Il faut lire "Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Seuil, 820 pages, septembre 2022, 35€), un livre qui croise les résultats de travaux universitaires et d'expériences de combats et de répressions de dizaines de chercheurs français et arabes, et de militants et intellectuels et écrivains syriens, pour faire comprendre le fonctionnement de la terreur et son évolution sous le régime des Assad, Hafez et Bachar, jusqu'au paroxysme de la violence et de la cruauté, des crimes de guerre et contre l'humanité, atteint lors de la répression de la révolte populaire et démocratique pour la liberté et la dignité de 2011 et la guerre féroce qui a suivi et qui n'est toujours pas terminée.
Cette série d'articles et d'extraits d'ouvrages compilés et commandés judicieusement sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey est extrêmement éclairante sur les 50 dernières années de l'histoire syrienne et le déroulement de la guerre en Syrie, les stratégies et fonctionnements du pouvoir des Assad.
C'est une autopsie clinique alliant la distance réflexive et la rigueur objective de l'enquête scientifique et la précision de détail dans l'exposé des horreurs et de leur fonction stratégique qui permettent de reconstituer en quoi la violence terroriste peut devenir un système de domination, et ses effets d'aliénation sur les bourreaux, les complices, comme sur les victimes. Les articles, d'entre 5 et 10 pages, sont denses et passionnants, renvoyant à des années de recherche, assortis de notes nombreuses et de références à des documents disponibles sur internet ou à des œuvres publiées en France, mais peuvent se lire séparément tout en entrant en résonance les uns avec les autres.
C'est le premier effort de documentation aussi exhaustive publié en France de l'ensemble des crimes commis par le régime tyrannique et sanguinaire des Assad (Hafez et Bachar) et la diversité de ces articles permet de comprendre le fonctionnement de ce régime, dans sa complexité, ses contradictions, et sa monstruosité ordinaire, tout en rendant justice à ses centaines de milliers de victimes alors que, sous protectorat russe et iranien, il continue à écraser son peuple, en grande partie exilé et décimé, et à faire ses affaires mafieuses en toute impunité.
Dans le Prologue, on ne saurait guère mieux résumer le destin de la révolution syrienne que Mustafa Khalifé (arrêté en 1982 alors qu'il était membre de la Ligue d'Action Communiste, et relâché 12 ans plus tard simplement, en 1994), l'auteur de La Coquille, un livre puissant sur l'horreur carcérale et la terreur du régime vis-à-vis de ses prisonniers politiques sous Hafez al-Assad (aux éditions Actes Sud, 2007):
"Il est important de la souligner: la Syrie se trouvait en fait depuis 1966, et surtout 1970, en pleine guerre civile, mais une guerre larvée, muette, gagnée d'avance par le belligérant le plus puissant qui détenait l'appareil d’État et le monopole de la violence. Le feu est resté sous la cendre jusqu'à la confrontation armée, vers la fin des années 1970, entre le communautarisme assadien et celui des organisations islamistes djihadistes. La guerre civile encore silencieuse s'est alors bruyamment révélée au grand jour, et ses ravages pendant une bonne dizaine d'années ont marqué à jamais l'histoire du pays.
Depuis mars 2011, comme évoqué plus haut, les évènements se sont succédé en trois temps.
Les protestations pacifiques d'abord, passablement timides. Les Syriens savaient bien qu'ils avaient affaire à un régime sanguinaire. Ils se sont donc contentés, avec leurs mots d'ordre de liberté et de dignité, et en insistant sur l'identité nationale, de revendiquer des réformes qui amélioreraient leurs conditions de vie. C'est la réaction brutale du régime, ainsi que l'extension des manifestations à l'ensemble du pays, qui ont radicalisé le mouvement, six ou sept semaines après son déclenchement, et l'ont transformé en une véritable révolution populaire. Il n'était plus question de réforme du régime mais de sa chute, de l'émergence d'un nouveau pouvoir et de l'édification de l’État démocratique appartenant à tous les citoyens. Révolution qui est demeurée toutefois fondamentalement pacifique pendant au moins six mois, et malgré les premiers signes de sa militarisation, elle a gardé ses traits originaux jusqu'au milieu de 2012.
