États-Unis En ne plaçant plus le droit à l’avortement sous la protection de la Constitution, la plus haute instance judiciaire du pays va à l’encontre de la majorité et ouvre une période lourde de dangers pour d’autres droits fondamentaux.
Les « guerres culturelles » – et la première d’entre elles, la guerre aux femmes – déclenchées par le mouvement conservateur il y a plusieurs décennies sont entrées dans une nouvelle phase vendredi 24 juin avec la décision de la Cour suprême d’abroger l’arrêt Roe vs Wade qui protégeait constitutionnellement le droit à l’avortement. Elles ne s’incarnent plus seulement dans des propos d’estrade et quelques tentatives législatives. Elles sont devenues une réalité matérielle pour des millions de femmes. Elles feront des victimes : aucune loi ne pourra empêcher des avortements ; les magistrats les rendent simplement plus dangereux, voire mortels. Et, évidemment, ces guerres ne s’arrêteront pas là.
La victoire du bloc évangélique va s’avérer funeste pour des milliers d’américaines
Avec l’arrêt Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization et l’avis majoritaire de six des neuf juges de la Cour suprême, le « bloc évangélique » (la formule est de John Mason, professeur de sciences politiques à l’université William-Paterson) a remporté une victoire que l’on ne saurait décrire comme éclatante tant elle va s’avérer funeste pour des centaines de milliers de femmes. Cette décision constitue le point d’orgue de quarante années de stratégie qui ont vu la droite chrétienne devenir centrale au sein du Parti républicain, alors qu’elle n’occupait qu’une place marginale jusque dans les années 1980. Se sachant minoritaire dans le pays (les sondages ne varient pas : une majorité d’Américains se disent favorables à la protection du droit à l’interruption volontaire de grossesse IVG), elle a tout misé sur sa dernière carte en main : la Cour suprême, l’instance judiciaire qui, dans le monde, dispose des pouvoirs les plus étendus. Pour ce faire, elle devait y faire nommer des juges ultraconservateurs et connus pour leurs positions « pro-life » (la victoire des conservateurs est aussi sémantique, qui ont su imposer la thématique de la « vie » face au « pro-choice »). Ce fut la mission de Donald Trump, improbable berger de ce troupeau théocratique, adoubé par 77 % des électeurs évangéliques blancs en 2016 et 84 % en 2020. Le président nationaliste a pu nommer trois nouveaux juges (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett), opérant une bascule définitive au sein de la Cour suprême.
Deuxième volet de cette stratégie : faire voter dans les États fédérés des lois anti-avortement, anticonstitutionnelles du fait de Roe vs Wade. Les républicains savaient pertinemment qu’elles seraient contestées par les organisations type Planning familial devant les tribunaux, qui donneraient forcément raison à celles-ci. Il fallait se montrer suffisamment patient pour qu’elles remontent jusqu’au plus haut de la hiérarchie judiciaire : la Cour suprême. Lorsque les juges ont décidé de se saisir – ils ont le choix des cas sur lesquels ils donnent une opinion – à l’automne dernier d’une loi votée par le Mississippi en 2018 interdisant les avortements après quinze se maines de grossesse, l’histoire était (quasiment) écrite. Elle est tranchée dans un avis de 200 pages dont il ne faut retenir que quelques phrases. « La Constitution ne fait aucune référence à l’avortement et aucun de ses articles ne protège implicitement ce droit » , écrit le juge Samuel Alito, qui estime que Roe vs Wade « était totalement infondé dès le début » et « doit être annulé ».
Aussitôt publié, aussitôt mis en œuvre : huit États ont fait entrer en vigueur une de ces lois anti-avortement dites « gâchettes » ou « zombies », anticonstitutionnelles dimanche grâce au bouclier de Roe vs Wade et devenues parfaitement légales en une fraction de seconde. Souvent sans aucune exception pour viol ou inceste. D’autres États vont suivre, coupant littéralement le pays en deux. Face aux manifestations ( « Mon corps, mon choix ») qui se sont déroulées dans le pays samedi, les responsables locaux démocrates ont promis, de New York à la Californie, que leurs États seraient des « sanctuaires » pour le droit à l’avortement. Ils anticipent également un afflux de patientes des États du Sud et du Midwest, privées du droit fondamental à disposer de leurs corps.
