Chaque année les ultrariches sont de plus en plus riches ; une telle montée des inégalités résulte de choix politiques précis. Le mal est profond, la gangrène gagne tous les pans de la société au point d’en arriver à une sorte de pourrissement lent d’un système qui peut emporter avec lui toute la civilisation. Il est indispensable de s’engager dans a construction d’un nouveau système pour une civilisation de toutes et de tous.
l'IFI a été payé par 132 722 contribuables en 2018, contre 358 000 imposables à l’ISF en 2017.
À intervalles réguliers, environ chaque année, est publiée la liste des plus grosses fortunes de France, les dites cinq cents familles. Une manière pour les médias et autres réseaux d’influence de se donner bonne conscience une fois par an. Chacun y va de sa petite tirade sur l’augmentation des inégalités et jure la main sur le cœur qu’il faut empêcher que cela dure. Morale judéo-chrétienne quand tu nous tiens ! Mais c’est pour aussitôt refermer soigneusement la porte sur cette réalité et la faire retomber dans l’oubli. Il est vrai que pour changer un tel état des choses il faut plus que des déclarations de bonnes intentions, voire que quelques aménagements.
Une entreprise qui ne craint pas la crise
Le constat est en tout éclairant. Chaque année les ultrariches sont de plus en plus riches. Le dernier classement publié par le journal économique Challenges l’atteste. Un fossé sans cesse plus profond se creuse entre les plus riches et les autres. Jugez-en plutôt ! Le patrimoine cumulé des cinq cents familles a progressé de 730 milliards d’euros en 2020 par rapport à 2019, soit une augmentation de 3 %. Comme quoi la crise de la covid n’aura pas pénalisé tout le monde !
Une barre symbolique jamais atteinte jusque-là, a même été franchie. Il s’agit de celle des 100 milliards d’euros. C’est le montant de la fortune de Bernard Arnault, le patron de LVMH. Une fortune qui a encore augmenté en un an. Ce n’est pas un hasard, le luxe est le secteur qui a le mieux résisté à la crise sanitaire. Enfin, l’actif net total imposable à l’ISF était de 1 028 milliards d’euros fin 2017 au moment de sa suppression, il serait aujourd’hui d’environ 1 500 milliards d’euros.
« L’argent c’est le nerf de la guerre, le pouvoir d’en décider l’utilisation est le cœur de la lutte des classes aujourd’hui. »
D’autres indicateurs comme l’héritage attestent également l’accumulation de patrimoine au cours de ces dernières années. Ainsi la part des 1 % des fortunes les plus élevées dans le patrimoine total est passée de 15 % à̀ 25 % entre 1985 et 2015. Une évolution confirmée par d’autres données montrant que 10 % des transmissions par succession et donation en ligne indirecte rapportent plus de 50 % des droits de mutation à̀ titre gratuit (DMTG) ; 1 % des héritiers pouvant désormais obtenir, par une simple vie de rentier, un niveau de vie supérieur à celui des 1 % des « travailleurs » les mieux rémunérés. Ainsi, depuis la fin du XXe siècle, le patrimoine hérité occupe une part de plus en plus grande dans l’accroissement des inégalités.
Une situation qui ne vient pas de nulle part
S’il est juste et sain d’être indigné par une telle montée des inégalités, celles-ci ne viennent pas de rien mais résultent de choix politiques précis, réfléchis et mis en chantier de façon déterminée depuis le début des années 1990. Cela renvoie à une double évolution.
D’une part la gestion des entreprises et l’utilisation de l’argent. Car l’argent accumulé dans les mains de quelques détenteurs ne vient pas de nulle part mais, pour une large part, de la production. Pour preuve, l’enrichissement de Bernard Arnault tient à l’extrême bonne santé de l’industrie du luxe et qui dit industrie dit production de sacs et d’autres produits luxueux par des femmes et des hommes qui lui vendent leur force de travail. Une force de travail dont la reconnaissance dans la valeur ajoutée a soigneusement été laminée, (-10 % sur les trente dernières années), pour laisser place aux prélèvements du capital. Ce processus a été accompagné par le dépeçage des droits d’intervention des salariés dans les gestions, lois El Khomri et Macron. Dans le même temps, la création monétaire a été mise au service des marchés, la détournant ainsi des investissements utiles pour des productions respectueuses de l’humain et de la planète. Les banques et la BCE en premier lieu distribuent des milliards sans contrôle, un argent qui sert surtout à alimenter les marchés financiers : du soutien aux dividendes aux OPA en passant par toutes les autres formes de spéculation. Finalement, cela vient gonfler les portefeuilles des actionnaires et autres fonds de pension ou dits « d’investissements ».