Dans les débats sur ce qui s'est passé en Syrie, on a parfois prétendu que la guerre civile n'était qu'une conséquence de la révolution. Il est pour moi évident, au contraire, que celle-ci, si elle l'avait emporté au terme de cette première étape, aurait mis fin pour de bon à la guerre civile menée par le régime depuis des décennies.
La deuxième étape a donc commencé vers le milieu de 2012 avec la militarisation, mais le paysage n'a changé de fond en comble qu'un an plus tard, quand les formations militaires djihadistes ont pris le dessus sur toutes les autres. Aux deux belligérants, le régime despotique d'un côté et de l'autre les forces révolutionnaires en lutte pour la démocratie, s'est ainsi ajouté un troisième, opposé certes au premier mais tout autant, sinon plus, au second. Totalement étranger aux mots d'ordre de la révolution, il n'a cessé de la combattre par les armes, réprimant ainsi avec férocité les militants civils qui lui tenaient tête dans les zones qu'il est parvenu à contrôler. Il n'est pas exagéré de dire qu'il s'est ainsi comporté comme un allié objectif du régime et que celui-ci a su tirer profit de ses exactions sur tous les plans.
Cette étape a duré jusqu'à la fin de 2015, c'est à dire jusqu'à l'intervention directe et massive de la Russie dans le conflit. Certes, les interventions étrangères, régionales et internationales, n'y étaient pas absentes, mais c'est à partir de cette date qu'elles sont devenues décisives et que la situation a définitivement échappé à toutes les parties syriennes en présence, y compris au régime de Bachar al-Assad. La Syrie est depuis lors un pays occupé par plusieurs puissances étrangères, défendant chacune ses intérêts avec le seul souci d'éviter un affrontement militaire avec les autres." (...)
"Syrie: le pays brûlé. Le livre noir des Assad - 1970-2021" (Sous la direction de Catherine Coquio, Joël Hubrecht, Naïla Mansour, Farouk Mardam Bey, Seuil, septembre 2022, p. 145 à 158).
* Interview de Aram Karabet avec Pierre Barbancey dans "L'Humanité":
Communiste, Aram Karabet a passé treize ans dans les geôles du régime baasiste des Al Assad, dans la prison de Saydnaya. Une expérience qu’il raconte dans un livre. Il dénonce aujourd’hui les pressions régionales et internationales et la militarisation de la révolte.
Aram Karabet, né en 1958 à Kamchli, au nord-est de la Syrie, est issu d’une famille arménienne. Membre du Parti communiste syrien-Bureau politique, dirigé par Ryad Al Türk, il est arrêté en 1987 de façon arbitraire. « Notre seul crime était de demander un changement de pouvoir, une Constitution démocratique », dit-il. Il est resté en prison treize ans. C’est ce qu’il raconte dans un livre émouvant: Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.
Une expérience qui n’a fait que renforcer ses convictions.
Vous avez écrit ce livre avant le soulèvement. Comment faut-il le lire aujourd’hui ?
Aram Karabet. Le livre montre jusqu’où peut aller ce régime dans sa répression. Mais il faut noter que toute cette période – ces années 1980 où des dizaines de milliers de Syriens sont passés en prison, ont connu la torture parce que le pouvoir voulait les « transformer en insectes » comme il disait – a déformé la société. Lorsque je suis sorti en 2000, la première fois que je me suis vu dans un miroir, je ne me suis pas reconnu. Toute la société syrienne était ainsi. Un visage défait, méconnaissable. Je veux montrer comment toute notre société a été minée par le despotisme durant ces quarante ans. Ceux qui veulent comprendre la violence en Syrie peuvent le faire en lisant ce livre. On a cherché à déshumaniser une grande partie des Syriens. Et cela se retourne contre le pays lui-même.
Vous avez combattu le régime, vous êtes un homme de gauche, laïque, démocrate. Comment voyez-vous ce qui se passe en Syrie depuis plus de deux ans ?
