À Lyon, le 25 juillet 1914, le directeur de l’Humanité prononce son dernier discours contre la guerre. Pour lui, pas question de rester sans rien faire alors que l’Europe fourbit les armes.
Le 25 juillet 1914, Jean Jaurès est à Lyon pour soutenir Marius Moutet, en campagne électorale pour la députation. Les nations d’Europe sont engagées dans un terrible engrenage guerrier qui risque de broyer tous les peuples du continent. Le directeur de l’Humanité choisit donc de s’exprimer pour la paix. Les socialistes décident de publier le discours dans le numéro 384 de l’Avenir socialiste (1er-7 août 1914). Dans sa réédition de 1919, est reproduite une lettre du « citoyen Calzan, secrétaire de rédaction de la revue ». Il explique que le discours « sténographié par la fille d’un militant » était en réalité plus long mais « après lecture, nous décidâmes de ne retenir que la partie du discours se rapportant au conflit austro-serbe ».
Jean Jaurès part ensuite pour Bruxelles, à la réunion du Bureau socialiste international (29 juillet), puis rentre à Paris le 31. Dans la Berner Tagwacht du 31 juillet 1915, Charles Rappoport écrit : « Jaurès, en quittant pour la dernière fois la Chambre, avait l’intention d’écrire le jour suivant, dans l’Humanité, une sorte de “ J ’ accuse ” sur toutes les causes et les responsabilités de la crise. » À Abel Ferry, sous-secrétaire d’État dans le cabinet Viviani, l’ayant consulté sur ce qu’allaient faire les socialistes dans les circonstances où l’on était, Jaurès répondit : « Continuer notre campagne contre la guerre. » « Vous n’oserez pas faire cela ! répliqua Ferry, on vous tuerait au premier coin de rue », continue Charles Rappoport. Quelques heures après, Jaurès est assassiné. Trois jours plus tard, la France entre en guerre et les socialistes s’engagent dans l’Union sacrée.
Extrait du discours
Citoyens,
Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.
Ah ! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demi-heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater, et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche, le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter (…).
Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées ; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français, et c’est nous qui avions le souci de la France.
Voilà, hélas ! notre part de responsabilité (…).
Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie (…). La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.
(…) Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe : ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie ! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé (…). Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces, qui comptent un grand nombre de frères français, anglais, allemands, italiens, russes, et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.
J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements. Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce Parti socialiste international, qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix. »