Prison n°5", une BD sous forme de roman graphique coup de poing publié chez Delcourt (février 2021, 20€)
"Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison" - Zehra Dogan (15 euros, 2019, traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury), éditions Antoinette Fouque, des Femmes
Zehra Doğan est une artiste kurde engagée à la force intérieure et à la créativité incroyables, dont des œuvres documentant l'oppression du peuple kurde par le régime d'Erdogan, les massacres dans les villes et les villages kurdes, sorties clandestinement de prison et de Turquie, ont été déjà exposées deux fois dans le pays de Morlaix, à Plouézoc'h, sur Traon Nevez, à l'hiver 2017-2018, et au Roudour de Saint-Martin-des-Champs, à l'automne 2018. Une chance formidable pour les habitants de la région de Morlaix d'accéder à ces œuvres puissantes.
A l'époque, nous avions été très impressionnées par ses œuvres à la force expressive voire expressionniste étonnantes, produites avec des matériaux de récupération (journaux turcs, pigments sur les murs, sang, etc) et par l'histoire de cette jeune journaliste et artiste féministe courageuse, fondatrice de l'agence féministe JINHA, accusée une première fois d'être membre d'une organisation illégale et d'avoir fait un dessin d'un enfant se plaignant de n'avoir plus accès à son école rasée dans un quartier kurde par l'armée d'Erdogan, embastillée une première fois en 2016, puis une seconde fois en 2018, après son arrestation lors d'un banal contrôle routier alors qu'elle vivait dans la clandestinité à Istanbul, arrestation suivie d'une nouvelle condamnation à 2 ans, 9 mois et 22 jours de prison, le 12 juin 2017, une peine qu'elle va d'abord purger dans la prison de Diyarbakir, où tant de militants kurdes furent affreusement torturés.
Entre 2015 et 2016, en Turquie, 11 villes et 49 localités kurdes furent mises sous couvre-feu, soit 1,8 millions de personnes. Des centaines de Kurdes de Turquie furent massacrés, et parmi eux de nombreux enfants, suite à la rupture des discussions de paix avec Abdullah Öcalan. Et des centaines d'élus et militants kurdes du HDP furent emprisonnés eux aussi, comme Selahattin Demirtas, Leyla Güven, etc.
Nous avons eu la semaine dernière le grand plaisir de la rencontrer à la fête de l'Humanité 2022, au village du Livre, où elle dédicaçait au côté de son amie Naz Öke deux livres très importants, les deux composés avec la complicité extraordinaire de son amie Naz Öke, "Prison n°5", une BD sous forme de roman graphique coup de poing publié chez Delcourt (février 2021, 20€), et ses lettres de prison à Naz Öke, publiées aux éditions Antoinette Fouque sous le titre "Nous aurons aussi de beaux jours. Écrits de prison" (15 euros, 2019, traduit du turc par Naz Öke et Daniel Fleury), deux livres complémentaires qui se lisent ensemble avec profit.
Zehra Doğan raconte le quotidien de la prison, la solidarité et la sororité des prisonnières, l'histoire tragique de ses prisonnières dont plusieurs ont perdu des enfants, des maris, des parents, dans la lutte de libération des kurdes. Dont certaines sont condamnées à perpétuité pour avoir pris les armes contre l'oppression de leur peuple, en réflexe d'auto-défense. Elle évoque avec tendresse et tristesse la vie contre-nature des enfants en prison, que l'on soigne à peine quand ils sont malades, tout comme les prisonnières. Elle narre dans des pages d'une violence difficilement soutenable, mais qui correspond à l'horreur des faits, les tortures infligés aux militants du PKK et à d'autres militants de gauche par le régime de dictature nationaliste à partir du coup d’État militaire du 12 septembre 1980, les racines politiques et idéologiques de la terreur exercée par le régime d'Erdogan aujourd'hui.
Récit d'un emprisonnement personnel, prison n°5 est tout autant l'histoire des combats pour la dignité et de la répression d'un peuple, en Turquie, le peuple kurde, qui subit la violence nationaliste depuis une centaine d'années.
"Nous aurons aussi de beaux jours", dont les éditrices font référence aux expositions des œuvres évadées de Zehra Doğan dans le pays de Morlaix, au sein du festival des Autres Mondes, produit la correspondance très émouvante de Zehra Doğan avec Naz Öke, son amie et soutien française de l'association Kedistan. Correspondance agrémentée de dessins, de tableaux, dont plusieurs vont intégrer l'album graphique Prison n°5, ou encore être exposés comme tableaux, sortis clandestinement de prison et de Turquie. On y lit les émotions et la sensibilité extrême de Zehra, sa profonde humanité, son exigence de justice, la justesse de ses descriptions des camarades autour d'elle, ses poèmes, ceux de ses écrivains favoris qui l'aident à tenir, ses espoirs et ses rêves, son analyse politique des évènements. Un document important sur le combat, pacifique dans le cas de Zehra, du peuple kurde, d'une artiste engagée singulière et qui est aujourd'hui une figure reconnue internationalement de l'art contemporain.
