictions... En 1999 parut Le Cocon de Hassiba Abdel-Rahman, fiction autobiographique où une militante communiste, double de l'auteure, qui avait passé sept ans à la prison de Douma, racontait sa résistance à l'écrasement en s'efforçant de se soustraire à l'imagerie héroïque. L'auteure y utilisait un journal clandestin qu'elle avait rédigé durant sa détention et qu'elle avait pu faire sortir. Cette réécriture de notes griffonnées en prison s'est pratiquée aussi en poésie: Faraj Bayrakdar, arrêté pour son appartenance au parti de l'Action communiste au début des années 1980, dit avoir écrit sur du papier à cigarettes ou mémorisé et fait mémoriser à ses codétenus les poèmes qui ont formé la trame de "Ni vivant ni mort", recueil paru en France en 1998 alors que son auteur était en prison depuis onze ans. Un Comité international contre la répression avait réclamé sa libération: "Nous voulons l'entendre", avait dit Maurice Blanchot en 1997, à quoi l'ambassade de Syrie répondit de manière éloquente: "Faraj Bayrakdar n'existe pas". En 2006, un autre livre, "Les Trahisons de la langue et du silence", restituait par fragments la très lourde expérience carcérale de l'inexistant: trois arrestations, une détention quasi ininterrompue entre 1983 et 2000, dont quatre ans à Palmyre et treize ans à Saidnaya. "La poésie m'a aidé à emprisonner la prison", dit l'auteur.
(...) C'est une autre espèce de témoignage qui advient lorsque les détenus de l'ère Hafez, libérés à la fin des années 1990 ou au début des années 2000, sortis de leur militantisme premier par l'expérience de la prison, se mettent à écrire et chercher une langue. Entre 2007 et 2015 ont paru trois livres majeurs écrits en exil par d'ex-détenus communistes, qui, tout en dessinant une autre histoire du pays, témoignent d'une expérience carcérale vécue comme épreuve du pire mais aussi "révolution intime" (Yassin al-Haj Salah), qui leur fait nouer des rapports profonds avec le soulèvement révolutionnaire: en 2007, le très sombre roman La Coquille (Al Qawqa'a) de Moustafa Khalifé, publié en français avant de paraître en arabe au Liban avec le sous-titre original, "Mémoires d'un voyeur"; en 2009, Voyage vers l'inconnu d'Aram Karabet, paru à Alexandrie, avant de paraître en français en 2013 sous le titre Treize ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l'inconnu; en 2012, Pour votre salut, les jeunes! Seize ans dans des prisons syriennes de Yassin al-Haj Saleh, paru en arabe à Beyrouth puis en français, en 2015, sous le titre Récits d'une Syrie oubliée. Sortir la mémoire des prisons. Ce dernier livre reprend des textes rédigés entre 2003 et 2011, et un précieux entretien mené en 2009 par l'avocate Razan Zaitouneh (...).
Leurs textes sont précieux, à plus d'un titre: documents historiques majeurs, ils témoignent aussi d'expériences de pensée vécues comme des actes de résistance et s'aventurent dans une sorte d'anthropologie et de philosophie en acte: en disant "je", les témoins font exister la prison comme monde singulier à l'intérieur du monde singulier qu'était cette Syrie bouclée sur elle-même. Ces grands témoins de l'ère Hafez, issus d'origine différentes (d'une famille arménienne pour Karabet, sunnite pour Khalifé et Yassin al-Haj Saleh, mais les trois auteurs refusent toute assignation identitaire), furent arrêtés en tant qu'activistes communistes, mais leurs textes rompent avec toute idéologie carcérale, y compris communiste (voir l'entretien d'Aram Karabet avec Pierre Barbancey dans L'Humanité du 12 août 2013*). Cette rupture passe par leurs choix d'écriture, qui rend compte de réalités corrosives par un effort de véridiction peu soucieux des tabous sociaux d'où qu'ils viennent: fiction ironique chez Khalifé, chronique testimoniale chez Karabet, essai critique chez Yassin al-Haj Saleh. Une tension nouvelle s'exprime entre témoignage et fiction. En jetant une lumière crue sur des réalités partagées, ces textes interrogent l'espèce humaine, les zones grises, la mutation des sentiments et la plasticité morale, de sorte qu'ils rejoignent les grands récits de Rousset, Antelme, Borowski, Levi, Améry, Chalamov..."

* Interview de Aram Karabet avec Pierre Barbancey dans "L'Humanité":

Aram Karabet "La révolution syrienne 
a échappé aux Syriens"

Communiste, 
Aram Karabet a passé treize ans dans 
les geôles du régime baasiste des Al Assad, dans la prison de Saydnaya. Une expérience qu’il raconte dans un livre. Il dénonce aujourd’hui les pressions régionales et internationales 
et la militarisation 
de la révolte. 

Aram Karabet, né en 1958 à Kamchli, au nord-est de la Syrie, est issu d’une famille arménienne. Membre du Parti communiste syrien-Bureau politique, dirigé par Ryad Al Türk, il est arrêté en 1987 de façon arbitraire. « Notre seul crime était de demander un changement de pouvoir, une Constitution démocratique », dit-il. Il est resté en prison treize ans. C’est ce qu’il raconte dans un livre émouvant: Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit 
de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.

Une expérience qui n’a fait que renforcer ses convictions.

Publié le Lundi 12 Août 2013 par Pierre Barbancey, L'Humanité
 

Vous avez écrit ce livre avant 
le soulèvement. Comment faut-il 
le lire aujourd’hui ?

