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19 août 2022 5 19 /08 /août /2022 08:00

RICHESSE Pandémie, inflation, réformes fiscales… L’économiste Lucas Chancel, principal auteur du dernier rapport sur les inégalités mondiales, codirecteur de la World Inequality Database et soutien de la Nupes, prône la volonté politique pour écrire un nouveau récit progressiste.

« Cette inflation va peser largement sur les très pauvres »

LUCAS CHANCELCodirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’École d’économie de Paris

Co-auteur du « Rapport sur les inégalités mondiales 2022 », aidé d’une équipe de chercheurs internationaux, Lucas Chancel dresse un panorama des inégalités dans le monde. 50 % des plus pauvres se partagent aujourd’hui 2 % de la richesse créée à travers la planète. Un constat qui, avec la flambée des prix aujourd’hui incontrôlée, pourrait encore s’amplifier et « menacer de causer des tensions sociales majeures ». D’autant que « les mesures prises dans l’urgence par les États européens au cours des derniers mois apparaissent à la fois trop lentes, trop faibles et trop peu coordonnées », affirme l’économiste.

Avec le retour de l’inflation, le pouvoir d’achat des ménages recule, alors que le patrimoine et ses revenus ne cessent d’augmenter. Le patrimoine des grandes fortunes explose. Sommes-nous dans un cycle de très forte hausse des inégalités ?

Nous sommes peut-être à la fin d’un cycle qui dure depuis une quarantaine d’années, et nous vivons actuellement un moment historique marqué par une hausse des inégalités. Ainsi, chez les très, très riches, une forte concentration s’observe dans un laps de temps très court. Entre 2010 et 2020, le patrimoine des 500 personnes les plus riches de France est passé de 10 % à 30 % du PIB. En France, les 1 % les plus aisés possédaient 16 % du patrimoine total au milieu des années 1980, contre à peu près 27 % aujourd’hui. Cette hausse considérable signifie que nous poursuivons la même route que celle prise aux États-Unis. À savoir celle d’une société très fragmentée, très inégalitaire, avec des ghettos de riches et de personnes très modestes, voire très précaires. La France résiste mieux, mais la tendance se dessine.

La crise sanitaire a-t-elle accéléré cette tendance ?

Les crises sont des moments qui rebattent les cartes, avec un effet très fort sur ceux qui n’ont rien et sur ceux qui ont peu. Pour ceux qui n’ont aucune épargne, le moindre choc sur les revenus est impossible à absorber. De nombreuses personnes peuvent tomber dans une situation de grande précarité. Heureusement, nos systèmes de protection sociale ont été mis à contribution. C’est grâce à cet État social en France, en Europe mais aussi aux États-Unis, qu’on a réussi à éviter une catastrophe sociale majeure de l’ordre de celle qu’on aurait pu observer en 1929. Or, rappelons-le, la petite musique qui se répète depuis quarante ans était jusqu’ici que notre modèle social ne servait à rien, ne permettait pas le bon fonctionnement du marché et par conséquent qu’il fallait réduire les dépenses sociales, puisque le marché peut tout. La démonstration est désormais faite : dans les périodes de crise, nous avons besoin de dépenses sociales, de moyens pour l’hôpital, mais aussi de mécanismes de travail partiel généreux et efficaces. Cela a un coût. Pour financer les dépenses sociales, les États ont imprimé énormément de billets. Sauf que l’un des prix à payer pour cette politique monétaire expansionniste est cette inflation très forte, dont nul ne sait jusqu’où elle peut aller.

Quels en seront les effets sur le patrimoine des ménages ?

Cette inflation va peser largement et souvent de manière disproportionnée sur les très pauvres, les petits patrimoines, les petites retraites. Prenons l’exemple du livret A : son taux de rendement est passé de 1 à 2 %, mais, avec une inflation à 5 %, cela signifie que l’épargne va perdre 3 % de sa valeur chaque année. Autrement dit, pour un livret de 1 000 euros, après un an, la valeur réelle de cette épargne ne sera que de 970 euros. L’inflation correspond à une taxe très forte sur les petits patrimoines, alors que les très hauts vont croître plus rapidement que l’augmentation des prix, autour de 9 %. L’inflation a un effet négatif sur les petits porteurs. Cette augmentation des prix est un petit peu le prix à payer de ces politiques monétaires expansionnistes, que les États ont mises en place pour financer ces nouvelles dépenses, plutôt que des politiques fiscales.

Comment expliquez-vous ce frein politique à faire vivre un débat sur la fiscalité ?

Lors des campagnes électorales, cette question a été mise de côté au moment où il y a un énorme besoin d’argent public pour faire évoluer les sociétés vers plus de changements en matière d’environnement, d’éducation, de santé… Peut-être parce que nous avons été dans cette phase historique, exceptionnelle, qui était celle de l’endettement à taux 0, dans laquelle les États se sont dit, en partie à juste titre : « Si je m’endette à taux 0, voire à taux négatif, je peux emprunter sur les marchés et rendre moins pour financer ces dépenses. » Sauf qu’on voit ici que les taux d’intérêt sont en train de remonter et la question du « Qui paie ? Qui finance ? » devient essentielle. Elle l’est d’autant plus qu’il y a une très forte hausse de l’injustice fiscale. Rappelons que, depuis quarante ans, les taux d’impôt sur les grandes fortunes et les multinationales ont dégringolé. C’est extrêmement marquant dans le cas des États-Unis. En France, il existe encore beaucoup d’opacité sur les très grandes fortunes, mais nous savons qu’en proportion de leurs revenus elles paient beaucoup moins que les classes moyennes et les classes populaires. Cette opacité est entretenue par ceux qui profitent de ce système. La deuxième raison est aussi que la gauche a été divisée dans un moment de bataille idéologique très forte. Selon les enquêtes d’opinion, la demande de plus de justice fiscale et de plus d’impôts sur les très très riches est très élevée. C’est aussi ce qu’on observe aux États-Unis. Avec 32 %, le niveau historiquement faible de la gauche pèse.

