Le 8 février 1962, des dizaines de milliers de participants défilent dans Paris en riposte aux attentats de l’OAS commis la veille. Lors de la dispersion, le piège tendu se referme sur les manifestants.
Presque 19 h 30, la nuit est déjà tombée sur le boulevard Voltaire, à Paris. Il fait un froid glacial ce 8 février 1962, quand les cortèges de milliers de manifestants pacifiques se rejoignent, clamant « OAS assassins ! Le fascisme ne passera pas ! » La veille, une série d’attentats commis par l’OAS a secoué la capitale. Ont été visés les domiciles de deux professeurs de droit – Roger Pinto et le doyen Georges Vedel –, du journaliste Serge Bromberger qui écrivait pourtant dans le très droitier Figaro, de l’écrivain communiste Vladimir Pozner, gravement blessé, et du sénateur PCF Raymond Guyot, dont l’épouse Fernande est également blessée.
Un choc, d’une dimension émotionnelle exceptionnelle
Les Parisiens sont hélas habitués depuis quelques mois à ces plastiquages. Mais le choc est plus important ce jour-là, car doublé d’une dimension émotionnelle exceptionnelle : une enfant, Delphine Renard, 4 ans, est défigurée. La photo de son visage ensanglanté émeut l’opinion. Syndicats et organisations de gauche, à la notable exception du parti socialiste (SFIO), appellent à une manifestation de protestation, dès le lendemain. Son interdiction par le gouvernement, dont le sinistre préfet Papon n’est qu’un exécutant, n’a pas découragé les dizaines de milliers d’antifascistes et militants pacifistes. La place de la Bastille, point de rassemblement annoncé, a été depuis l’après-midi investie par d’importantes forces de répression. Les bouches de métro aux alentours sont bouclées. Mais d’autres points de rassemblement ont été prévus, sans publicité.
Les corps de ceux qui furent assommés furent jetés par-dessusla rambardesur la masse des gens bloquésdans la bouche. »LE MONDE DU 10 FÉVRIER 1962
Alors que la manifestation touche à sa fin, le début du cortège s’arrête un peu plus haut que le croisement d’avec la rue de Charonne. Les organisateurs appellent à la dispersion dans le calme. Soudain, les manifestants qui faisaient cercle autour des orateurs, tournant la tête, alors que d’autres s’apprêtent déjà à quitter les lieux, voient le dispositif policier foncer vers eux : brigades d’interventions avec leurs longs bidules de bois, cars de police sur la chaussée et sur les trottoirs. Léo Figuères, grande figure de la Résistance et des luttes anticoloniales, ceint de son écharpe de conseiller général de la Seine, s’avance vers un commissaire pour l’informer de la dispersion. Il est durement matraqué, comme des centaines de manifestants qui refluent comme ils peuvent.
Les témoignages ne manquent pas
C’est le début d’un déferlement de violence. Les témoignages ne manquent pas. Ainsi, Claude Bouret décrit la scène dans le Monde du 10 février 1962 : « Bon nombre de personnes, voyant s’ouvrir sur leur chemin la bouche du métro Charonne, s’y engouffrèrent. La précipitation fut telle que les premiers rangs se trouvèrent écrasés au bas des escaliers par ceux qui se pressaient derrière eux, si bien que tous tombèrent les uns sur les autres, au point que les premiers se trouvèrent enfouis sous quinze couches humaines. (…) Un groupe de forces de l’ ordre, voyant la cohue devant la bouche du métro, s’acharna sur elle, matraquant d’abord les derniers manifestants qui cherchaient encore à s’engouffrer. Les corps de ceux qui furent assommés furent jetés par-dessus la rambarde sur la masse des gens bloqués dans la bouche et, pour finir, les policiers jetèrent sur ce tas humain des grilles d’arbres… »
L’Humanité et ses filiales payent un lourd tribut à la répression
On dénombre neuf morts, tous adhérents à la CGT, huit sont communistes, triste échantillon qui témoigne avec éloquence de la place des uns et des autres dans le combat antifasciste, et pour l’indépendance de l’Algérie. Parmi eux, trois femmes, ce qui ne s’était pas vu depuis la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891. Avec trois victimes dans leurs rangs, les équipes de l’Humanité et de ses filiales payent un lourd tribut à la répression.
Parmi les centaines de blessés, certains sont atteints très gravement. Leur état va souvent nécessiter des soins intensifs et longs, parfois durant des années. Un agent de la RATP, Mohamed Aït Saada, 28 ans au moment de la manifestation, restera cloué sur un fauteuil roulant durant vingt et une années, avant de mourir des séquelles en 1983. Des rescapés, aujourd’hui encore, souffrent dans leur chair de cette répression. Sans compter les traumatismes psychiques.
La volonté de tuer des policiers et de leur hiérarchie est évidente. L’Humanité du lendemain matin, qui ne dispose, à ce moment-là, évidemment pas de tous les éléments d’information, donne néanmoins de premiers détails terrifiants. Quant au gouvernement, Roger Frey, ministre de l’Intérieur, réagit avec un cynisme abyssal et désigne les coupables : les manifestants, nommés pour la circonstance « émeutiers ».
L’opinion bascule massivement en faveur de l’arrêt de la guerre d’Algérie
Une protestation se met rapidement en place. Dès le 9 février débrayages et mouvements de grève rassemblent plus de deux millions de participants. L’opinion bascule massivement en faveur de l’arrêt immédiat de la guerre d’Algérie. Le mardi 13 février, les syndicats appellent à un arrêt national de travail d’une demi-journée. Le peuple de Paris organise des obsèques grandioses à ses martyrs. Un million de personnes accompagnent leurs cercueils de la Bourse du travail au Père-Lachaise.
Un peu plus d’un mois après le massacre de Charonne, le 18 mars, les accords d’Évian seront signés, le cessez-le-feu prendra effet le lendemain. Aux centaines de milliers de morts algériens, aux 20 000 soldats français, aux 2 000 victimes de l’OAS, le peuple de Paris avait ajouté neuf de ses enfants, tombés sous les coups de la police du préfet Maurice Papon.
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