Ismaël Dupont
Zehra Dogan. Les yeux grands ouverts (Le Télégramme, Morlaix, Sophie Guillerm, 5 janvier 2017)
Turquie - L'artiste et journaliste kurde Zehra Doğan est sortie de prison aujourd’hui, 24 février
L’artiste et journaliste kurde a passé près de deux ans dans les geôles d’Erdogan. Ses lettres témoignent du quotidien carcéral des femmes exposées à l’arbitraire d’un régime autoritaire et belliciste.
Comment, privée de crayons, de peinture, de pinceaux, donner visage à ces femmes aux yeux grands ouverts ? Derrière les murailles de sa prison, Zehra Dogan changeait en pigment tout ce qui lui tombait sous la main : du sang, la chair d’une olive, le suc d’une grenade ou d’une griotte, les déjections d’un oiseau de passage. « De tout cela j’arrive à obtenir des couleurs. Alors, s’il te plaît, en prononçant le prénom de Zehra, n’imagine pas une Zehra désespérée et triste. Ici, je suis très heureuse. » Au fil des lettres échangées par l’artiste et journaliste kurde avec son amie Naz Oke, fondatrice en France du magazine Kedistan, un récit prend corps, vivant, alerte, sensible. Les Éditions des femmes publient cette correspondance (1) qui brosse le portrait d’une militante décidée, d’une jeune femme curieuse, parfois candide, à l’intelligence effervescente. Pilier de l’agence de presse féministe Jin News prise pour cible par le régime de Recep Tayyip Erdogan après le putsch manqué de 2016, Zehra Dogan fut l’une des premières journalistes à recueillir les témoignages de femmes yézidies ayant échappé à Daech. Dans la fureur répressive déchaînée par le despote d’Ankara contre les Kurdes, c’est un dessin figurant le désastre semé par l’armée turque à Nusaybin qui lui valut d’être arrêtée et accusée de « propagande pour une organisation terroriste ». Verdict : cinq mois de prison, une parenthèse de liberté sous surveillance, avant de retrouver encore sa geôle, pour vingt mois. Au total, six cents jours d’incarcération et le ciel retrouvé au début de l’année 2019, avant l’exil à Londres. Sur ses codétenues, qu’elle aime à écouter, à dessiner, elle pose dans l’épreuve commune un regard sororal.
« Nous partageons les mêmes valeurs de lutte »
Paysannes et bergères arrachées au grand air des montagnes et des hauts plateaux, combattantes aguerries ou mères de famille, elles affrontent ensemble l’arbitraire : « Nous avons une conviction commune et c’est elle qui nous tient unies. Nous partageons les mêmes valeurs de lutte. » Plusieurs fronts, un seul combat. Il faut en finir d’un même mouvement avec l’entrelacs des dominations que perpétuent le capitalisme et le patriarcat, répète l’artiste dans une langue crue : « Ce monde masculin pue des aisselles. Il vocifère de sa bouche putride. Il vomit sur nous ses guerres, son exploitation et la vie toxique qu’il nous impose en l’appelant “liberté”. Et chaque fois, c’est par les femmes qu’il commence. Parce que la guerre qu’il mène contre nous n’est pas une guerre des sexes, mais une guerre idéologique. » Ces missives disent toute l’obscurité d’un quotidien carcéral insupportable : la discipline déployée pour maintenir dans des cellules puantes une hygiène élémentaire ; les blessures infectées exposant les prisonnières privées de soin à l’amputation, l’inquisition de l’administration pénitentiaire. Dans cette grisaille et dans la promiscuité, Zehra Dogan décèle pourtant partout la vie : un chat, un chant, le babillage du bébé d’une détenue, le chuchotement de quelque confidence. « Que des femmes dont les éclats de rire rendent cette vie en gris chatoyante. Nous avons une amie qui s’appelle Halise. Avant notre arrivée à la prison, elle avait eu l’idée de décorer à la main les murs en utilisant de la peinture à l’eau qu’elle avait trouvée au quartier, relate-t-elle. Elle et ses amies ont aussi dessiné des papillons, des animaux. Une enquête disciplinaire a été ouverte contr e Halise qui en a endossé la responsabilité, mais peu importe, le lieu est maintenant de toutes les couleurs. » Par une meurtrière, le clair de lune prolonge à la nuit tombée ses lectures, troublées par les éclats de voix des soldats. Elle reconstitue en pensée les musiques qu’elle aime ; le dessous d’un lit lui tient lieu d’atelier. Elle dessine et peint allongée à même le sol, sous l’œil de ses compagnes d’infortune : « Si ça se trouve, quand je sortirai, je ne pourrai plus dessiner autrement. » De réminiscences enfantines en digressions politiques ou philosophiques, elle laisse voguer ses « étranges pensées quotidiennes », s’interroge sur l’union libre ou sur les empires sumériens. Par ses introspections, elle s’ouvre des horizons : « Je voudrais, en t’écrivant, me libérer un peu. »
Des « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils
Le récit de Zehra Dogan, ceux de ses codétenues, qu’elle rapporte, jettent une lumière cruelle sur la guerre sans merci livrée au peuple kurde : bombardements, villages incendiés, langue interdite, militants torturés et l’ombre de la prison, toujours. Cette guerre ne connaît pas de trêve. Galvanisé par sa croisade dans le nord de la Syrie, prêt à déployer ses troupes en Libye, Erdogan porte toujours le fer et le feu dans ses frontières. L’armée d’Ankara multiplie ces jours-ci, au Kurdistan du Nord, les « zones de sécurité spéciale » interdites aux civils ; des maires sont destitués les uns après les autres ; les rafles se poursuivent dans les rangs de militants suspects de sympathies pour le PKK. « On me demande toujours pourquoi les femmes de mes dessins sont tristes. Je ne le fais pas exprès, écrit la prisonnière. Je les dessine et je me rends compte après coup qu’elles sont tristes. Quelle femme témoin de ce qui se passe sur ces terres pourrait être heureuse ? » Une conviction tenait debout la détenue, dans sa claustration, elle guide aujourd’hui la femme libre : « Le monde auquel nous aspirons verra le jour. »
BULLES D'HUMANITÉ #8. L’Humanité Dimanche vous fait découvrir les huit finalistes de cette troisième édition de notre prix dédié à la bande dessinée, dont le lauréat sera récompensé en septembre à la Fête de l’Humanité. Dernier album en lice : « Prison n° 5 » (Delcourt), de Zehra Dogan.
Document incroyable, violent et percutant, « Prison n° 5 » est le témoignage précieux d’une journaliste kurde emprisonnée en Turquie. Feuille après feuille, Zehra Dogan a réussi à faire évader ses dessins pour dénoncer les conditions de détention des Kurdes. Le document s’apprivoise. Le crayonné est inégal, gratté sur un fond de papier kraft. Rehaussé de feutre ou non. Parfois maladroit, souvent percutant. Dur. Mais ce document est inestimable. Une fois que le lecteur se plonge dans ce texte incroyable, le dessin émeut, bouleverse, et l’œuvre révèle toute sa puissance.
Emprisonnée à plusieurs reprises, Zehra Dogan n’a jamais cessé de témoigner, de résister. Elle a cofondé l’agence de presse kurde Jinha, aux plumes exclusivement féminines. Fin 2015, quand le processus de paix entre la Turquie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est abandonné, la rédactrice couvre la reprise des conflits. En octobre 2016, Erdogan ferme l’agence de presse. Zehra Dogan continue d’informer sur les réseaux au travers de photos, de témoignages et de dessins. Ce qui lui vaudra sa première arrestation. Libérée le temps du procès, elle est condamnée à deux ans, neuf mois et vingt jours de prison, mais entre en clandestinité. Elle n’échappera pas à sa condamnation. Découverte, Zehra est réincarcérée à la prison de Diyarbakir, dans l’est de la Turquie.
L’encre rouge du sang
Pas de quoi entamer sa détermination ni assécher son pinceau. Zehra dessine dans l’urgence, cache ses croquis, utilise ce qu’elle trouve. Des draps, des serviettes, de vieux habits lui servent de support. Des grains de café et du sang menstruel remplacent l’encre manquante. Chaque jour, son amie Naz Öke lui envoie des dizaines de pages. Le dos des lettres reste systématiquement vierge. Pendant un an et demi, l’envers immaculé du courrier permettra de coucher en secret ses planches. Feuille après feuille, les dessins parviendront à s’évader de prison.
Zehra y couche sa détention. « Dans ce lieu, j’apprendrai à créer à partir du néant », écrit-elle. Elle retrace la violence réservée aux prisonniers kurdes depuis les années 1980, la légende de la prison n° 5 de Diyarbakir : les sévices humiliants, les tortures mortelles, l’injection de déjections, l’hymne national imposé si l’on veut survivre, les grèves de la faim. Son dessin noir et blanc est réaliste, frontal, sans pudeur. Le sang rouge est la seule couleur. La cruauté et la résistance rappellent d’autres combats de prisonniers politiques.
Mais l’histoire kurde se conjugue aussi au féminin. Zehra raconte les premiers bataillons autonomes de femmes. Leur lutte avant leur reconnaissance au sein même de l’armée kurde. Et la sororité qui perdure dans ces prisons réservées aux femmes, où l’on transmet la mémoire des luttes, où l’on fabrique les jouets de chiffons des 800 enfants qui grandissent encore entre les barbelés. Où on s’apaise, tête sur les genoux accueillants des « mères de la Paix » écrouées.
Libérée, Zehra Dogan a rejoint l’Europe. Un jour de 2020, elle a croisé la route de Jacques Tardi et Dominique Grange. Grâce à eux aussi, ces dessins témoins sont devenus livre. Merci.
Naz Öke et Zehra Dogan, à la fête de l'Humanité 2022, village du livre, 10 septembre 2022 (photo Ismaël Dupont)
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