Aram Karabet. Le régime syrien est un régime particulièrement dur et coriace. Il y a donc de nombreuses raisons qui expliquent le soulèvement qui a commencé en mars 2011. Pendant des mois et des mois, ce soulèvement est resté pacifique et ses mots d’ordre n’avaient rien du tout de religieux ni de confessionnel. Je pense que le soulèvement syrien n’était dans l’intérêt d’aucune puissance régionale ou internationale. Le régime a évidemment ses propres soutiens. Mais ceux qui ont prétendu être les amis du peuple syrien n’ont aucun intérêt non plus à ce que celui-ci se libère par ses propres moyens et qu’il réalise un projet national et social de réforme du pays. Les Syriens ne sont pas intolérants sur le plan religieux. Ils sont habitués au pluralisme confessionnel. L’islamisation est essentiellement le fait d’interventions étrangères. Il est clair que c’était aussi dans l’intérêt des puissances occidentales. Parce que c’était le moyen de pousser la Syrie vers les extrêmes et de laisser les Syriens se massacrer entre eux, le but étant la destruction des infrastructures du pays, la destruction de l’armée syrienne. Ce qui ne pouvait que servir les intérêts israéliens. Ce à quoi on assiste est la rencontre d’intérêts à la fois de forces régionales et internationales qui, toutes – qu’elles se prétendent être du côté du régime ou au contraire être les amis du peuple syrien –, amènent les Syriens vers cette situation terrible dans laquelle ils se trouvent aujourd’hui.
Que faire ? Quelle est la solution ?
Aram Karabet. Personnellement, je me suis opposé à la militarisation du soulèvement. Je savais que le régime était très dur et qu’il allait utiliser la force. Mais le fait de militariser le soulèvement ne pouvait que subordonner une partie de l’opposition à des forces régionales ou internationales opposées au régime de Damas. La révolution syrienne a, en réalité, échappé aux Syriens. D’un côté, les Russes et les Iraniens défendent leurs intérêts, soutiennent le régime et l’ont poussé à militariser la répression en envoyant l’armée régulière contre les opposants. De l’autre, les forces régionales (Qatar, Arabie saoudite, Turquie) et occidentales ont aidé à la militarisation du soulèvement. Aujourd’hui, il n’y a plus de solution syro-syrienne. La solution est aux mains de la communauté internationale.
Quand on est un militant politique en exil, quel combat peut-on mener dans ce contexte ?
Aram Karabet. Pour ma part, je souhaite le départ de toutes les forces, de toutes tendances, qui se sont introduites en Syrie, aidées par les services de renseignements des pays alentour. Et surtout, que l’opposition syrienne puisse s’unir sur un programme démocratique, pacifique, de transition. Mais je crains que notre destin ne nous échappe complètement. Nous, les opposants de gauche, laïques, qui avons un programme de justice sociale, ne pouvons pas remporter une victoire par la force. Au début de la révolte, il y avait une véritable fusion entre les gens qui nous laissait espérer une transition vers un régime qui, peu à peu, pouvait vraiment devenir démocratique. Maintenant, cela paraît difficile à imaginer.
Qu’est-ce qui empêche l’unité de l’opposition aujourd’hui ?
Aram Karabet. Il y a un divorce entre le soulèvement populaire syrien et l’opposition telle qu’elle se présente, toutes tendances confondues. Pourquoi l’opposition est-elle dans cet état ? À l’origine et durant de longues années, il y avait énormément de méfiance entre ses différentes composantes. Elle est due à l’absence pendant longtemps de libertés démocratiques, de dialogues. Je me souviens qu’en prison même, nous communistes, n’osions pas discuter avec les Frères musulmans ou avec ceux du groupe Action communiste. Chacun se méfiait des autres. Dans ces conditions, ils sont incapables, tous, de se présenter comme la direction d’un soulèvement d’un genre aussi neuf. D’où le divorce. De plus, une véritable direction révolutionnaire ne peut être à l’extérieur. Elle devait d’abord être dans le pays, ce qui lui aurait évité d’être soumise aux pressions régionales et internationales comme le sont les opposants exilés. Le régime syrien s’est toujours légitimé par la situation régionale et internationale et en se situant dans un camp contre dans un autre. Il a réussi à faire que l’opposition soit comme lui : qu’elle soit légitimée par ses alliances avec les pays du Golfe, la Turquie, la France ou autres.
(1) Treize Ans dans les prisons syriennes. Voyage vers l’inconnu, Aram Karabet, traduit de l’arabe (Syrie) par Nathalie Bontemps, Actes Sud. 19 euros.
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