Aram Karabet. Le livre montre jusqu’où peut aller ce régime dans sa répression. Mais il faut noter que toute cette période – ces années 1980 où des dizaines de milliers de Syriens sont passés en prison, ont connu la torture parce que le pouvoir voulait les « transformer en insectes » comme il disait – a déformé la société. Lorsque je suis sorti en 2000, la première fois que je me suis vu dans un miroir, je ne me suis pas reconnu. Toute la société syrienne était ainsi. Un visage défait, méconnaissable. Je veux montrer comment toute notre société a été minée par le despotisme durant ces quarante ans. Ceux qui veulent ­comprendre la violence en Syrie peuvent le faire en lisant ce livre. On a cherché à déshumaniser une grande partie des Syriens. Et cela se retourne contre le pays lui-même.

Vous avez combattu le régime, 
vous êtes un homme de gauche, laïque, démocrate. Comment 
voyez-vous ce qui se passe en Syrie depuis plus de deux ans ?

Aram Karabet. Le régime syrien est un régime particulièrement dur et coriace. Il y a donc de nombreuses raisons qui expliquent le soulèvement qui a commencé en mars 2011. ­Pendant des mois et des mois, ce soulèvement est resté pacifique et ses mots d’ordre n’avaient rien du tout de religieux ni de confessionnel. Je pense que le soulèvement syrien n’était dans l’intérêt d’aucune puissance régionale ou internationale. Le régime a évidemment ses propres soutiens. Mais ceux qui ont prétendu être les amis du peuple syrien n’ont aucun intérêt non plus à ce que celui-ci se libère par ses propres moyens et qu’il réalise un projet national et social de réforme du pays. Les Syriens ne sont pas intolérants sur le plan religieux. Ils sont habitués au pluralisme confessionnel. L’islamisation est essentiellement le fait d’interventions étrangères. Il est clair que c’était aussi dans l’intérêt des puissances occidentales. Parce que c’était le moyen de pousser la Syrie vers les extrêmes et de laisser les Syriens se massacrer entre eux, le but étant la destruction des infrastructures du pays, la destruction de l’armée syrienne. Ce qui ne pouvait que servir les intérêts israéliens. Ce à quoi on assiste est la rencontre d’intérêts à la fois de forces régionales et internationales qui, toutes – qu’elles se prétendent être du côté du régime ou au contraire être les amis du peuple syrien –, amènent les ­Syriens vers cette situation terrible dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.

Que faire ? Quelle est la solution ?

Aram Karabet. Personnellement, je me suis opposé à la militarisation du soulèvement. Je savais que le régime était très dur et qu’il allait utiliser la force. Mais le fait de militariser le soulèvement ne pouvait que subordonner une partie de l’opposition à des forces régionales ou internationales opposées au régime de Damas. La révolution syrienne a, en réalité, échappé aux Syriens. D’un côté, les Russes et les Iraniens défendent leurs intérêts, soutiennent le régime et l’ont poussé à militariser la répression en envoyant l’armée régulière contre les opposants. De l’autre, les forces régionales (Qatar, Arabie saoudite, Turquie) et occidentales ont aidé à la militarisation du soulèvement. Aujourd’hui, il n’y a plus de solution syro-syrienne. La solution est aux mains de la ­communauté internationale.

Quand on est un militant politique 
en exil, quel combat peut-on mener dans ce contexte ?

Aram Karabet. Pour ma part, je souhaite le départ de toutes les forces, de toutes tendances, qui se sont introduites en Syrie, aidées par les services de renseignements des pays alentour. Et surtout, que l’opposition syrienne puisse s’unir sur un programme démocratique, pacifique, de transition. Mais je crains que notre destin ne nous échappe complètement. Nous, les opposants de gauche, laïques, qui avons un programme de justice sociale, ne pouvons pas remporter une victoire par la force. Au début de la révolte, il y avait une véritable fusion entre les gens qui nous laissait espérer une transition vers un régime qui, peu à peu, pouvait vraiment devenir démocratique. Maintenant, cela paraît difficile à imaginer.

Qu’est-ce qui empêche l’unité 
de l’opposition aujourd’hui ?

Aram Karabet. Il y a un divorce entre le soulèvement populaire syrien et l’opposition telle qu’elle se présente, toutes tendances confondues. Pourquoi l’opposition est-elle dans cet état ? À l’origine et durant de longues années, il y avait énormément de méfiance entre ses différentes composantes. Elle est due à l’absence pendant longtemps de libertés démocratiques, de dialogues. Je me souviens qu’en prison même, nous communistes, n’osions pas discuter avec les Frères musulmans ou avec ceux du groupe Action communiste. Chacun se méfiait des autres. Dans ces conditions, ils sont incapables, tous, de se présenter comme la direction d’un soulèvement d’un genre aussi neuf. D’où le divorce. De plus, une véritable direction révolutionnaire ne peut être à l’extérieur. Elle devait d’abord être dans le pays, ce qui lui aurait évité d’être soumise aux pressions régionales et internationales comme le sont les opposants exilés. Le régime syrien s’est toujours légitimé par la situation régionale et internationale et en se situant dans un camp contre dans un autre. Il a réussi à faire que l’opposition soit comme lui : qu’elle soit légitimée par ses alliances avec les pays du Golfe, la Turquie, la France ou autres.

(1) Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit 
de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.

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