« La création monétaire a été mise au service des marchés la détournant ainsi des investissements utiles pour des productions respectueuses des hommes et de la planète. »
D’autre part, il y a l’évolution de la fiscalité, c’est-à-dire la restructuration régressive tant de la législation fiscale que des services et des moyens mis à disposition des administrations financières pour connaître, gérer et contrôler l’impôt, particulièrement celui des entreprises et des contribuables les plus fortunés. Il y a une cohérence entre détournement de l’argent en direction de quelques-uns et recul des droits et des moyens du contrôle fiscal. Comment imaginer que les pouvoirs publics permettraient à quelques-uns d’accaparer toujours plus de valeur ajoutée, toujours plus d’argent issu de la création monétaire et venir ensuite tout leur reprendre par la fiscalité ? Ce serait un vrai supplice ! C’est ainsi que la taxe professionnelle a été supprimée par Nicolas Sarkozy, que le taux de l’impôt sur les sociétés (IS) a été abaissé de 50 % en 1985 à 25 % en 2022, que l’imposition forfaitaire annuelle des sociétés (IFA) et la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S) ont disparu, que l’ISF a été supprimé en 2018 pour laisser la place à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI), faisant chuter la base imposable de 1 028 milliards d’euros à 300 milliards d’euros… C’est ainsi que des missions fiscales se sont quasiment volatilisées dans les services fiscaux ; par exemple, tout ce qui relève de la fiscalité des personnes les plus fortunées mais aussi de la gestion et du contrôle en matière de fiscalité immobilière. Dans ce même esprit, ont été soigneusement laminés les moyens permettant le suivi et la vérification des entreprises. Trente mille emplois sur cent soixante-dix mille ont été supprimés au ministère des Finances. Y a-t-il besoin d’aller beaucoup plus loin dans la démonstration ?
Simulation : recettes d’IFI par rapport aux recettes prévisibles si l’ISF existait encore
Sortir de cette impasse exige des réponses à la hauteur
Le mal est profond, la gangrène gagne tous les pans de la société au point d’en arriver à une sorte de pourrissement lent d’un système qui peut emporter avec lui toute la civilisation. C’est pourquoi les réponses doivent s’intégrer dans un projet alternatif de construction d’un nouveau système pour une civilisation de toutes et de tous. Ce projet doit prendre appui sur des propositions précises concernant toute la sphère de l’argent, de celui des banques en passant par celui des entreprises jusqu’à celui de l’État. L’argent, c’est le nerf de la guerre, le pouvoir d’en décider l’utilisation est le cœur de la lutte des classes aujourd’hui. Marx disait en substance que la répartition de la richesse dépend en fait de la façon de la produire. Voilà pourquoi, outre des moyens de contrôle, il est décisif de doter les salariés et l’ensemble des citoyens de véritables pouvoirs d’intervention et de décision dans la gestion des entreprises comme de la cité.
« Depuis la fin du XXe siècle, le patrimoine hérité occupe une part de plus en plus grande dans l’accroissement des inégalités. »
Un autre rôle pour la fiscalité
Cela signifie des transformations profondes passant par la mise en place de nouvelles institutions comme des fonds régionaux et un fonds national pour l’emploi et la formation, un pôle public bancaire, un fonds social, solidaire et écologique adossé à la BCE pour financer le développement des services publics. Cela dans le but de prendre la main sur la création monétaire de la BCE, mais aussi sur la politique du crédit bancaire. Pour assurer le suivi, le contrôle et l’efficacité de ces institutions, la fiscalité doit avoir un tout autre rôle et développer de nouvelles procédures. Un tout autre rôle qui passe par en changer l’objectif. Elle deviendrait un outil majeur d’impulsion d’une nouvelle utilisation de l’argent des entreprises pour de nouveaux modes de production en doublant la fonction de contrôle par une dimension incitative, en rendant progressif l’impôt sur les sociétés, en permettant sa saisine par un droit d’alerte des salariés, en construisant un vrai impôt local sur le capital, en installant un nouvel ISF plus progressif intégrant les biens professionnels, en redéfinissant le barème et la progressivité de l’impôt sur le revenu et des droits de mutation à titre gratuit. Il s’agirait enfin d’établir de vraies coopérations entre les administrations fiscales de l’Union européenne et sur le plan mondial par le biais de l’ONU, pour lutter contre le dumping fiscal, combattre l’évasion fiscale et mettre hors-jeu les paradis fiscaux. Ce qui suppose aussi une autre politique des banques qui sont les premiers pourvoyeurs de ces espaces de non-droit. Enfin, est-ce totalement un hasard si cinq cents familles mettent la main sur la plus grande part du magot, alors que, dans le même temps, cinquante-quatre groupes disposent de 30 % de la valeur ajoutée créée sur notre territoire, c’est-à-dire 600 milliards ?
Jean-Marc Durand est fiscaliste et membre de la commission Économie du PCF.
Cause commune • mars/avril 2022
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