L’objectif des conservateurs est d’interdire les IVG dans tous les États
Raison supplémentaire pour laquelle le mouvement conservateur ne considère pas la guerre comme « gagnée ». Dans un entretien accordé à l’Humanité maga zine (publié dans l’édition du 7 juillet), Mary Ziegler, professeure de droit à l’université de Californie, l’une des meilleurs spécialistes aux États-Unis des droits reproductifs, le rappelle : « Il convient toutefois de souligner que l’annulation de Roe n’est pas la finalité du mouvement anti-avortement. L’objectif est d’interdire tous les avortements, dans tout le pays, sauf peut-être lorsque la vie de la personne enceinte est en danger. Nous devons nous attendre à ce que les conservateurs continuent à se battre pour cet objectif à l’avenir. »
La boîte de Pandore est ouverte : contraception, mariage gay…
Mitch McConnell, leader républicain au Sénat, a déjà annoncé qu’en cas de victoire du GOP (le surnom du parti) lors des élections de mi-mandat, en novembre, il proposerait une loi fédérale d’interdiction totale. Elle ne devrait pourtant pas avoir plus de probabilités d’être votée qu’une loi fédérale autorisant l’avortement dans tout le pays, proposée par les démocrates. Les deux disposent d’une arme de blocage : le « filibuster », pratique d’obstruction parlementaire qui nécessite une super-majorité de 60 voix au Sénat pour adopter des textes autres que budgétaires. Aucun des deux grands partis n’en disposera, et certainement pas sur cette question centrale dans les identités politiques américaines.
Dans ce contexte de polarisation politique et de blocage institutionnel, c’est le judiciaire qui va encore une fois faire bouger les lignes dans ce pays de « common law », où la jurisprudence fait et défait le droit, donc la norme politique. Certaines législatures républicaines commencent à élaborer des lois visant à interdire aux habitantes d’un État de se rendre dans d’autres États dans le but d’y procéder à une IVG. Au minimum, elles seront traquées. Ces textes seront certainement retoqués par des tribunaux avant de remonter, qui sait, encore une fois jusqu’à la plus haute instance judiciaire du pays. Que dira-t-elle alors ? En attendant, c’est en son sein que réchauffe une nouvelle vipère : dans un avis complémentaire, le juge Clarence Thomas estime que la boîte de Pandore est ouverte et qu’il faut invalider les jurisprudences permettant la contraception, les relations entre personnes de même sexe et le mariage gay.
« C’est une voie extrême et dangereuse dans laquelle la Cour nous entraîne », a commenté Joe Biden, s’en prenant ouvertement au juge ultraconservateur dont le rôle de sa femme dans l’assaut contre le Capitole, le 6 janvier 2021, défraie la chronique. La tension n’a sans doute jamais été aussi forte entre une administration et une institution dont les visées clairement politiques (lors de son audition de confirmation, Brett Kavanaugh affirmait qu’il n’avait aucune raison de revenir sur une jurisprudence, en l’occurrence Roe vs Wade) lui donnent peu de crédit aux yeux de l’opinion : selon un sondage Gallup publié vendredi, 25 % des Américains déclarent avoir confiance dans la Cour suprême, 73 % sont d’un avis inverse. La Cour suprême, conçue comme un « filtre » censé tempérer les velléités tyranniques de la majorité de la population, et à cet effet composée de juges nommés à vie, compte désormais dans ces rangs quatre magistrats – tous conservateurs – nommés par des présidents élus, sans avoir remporté de suffrage populaire (trois par Donald Trump, un par W. Bush).
Le président en exercice, au plus bas dans les sondages faute de bilan flatteur, a sans doute trouvé un « carburant » pour la campagne des démocrates au Congrès. Les sortants qui disposent des trois leviers (présidence, Chambre des représentants, Sénat) ne seront peut-être pas si violemment sortis. Paradoxe ultime dans un pays improprement décrit comme la « plus ancienne démocratie du monde » : l’issue du scrutin ne changera rien à la terrible machine à remonter le temps lancée par la Cour suprême, qui prend des allures du roman de Margaret Atwood la Servante écarlate, où la guerre aux femmes et à leurs corps est menée jusqu’à leur asservissement.
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