De Chaim Herzog en 1975 à Gilad Erdan l’an dernier, les responsables israéliens se donnent en spectacle pour éviter de rendre des comptes sur les crimes commis par l’État.
Photo : Gilad Erdan, ambassadeur d’Israël auprès des Nations unies, déchire un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le 29 octobre 2021 (Twitter/@giladerdan1)
Le 10 novembre 1975, l’ambassadeur d’Israël aux Nations unies Chaim Herzog, père du président actuel Isaac Herzog, est monté sur l’estrade de l’Assemblée générale des Nations unies et a déchiré avec fracas le texte de la résolution 3379, adoptée le même jour.
La résolution 3379 décrivait le sionisme comme « une forme de racisme et de discrimination raciale. » Israël était sous le choc. Un grand boulevard de Haïfa nommé en l’honneur de l’ONU a rapidement été rebaptisé « boulevard du sionisme » par le conseil municipal de la ville. Quelle farce du destin : la rue nommée en signe de reconnaissance envers l’ONU pour avoir déclaré en 1947 son soutien à la création de l’État d’Israël a été renommée trois décennies plus tard en raison d’une décision différente de cette même organisation.
C’est l’histoire d’un pays établi grâce au pouvoir de l’ONU et de la communauté internationale qui s’emploie à les ébranler dès qu’elles critiquent son comportement
Chaim Herzog est immédiatement devenu un super-héros en Israël. Ce fut le sommet de sa carrière. Les Israéliens ont estimé que son geste théâtral était une réponse appropriée à ce que le pays percevait comme un acte antisémite d’envergure mondiale. Presque tous les Israéliens, y compris moi-même plus jeune, étaient de cet avis à l’époque. Comparer sionisme et racisme ? Cela ne pouvait être que de l’antisémitisme.
Les années ont passé. L’ONU a révoqué cette décision en décembre 1991, mais quelques décennies plus tard, tout semble à nouveau différent. Le sionisme, qui consiste aujourd’hui pour l’essentiel à préserver la suprématie juive dans un pays habité par deux peuples, ne semble plus trop éloigné de la façon dont il était présenté dans la décision initiale de l’ONU.
De la même manière, le geste de Chaim Herzog sur l’estrade de l’ONU – déchirer les pages d’une décision que la majorité des nations du monde avaient jugée légale – semble beaucoup moins approprié aujourd’hui qu’à l’époque.
Des violations des droits de l’Homme
Ce qui n’a pas bougé d’un pouce depuis l’adoption de la résolution 3379 en 1975, c’est l’attitude d’Israël vis-à-vis des organisations internationales et du droit international. Près d’un demi-siècle plus tard, nous avons vu l’actuel ambassadeur israélien auprès des Nations unies, Gilad Erdan, faire un geste similaire. Le 29 octobre 2021, il est monté sur la même estrade et a déchiré le dernier rapport annuel du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU.
Cette fois, le spectacle a été perçu comme répugnant et violent, et a suscité beaucoup moins de respect. Mais Erdan a également suggéré de reléguer le rapport à la place qui lui revient selon lui, « dans la poubelle de l’antisémitisme ».
Le fait qu’Israël ne soit pas le seul à commettre des violations des droits de l’Homme – d’autres pays se comportent de la même manière mais font l’objet d’une réprobation internationale bien moindre – est considéré comme suffisant pour justifier l’absence totale de réponse d’Israël aux accusations qui le visent.
C’est comme si un conducteur pris en flagrant délit d’excès de vitesse tentait d’éviter les conséquences juridiques en disant que tout le monde conduit de cette manière. Ce stratagème inutile avec des agents de police devrait l’être tout autant avec les institutions de la communauté internationale.
Voici donc l’histoire en quelques mots : c’est l’histoire d’un pays établi grâce au pouvoir de l’ONU et de la communauté internationale qui s’emploie à ébranler ces mêmes organisations internationales dès qu’elles critiquent son comportement. Il suffit de constater le traitement réservé par les médias israéliens complaisants aux membres des diverses commissions d’enquête internationales qui s’intéressent aux agissements d’Israël.
Jetez simplement un œil aux plus récentes descriptions de Navi Pillay, qui a passé six ans au poste de Haute‑Commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme et qui préside aujourd’hui la commission d’enquête de l’ONU sur le bombardement par Israël de tours à Gaza en mai 2021 : Navi Pillay « se trompe », « déteste Israël » ou « est antisémite ».