Est-ce l’enjeu de ce Laboratoire sur les inégalités mondiales que de nourrir le débat politique ?

Le travail que nous faisons au Laboratoire sur les inégalités mondiales est de regarder de manière dépassionnée, factuelle, ce qui se passe, dans le but d’avoir une analyse objective et chiffrée de la situation. Avec nos séries, nous démontrons que ce logiciel centré sur cette idée du ruissellement économique n’a pas fonctionné. Les baisses d’impôts pour les très riches et pour les multinationales n’ont pas engendré la prospérité promise. La mise à disposition des données sur les inégalités permet de montrer que ce ne sont que des choix politiques. Il n’y a aucune loi immuable en économie.

Le sujet des retraites a émergé pendant la présidentielle, avec derrière le financement de notre protection sociale…

Il n’y a pas vraiment d’impôt plus inégalitaire que de faire travailler les plus pauvres plus longtemps. C’est une sorte d’impôt sur les années de vie. Il y a déjà eu des réformes successives depuis vingt ans sur les retraites pour travailler 42 puis jusqu’à 43 annuités. Si vous avez commencé à travailler à 22 ans, vous allez déjà devoir travailler jusqu’à 65 ans. Et ainsi de suite. On est vraiment dans une logique très inégalitaire, très injuste notamment pour les catégories socioprofessionnelles qui ne rentrent pas dans le cadre de la pénibilité, mais dont le métier est extrêmement usant psychiquement ou physiquement. Si l’on regarde vraiment la question de l’équilibre du système, il n’y en a pas besoin, puisqu’en 2030 le système sera censé être à l’équilibre. Pourquoi cette réforme, alors ? Il y a une volonté de donner un message à l’électorat de droite, aisé. C’est un marqueur politique fort.

Outre les inégalités de richesses, vous montrez une multitude de fractures. En citant les inégalités de genre, environnementales, éducatives ou démocratiques, quelles sont les grandes tendances et comment ont-elles évolué dans le temps ?

Effectivement, les inégalités se superposent les unes aux autres, même si en général elles ne se recoupent pas toujours à 100 %. Ainsi, aux inégalités de patrimoine fortes, viennent s’ajouter les inégalités entre hommes et femmes, puisque les hommes ont plus de ressources que les femmes, de même que les inégalités de couleur : les populations non blanches ont moins de patrimoine que les populations blanches. À cela s’ajoutent les inégalités de reproduction de niveaux sociaux. Cela forme un cocktail inégalitaire multiple qui crée un cercle inégalitaire. Ceux qui bénéficient le plus du système vont cumuler beaucoup de revenus, beaucoup de richesses et vont entretenir la capacité politique de faire perdurer le système. Si vous avez beaucoup de patrimoine, vous allez pouvoir acheter une partie du temps politique pour diffuser des messages qui vont aller contre l’idée de mieux répartir les revenus. Ce cercle inégalitaire va perdurer. La bonne nouvelle, c’est qu’on commence à penser systémique. Par exemple, si le salaire minimum augmente, cela permettra à la fois de corriger les inégalités de revenus, mais aussi de contribuer à l’émancipation des femmes ou de certaines minorités qui aujourd’hui sont surreprésentées en bas de l’échelle de revenus.

Vous consacrez un chapitre aux multimillionnaires. Selon vos données, 51 700 adultes disposent d’une richesse 6 000 fois supérieure à la moyenne des patrimoines, contre 3 000 fois vingt-cinq ans plus tôt. Vous allez même plus loin, en 2100, puisque les 0,01 % détiendront plus de patrimoine que les 40 % les plus riches. Comment l’expliquez-vous ?

Ces projections nous racontent ce qui se passera si nous continuons sur cette lancée. Sans changement de trajectoire, c’est un retour à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle qui nous attend. Dans des sociétés en Europe où la démocratisation politique avait eu lieu, ce n’était pas le cas de la démocratisation économique. Or, ceux qui sont en bas et ceux qui sont au milieu peuvent s’unir pour exiger des réformes. C’est en tout cas ce qu’il s’est passé au début et au milieu du XXe siècle. Cela a permis la mise en place d’un État providence, financé par des impôts très progressifs. La situation aujourd’hui s’est toutefois largement compliquée avec la montée en puissance du vote identitaire, qui essaie de casser ces possibilités d’union. Une bonne partie de ce vote identitaire est une réaction aux politiques antisociales menées depuis une quarantaine d’années en France par la gauche et par la droite, avec les mêmes tendances en matière d’inégalités de patrimoine.

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