Tuer le messager
Tout n’a pas été rendu public au sujet des efforts déployés par Israël pour détruire la réputation de Richard Goldstein, qui a dirigé l’équipe d’enquête de l’ONU sur la guerre de Gaza de 2008-2009. On en sait encore moins sur ses manigances contre Fatou Bensouda, l’ancienne procureure en chef de la Cour pénale internationale, qui avait fini par trouver le courage d’ouvrir une enquête sur les crimes de guerre présumés commis par Israël.
Israël ne cesse de recourir à une stratégie ancienne mais efficace : faute de pouvoir contrôler le message, on tue le messager. Après avoir pris cette décision, Fatou Bensouda a démissionné et rien n’a été fait depuis. Les membres de la commission de l’ONU chargée d’enquêter sur la dernière guerre à Gaza se sont vu refuser l’entrée en Israël et le gouvernement refuse de coopérer à leurs travaux.
Israël a beaucoup de choses à cacher. Et pourtant, ce simple fait ne constitue même pas un motif suffisant pour intensifier les enquêtes.
Cette stratégie porte ses fruits pour Israël. Erdan vient d’être élu vice-président de l’Assemblée générale de l’ONU. Les enquêtes sur Israël progressent à un rythme étrangement lent. Ne mentionnons même pas le mot « sanctions », un terme approprié pour faire face à la Russie quelques semaines seulement après son invasion de l’Ukraine, mais qui n’a jamais été à l’ordre du jour en ce qui concerne une occupation étonnamment similaire pratiquée par Israël depuis plus d’un demi-siècle.
Résultat : personne n’est accusé, il n’y a pas de comptes à rendre, aucun prix n’est exigé et aucune sanction n’est infligée.
Toute cette progression engendre une situation inconcevable. On se retrouve avec une puissance occupante, dont l’occupation continue est internationalement reconnue comme illégale, dont l’occupation « temporaire » est depuis longtemps devenue permanente et dont les forces de sécurité commettent régulièrement des crimes de guerre dans les territoires occupés, car c’est le seul moyen de vaincre la résistance légitime à l’occupation. Personne ne fait l’objet d’une enquête, d’une inculpation, d’un procès ou d’une sanction – ni le pays lui-même, ni ses citoyens qui commettent ces actes.
Une impunité automatique
Puisque par ailleurs, le système judiciaire israélien absout systématiquement les auteurs de ces crimes, nous avons une situation dans laquelle Israël, son gouvernement, son armée et d’autres organisations opèrent avec une impunité automatique, aveugle, continue et quasi totale.
Les soldats qui servent dans les territoires occupés savent très bien que presque tout ce qu’ils font est considéré comme acceptable, qu’il s’agisse de tirer, de tuer, de commettre des violations ou des humiliations. Ils ne seront jamais punis, ni par Israël ni par personne d’autre. Chaque jour apporte son lot de meurtres, d’arrestations politiques sans procès, de punitions collectives, de démolitions d’habitations, de confiscations de terres, d’actes de torture et d’humiliations, d’expansion de colonies et d’exploitation de ressources naturelles.
Les soldats qui servent dans les territoires occupés savent très bien que presque tout ce qu’ils font est considéré comme acceptable, qu’il s’agisse de tirer, de tuer, de commettre des violations ou des humiliations
Personne n’est jamais tenu pour responsable, hormis ceux qui tentent de changer cette situation faussée. Si un rapport est rédigé, Israël ne le lit même pas et son ambassadeur déchire le texte sur la scène internationale la plus respectée du monde. Si quelqu’un ose lancer une enquête, Israël la fera rapidement disparaître.
Le reste du monde peut durcir le ton sur le plan rhétorique à l’égard d’Israël, mais il prend instantanément sa défense face à toute action potentiellement préjudiciable. Aucun autre pays ne dispose d’un spectre d’impunité comparable à celui d’Israël. Aucune autre armée n’est traitée avec autant de laxisme, bien que celle-ci perpétue une occupation et commette tous les crimes évitables et inévitables qui font partie intégrante de cette situation illégale.
Israël a-t-il jamais reconnu une seule action indéfendable devant la communauté internationale ? La communauté internationale a-t-elle jamais osé faire un véritable pas en vue de traduire les coupables en justice ?
Il n’y a pas eu de comptes à rendre pour la longue liste de crimes commis dans les territoires sous occupation israélienne. Il n’y a qu’à demander à Erdan comment cela fonctionne : pour perpétuer ce système, il suffit de prendre place sur l’estrade la plus respectée de la planète et de déchirer les preuves de ses propres transgressions.
Gideon Levy est un chroniqueur et membre du comité de rédaction du journal Haaretz. Il a rejoint Haaretz en 1982 et a passé quatre ans comme vice-rédacteur en chef du journal. Il a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997 et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996. Son dernier livre, The Punishment of Gaza, a été publié par Verso en 2010.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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